Ce n’est pas par provocation, ni pour faire l’original que je voudrais consacrer un article à ce que je ne comprends pas. Il ne s’agit que d’illustrer les difficultés du langage philosophique quand il use de métaphores, non pour dire que ce langage n’a pas de sens mais qu’il pose autant de questions qu’il parait en résoudre. J’invite quiconque comprend mieux que moi à m’éclairer sans ménager ses critiques. Voici donc un texte extrait de « différence et répétition » de Gilles Deleuze (page 305 dans l’édition PUF), texte à la lecture duquel je limiterai l’exercice.
« C’est la différence dans l’intensité, non la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible. La contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue. C’est l’intensité, la différence dans l’intensité, qui constitue la limite propre de la sensibilité. Aussi a-t-elle le caractère paradoxal de cette limite : elle est l’insensible, ce qui ne peut être senti, parce ce qu’elle est toujours recouverte par une qualité qui l’aliène ou qui la « contrarie », distribuée dans une étendue qui la renverse et qui l’annule. Mais d’une autre manière, elle n’est que ce qui peut être senti, ce qui définit l’exercice transcendant de la sensibilité, puisqu’elle donne à sentir, et par là éveille la mémoire et force la pensée. Saisir l’intensité indépendamment de l’étendue ou avant la qualité dans lesquelles elle se développe, tel est l’objet d’une distorsion des sens. Une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme ». Des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physique comme celle du vertige, s’en approchent : elles nous révèlent cette différence en soi, cette profondeur en soi, intensité en soi au moment originel où elle n’est plus qualifiée ni étendue. Alors le caractère déchirant de l’intensité, si faible en soit le degré, lui restitue son vrai sens : non une anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant. »
J’en entends qui s’esclaffent : qu’y a-t-il donc de difficile là-dedans ? Ce texte est parfaitement clair. En voici le sens : les objets se donnent à l’expérience sensible en se laissant discriminer soit par la grandeur, soit par une autre qualité distinctive (« une contrariété qualitative »). La grandeur est ce qui permet de déterminer les objets comme des objets mathématiques, c’est-à-dire mesurables. Elle les rend comparables les uns aux autres et donc aussi opposables les uns aux autres. Les objets sont alors décrits dans un espace au point de vue de la qualité comme de la quantité et peuvent être ordonnés dans un espace et un temps.
Un objet saisi selon sa grandeur se présente comme donné directement à la sensibilité ; il est présent à la conscience, il s’impose à elle avec la force de l’évidence. Seulement, selon Deleuze, c’est son niveau d’intensité qui le fait émerger de l’indistinct pour le faire entrer dans le champ du sensible et dans la conscience. L’intensité est pour un Deleuzien une notion qu’on n’interroge pas. Voici qu’on peut lire à son sujet : « il s’agit certes d’une construction spéculative (l’intensité n’est d’une certaine façon qu’un fiat de la pensée), mais elle est structurée par cette dimension, propre, selon Deleuze aux concepts philosophiques, d’intégrer en son espace propre ses propres contradictions, sa propre instabilité, et de faire, de cela même qui obscurcit sa compréhension, le moteur de sa dynamique ». Ce qui est une façon élégante de dire qu’il n’y a ici rien à comprendre ! Nous essaierons tout de même de comprendre en revenant à la fin de cette étude sur cette question de l’intensité. Prenons la, pour l’instant, comme elle vient et poursuivons la lecture.
Ainsi, c’est l’intensité qui constitue l’origine du sensible. Pour qu’un objet puisse être saisi selon sa grandeur, il faut d’abord que son intensité lui ait fait franchir le seuil du sensible. Du point de vue de l’intensité, les objets ne se donnent pas à l’intuition (la sensibilité) selon des degrés objectivables et mesurables. Ils se détachent de l’indifférencié selon une gradation qui échappe à notre perception, qui est indéterminable. Au point de départ du sensible, il y a l’infiniment faible, l’imperceptible, qui en s’aiguisant, en se renforçant va constituer une intensité. C’est pourquoi Gilles Deleuze dit : « C’est la différence dans l’intensité, non pas la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible ». En une seule formule est exprimé ce qu’est « l’être du sensible » et ce qu’il n’est pas.
