Les dévots de la philosophie critique

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Lors d’une conférence donnée récemment à la Sorbonne, la philosophe Isabelle Garo caractérisait ainsi les thèmes communs à Deleuze et Foucault et plus généralement à la philosophie critique contemporaine :

–          Critique de l’humanisme et du sujet

–          Critique de la rationalité et critique de la représentation

–          Dénonciation de la dialectique et anti-hégélianisme virulent

–          Théorisation du désir et de la sexualité

–          Montée des thématiques autogestionnaires et critique de l’Etat

–          Redéfinitions des exploités en tant qu’exclus

–          Promotion d’une analyse moléculaire de la politique ou d’une micro-politique allant de pair avec une critique généralisée de l’engagement classique ainsi qu’avec une critique des organisations politiques et syndicales

–          Esthétisation et sophistication croissante du discours philosophique

La seule énumération de ces thèmes, débarrassée de tout commentaire, sonne comme une critique ou comme une accusation. A  l’inverse, la présentation de thèses Deleuziennes ou Foucaldiennes sous la forme de citations des « maîtres » ou de leurs inspirateurs, fonctionne comme autant d’actes de dévotion. C’est ce qui m’apparait chaque fois que je prends connaissance des dernières productions de la page Facebook « Actualités de Gilles Deleuze ». Je ne peux m’empêcher d’être agacé quand je vois le nombre de gens qui applaudissent à ce qui ne m’inspire bien souvent rien d’autre qu’un haussement d’épaule.

Ainsi, cette citation de Nietzsche : « Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour lui-même est un esclave, qu’il soit d’ailleurs ce qu’il veut: politique, marchand, fonctionnaire, érudit ». Cela peut bien être signé d’un des plus grands noms de la philosophie, qu’est-ce donc d’autre qu’une ânerie doublée d’une insulte ! Et pourtant, il se trouve plus d’une vingtaine de lecteurs pour l’accompagner d’un « j’aime ». Je doute pourtant qu’ils soient tous libres de leur temps comme l’était le rentier Nietzsche (retraité à trente-cinq ans).

Ainsi du même auteur, cette énormité : « La notion de « Dieu » a été inventée comme antithèse de la vie – en elle se résume, en  une unité épouvantable, tout ce qui est nuisible, vénéneux, calomniateur, toute haine de la vie. La notion d' »au delà », de « monde-vrai » n’a été inventé que pour déprécier le seul monde qu’il y ait – pour ne plus conserver à notre réalité terrestre aucun but, aucune raison, aucune tâche ! La notion d' »âme », d' »esprit » et, en fin de compte, même d' »âme immortelle », a été inventée pour mépriser le corps, pour le rendre malade – « sacré » – pour apporter à toutes les choses qui méritent le sérieux dans la vie – les questions d’alimentation, de logement, de régime intellectuel, les soins à donner aux malades, la propreté, le temps qu’il fait – la plus épouvantable insouciance! Au lieu de la santé, le « salut de l’âme » – je veux dire une folie circulaire qui va des convulsions de la pénitence à l’hystérie de la rédemption! La notion de « péché » a été inventée en même temps que l’instrument de torture qui la complète, la notion de « libre arbitre », pour brouiller les instincts, pour faire de la méfiance à l’égard des instincts une seconde nature ». Bigre ! Quelle affaire et quelle révélation ! Je ne vois pas comment on peut prendre au sérieux une conception aussi unilatérale et anhistorique du monothéisme ni comment, sur de pareilles bases, on pourrait expliquer l’apparition, le développement et l’institutionnalisation du christianisme et toutes ses variantes comme, pour ne prendre que deux exemples, l’éthique du protestantisme, telle que l’a vu Max Weber, ou le Jansénisme. On ne peut guère prendre une telle idée pour autre chose que la manifestation d’une humeur haineuse, bien loin d’un « gai savoir ».

 Je ne dirai rien des image 2citations de Deleuze qui sont toutes trop longues pour être reprises ici mais qui ont en commun leur obscurité et l’apparente incongruité de leur argumentation. Un échantillon suffit ; par exemple : « Il n’y a pas de premier terme qui soit répété ; et même notre amour d’enfant pour la mère répète d’autres amours d’adultes à l’égard d’autres femmes, un peu comme le héros de la Recherche rejoue avec sa mère la passion de Swann pour Odette ». Je suis peut-être borné mais je ne comprends pas comment on peut dire en quelque sens que ce soit (sinon comme procédé romanesque) que l’amour de l’enfant pour sa mère répète (se modèle sur ?) les amours adultes puisqu’il en précède de loin l’expérience. Je comprends encore moins le « un peu » qui ramène là-dedans l’inépuisable « recherche du temps perdu ». Pour tout avouer je ne comprends pas du tout en quoi cela rend intelligible l’idée de départ qui est que « la mort n’a rien à voir avec un modèle matériel ».

 Passons plutôt à la dernière livraison du site qui consiste en une citation de Foucault. Je lis : « Chaque société a son régime de vérité, sa politique générale de la vérité: c’est-à-dire les types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai ». On est face à un exemple de critique de la rationalité et de la représentation que signalait Isabelle Garo. Comme il n’est rien dit qui puisse situer le contexte, il reste que Foucault semble vouloir ignorer qu’il y a des vérités qui s’imposent malgré les sociétés et leur « régime de vérité » et qui même les forcent à modifier ce régime. Et puis Foucault ne se voit-il pas lui-même comme un porteur de vérité. Ce seul fait aurait dû le conduire à pondérer son affirmation et certainement à la dialectiser. « L’infâme dialectique » ne s’évacue pas si facilement. Reste qu’encore une fois une vingtaine de personnes applaudissent et que j’en suis surpris, moi qui n’ai vu là qu’une thèse excessive et insuffisamment nuancée. Décidément, je m’étonne que les adeptes de la philosophie critique aient aussi peu d’esprit critique et qu’ils puissent ainsi se comporter comme des dévots.