Seulement rien n’est moins clair que cette expression « être du sensible ». Elle m’autorise à interrompre l’explication pour demander quelques éclaircissements : Le mot « être » est, en lui-même, ambigu ; il ouvre toujours à des difficultés considérables : c’est un substantif c’est-à-dire que c’est un verbe qui fait fonction de nom. Il exprime normalement l’état actuel ou le devenir de quelque chose mais pourtant il devient lui-même l’expression d’une chose dans son emploi comme substantif. Par son usage comme substantif, il réifie le fait d’être c’est-à-dire d’avoir une réalité. Or le seul fait de vouloir caractériser le sensible implique qu’on lui reconnaît une réalité. D’ailleurs comment ne pas accorder une réalité au sensible ? Le sensible est l’objet de la sensibilité. S’il y a sensibilité c’est qu’il y a du sensible. Voir c’est toujours voir quelque chose ou au moins être en puissance de voir quelque chose. De même entendre c’est toujours entendre quelque chose ou être en puissance d’entendre quelque chose. Il n’y aurait pas de sens à parler d’un sensible qui n’aurait pas de réalité. Alors pourquoi appliquer le substantif « être » à quelque chose comme le sensible ? On comprend qu’on puisse parler de « l’être de dieu » dans la mesure où dieu peut être ou ne pas être, qu’il est quelque chose dont l’existence n’est en rien assurée. Mais le sensible puisqu’il est la matière de notre sensibilité nous est toujours donné comme étant là, comme une réalité. Quand bien même on soutiendrait que cette réalité est construite par la sensibilité, il faut bien que cette construction use de matériaux. Si notre œil reconstruit l’objet vu à partir des rayons lumineux qui le frappent, il faut bien que quelque chose émette ou réfléchisse ces rayons qui se propagent et agissent selon des lois (des formes constantes) que la physique permet de comprendre. Cette chose qui émet ou réfléchit les rayons lumineux n’a rien de métaphysique, ce ne peut être qu’une chose physique. Les rayons lumineux nous disent nécessairement quelque chose de réel de ce dont ils proviennent, sinon toutes nos actions échoueraient, nous serions incapables de vivre. Et puis, faut-il rappeler que la sensibilité, la vie et la conscience ont émergés au cours de l’évolution qui a conduit de la matière inerte à la vie consciente. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Darwin pour savoir que la réalité (le réel, la matière, la vie dans ses formes d’une complexité croissante) précède la sensibilité, que celle-ci n’est qu’une des formes de l’adaptation à la réalité (adaptation toujours imparfaite).
Sauf à opter pour le solipsisme, ce qui clôt toute discussion, il faut bien admettre l’existence d’un monde physique hors de la conscience et un objet matériel de la sensibilité ainsi qu’une capacité de la sensibilité à nous communiquer des informations généralement pertinentes. De la réalité, on peut certes douter comme le fait Descartes mais c’est un doute qui doit d’abord nier l’évidence de la chose et nier sa réalité au moment où il la reconnait. Pour douter de la réalité d’une vision et vérifier si elle n’est pas hallucinatoire, il faut la ressentir, il faut qu’elle s’impose. Cela suppose qu’elle ait une réalité. Il ne devrait donc y avoir aucun intérêt à parler d’être du sensible car à première vue, cela n’ajoute rien à sa réalité. Ou du moins l’intérêt n’apparaît que si on considère que du verbe « être » peuvent être tirés deux substantifs : étant et être. Ce ne peut pas être un degré de réalité qui sépare l’être de l’étant puisque comme substantifs du verbe être ils affirment l’un comme l’autre la réalité d’une chose. Le substantif « être » implique seulement plus de permanence que le substantif « étant ». A l’inverse, le substantif « étant » implique plus de présence que le substantif « être », plus de matérialité même. On peut être un « être de raison » mais jamais un « étant de raison ». Les étants sont en général localisés ontologiquement. Ils apparaissent, se transforment éventuellement en d’autres étants ou disparaissent. Un étant est une chose singulière et peut être distingué d’autres choses singulières par son nom. On peut le définir en le situant par rapport aux autres choses. Tandis qu’un être n’a pas de localisation, il persiste dans son être. Il a une essence c’est-à-dire une nature permanente et toujours fondamentalement la même ou au moins une forme accomplie vers laquelle il tend. Il a en lui une espèce de nécessité métaphysique qu’il réalise ou qu’il dévoile (dans ce domaine l’imagination métaphysique est sans borne). Quoi qu’il en soit, l’emploi du substantif « être » implique logiquement une approche essentialiste et par conséquent idéaliste puisqu’elle suppose de réduire une chose à une essence. On sait d’ailleurs qu’avec Hegel, le summum de la philosophie idéaliste et en même temps le summum de l’essentialisme.
Pour que le sensible, qui est « étant » par excellence, qui n’est rien d’autre qu’étant, soit accompagné du substantif « être », il faut lui faire subir une opération déréalisation. Il faut le saisir, non pas sans sa réalité, mais dans ce qui permet de rendre compte de sa réalité. L’être du sensible c’est alors ce qui fait que le sensible émerge de l’insensible. C’est certainement ce que veut dire Gilles Deleuze quand il évoque « l’existence paradoxale d’un « quelque chose » qui, à la fois ne peut pas être senti (du point de vue de l’exercice empirique) et ne peut être que senti (du point de vue de l’exercice transcendant) ». Ce qui n’éclaircit pas du tout le mystère mais l’approfondit irrémédiablement puisque, pour comprendre ce qu’est l’être du sensible, il faut comprendre ce que peut bien être « l’exercice transcendant » de la sensibilité. (Le texte ne précise pas « de la sensibilité » mais on suppose que c’est de cela qu’il s’agit car on ne voit pas de quoi d’autre il pourrait s’agir). Comme nous sommes clairement dans un contexte Kantien, il faut comprendre qu’il s’agit d’un au-delà de l’expérience possible ou peut-être d’une condition de possibilité de l’expérience sensible qui en serait cependant constitutive. Il s’agit donc de parler d’un « quelque chose », d’un indéterminé donc, qui est trop ténu pour être accessible à la sensibilité mais dont la nature est pourtant telle qu’il est destiné à être senti. Il ne s’agit pas d’un « être de raison » c’est-à-dire d’une chose qui se donne à l’intellect et non aux sens puisque nous sommes dans l’ordre de la sensibilité. Il s’agit de quelque chose qui s’échappe quand on veut le saisir. Que peut bien être cet insaisissable ? Il y a évidemment une multitude de choses que nos sens ne perçoivent pas mais dont nous pouvons vérifier la présence par nos instruments. Notre œil ne les voit pas mais nous pouvons les voir au microscope par exemple ou par d’autres instruments plus puissants encore. Dans ce domaine, les limites reculent avec le progrès de sciences. S’il s’agissait de cela, Engels aurait eu parfaitement raison d’opposer à Kant les progrès de la chimie qui font disparaître le noumène c’est-à-dire ce qui avait été réputé inconnaissable.
S’il ne s’agit pas d’un noumène de la sensibilité, il ne peut s’agir que ce qui est au-delà de la limite de la sensibilité consciente, non du fait de sa finesse ou de son caractère ténu et évanescent, mais du fait que la sensibilité est toujours partielle, qu’elle laisse toujours hors d’elle, sur ses marges, un part de d’inaperçu. Cet inaperçu se reconstitue chaque fois que la sensibilité change d’objet. Il est donc bien constitutif du sensible, dans le sens où il le sensible ne peut pas être conçu sans qu’il y soit inclus. Encore que dire qu’il est au-delà des marges du sensible n’implique pas qu’on le localise. Il ne s’agit pas des détails d’une image qui échapperaient à la vision nette parce qu’ils se trouveraient trop éloignés du point sur lequel elle se focalise. Il ne peut pas s’agir non plus de ce qui reste trop imprécis dans l’image pour être clairement accessible à la vision. Deleuze ne reprend pas non plus, semble-t-il, l’idée que Marx a synthétisée dans sa 5ème thèse sur Feuerbach : idée selon laquelle l’expérience sensible immédiate est partielle et, par cela même, abstraite. Ce qui s’oppose à la conception de la philosophie empiriste qui considère au contraire que le donné immédiat, l’intuition sensible, a un caractère concret opposé à la pensée conceptuelle qui serait abstraite par nature. La question soulevée par Deleuze se situe apparemment avant que ce type de problème d’interprétation de l’intuition sensible puisse se poser. On comprend qu’il parle de ce qui permet à l’image de devenir une image (un objet de la sensibilité visuelle) et donc de se détacher d’une profondeur indéterminée. Il s’agit de ce vers quoi la pensée se dirige dans le pressentiment. Ce que précisément il appelle une intensité.
Voilà donc, semble-t-il, l’étrange objet philosophique dont Deleuze voudrait donner le concept, qu’il voudrait rendre intelligible, et qu’il commence en conséquence par situer selon ce qu’il est et ce qu’il n’est pas.
L’être du sensible n’est pas constitué par « la contrariété dans la qualité ». Pourtant, Deleuze vient tout juste de le dire : « le sensible-contraire ou la contrariété dans la qualité peuvent constituer l’être sensible par excellence ». Cette dernière idée est assez simple : le sensible est la capacité pour un objet d’être perçu par l’intermédiaire de la sensation. Les choses sensibles ne cessent de changer, elles passent d’un état à l’autre ou l’une fait suite dans la sensation à une autre qui était dans un état différent, voire contraire ; or, c’est précisément parce que les choses sont différentes ou qu’elles changent qu’on les perçoit. On est d’autant plus sensible au froid quand il suit le chaud etc. Ici, on pourrait multiplier les exemples à l’infini. La différence de qualité et plus encore le fait d’avoir des qualités contraires constitue la matière de la sensation. Mais puisque notre objet n’est pas le sensible mais ce qui lui est antérieur, ce que Deleuze appelle l’être « du » sensible, cette contrariété n’a pas de matière pour s’exprimer. Être chaud ou froid, c’est être donné à la sensibilité et même à une forme particulière de la sensibilité qui est celle de l’épiderme.
Là où l’idée devient étrange et semble même sombrer dans une métaphysique un peu nébuleuse, c’est quand on lit : « la contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue ». Il faut supposer que les verbes « trahir » et « expliquer » sont utilisés métaphoriquement. Il y a donc quelque chose qui se fait connaître, qui devient accessible à la conscience et qui devient donc évaluable selon une échelle soit purement intuitive soit même objectivable. Le plus froid ou le plus chaud, par exemple, se manifestent par le gel ou le dégel. Mais de quoi le plus froid et le plus chaud pourraient-ils être eux-mêmes la manifestation ? Il faut considérer qu’en dessous, ou qu’au-delà de la différence perçue, il y a une différence plus profonde, une différence première et intensive. Si on reprend l’exemple du froid et du chaud, il ne peut s’agir de l’agitation des atomes. Le chaud ou le froid sont bien la perception que nous avons de l’agitation des atomes d’un corps et de la transmission de cette agitation à notre épiderme, mais cette agitation n’est ni en dessous, ni au-delà de quoi que ce soit.
Deleuze semble penser qu’une perception est subjective, qu’elle est un acte du sujet. Mais une perception est toujours objective. Elle est ce qu’elle est : rien de plus ni rien de moins (quand bien même elle serait hallucinatoire). On ressent le chaud quand l’agitation atomique nous est transmise ou pour tout autre raison, peu importe. A quelque niveau qu’on saisisse la réalité et par quelque médiation que ce soit, ce qui est donné est ce qui est donné et n’est rien de plus ou de moins. Le problème est certes de déterminer par quoi le donné est donné. A cela il ne devrait y avoir qu’une réponse naturelle. La température enregistrée par le thermomètre est là, l’agitation du milieu ambiant est là. Si ce n’est pas elle qui est à l’origine de la sensation de chaud ou de froid, c’est que c’est quelque chose d’autre : la fièvre, l’angoisse etc. peu importe ici. Aucune de ces réalités n’annule l’autre. C’est leur cumul qui forme la perception. Ainsi, on peut dire que la perception que nous avons des choses est conditionnée par notre culture, le développement de notre civilisation et plus particulièrement celui des sciences. Il n’y a pas, de ce point de vue, de perception en soi, ou d’état naturel de la perception.
Il s’agit donc certainement d’autre chose. Ce qui ramène à une origine métaphysique du sensible, à une sorte de condition transcendantale du sensible et donc à ce qui est considéré par Deleuze comme constitutif de l’être du sensible : « la différence dans l’intensité ».
Deleuze reconnaît lui-même le caractère paradoxal de cette idée. Et on ne peut effectivement rien en dire de plus. Il écrit : l’intensité « a le caractère paradoxal de cette limite [de la sensibilité] ». Ce n’est pas tant qu’il y ait une limite à la sensibilité qui parait paradoxal car on ne voit pas bien en quoi c’est paradoxal. C’est d’abord un fait d’expérience. Et, à la réflexion, on peut dire qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, sinon nous serions perpétuellement envahis d’une multitude d’expériences et submergés par elles. La limite de l’expérience est ici physique. Par exemple, notre vue est faite pour la lumière du soleil. Nous ne percevons qu’une faible partie du spectre électromagnétique tandis que certains animaux voient dans l’infrarouge ou perçoivent l’ultra-violet. Nous avons un certain type d’adaptation à un milieu que nous considérons comme notre milieu naturel. Notre particularité, et cela nous ramène à l’idée que notre perception est historiquement construite, c’est que nous pouvons, par l’intermédiaire d’appareils, percevoir et même mesurer les infrarouges et les ultras violets. La façon dont Deleuze explicite son paradoxe est elle-même paradoxale puisqu’il s’agit de dire ce qu’est l’intensité et que le développement qui suit n’est rien d’autre que la reprise de ce qui était dit au sujet de ce qu’a de paradoxal « l’être du sensible ». C’est une nouvelle fois « ce qui ne peut pas être senti » et « ce qui ne peut être que senti ».
Pour que cela ait un sens, il faut donc encore une fois que la limite dont il est question soit autre chose qu’une limite naturelle. Il faut, pour que le paradoxe soit un véritable paradoxe, qu’il soit autre chose qu’une simple difficulté naturelle. Il faut que ce soit un paradoxe ontologique : celui de l’univocité de l’être, de l’unité de l’infinie diversité des êtres. Ce qui est donné à nos sens, comme à notre intelligence, c’est un monde. Dans ce monde, nous découpons des unités, mais dans ces unités nous pouvons découper d’autres parties et ainsi au-delà du perceptible et même de l’intelligible. Ce paradoxe fascinait déjà Anaxagore. Ainsi un fragment attribué à saint Grégoire de Nazianze dit : « Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne nait du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance ? » … « Car comment se pourrait-il, affirme-t-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? ». Pour Anaxagore, il s’agissait de refuser à la fois l’idée que les choses puissent naître de rien et qu’elles puissent consister en un mélange d’éléments qui leur seraient étrangers comme les quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Pour Anaxagore, les choses se différenciaient à partir de quelque chose que l’expérience échouait à saisir mais que la pensée pouvait atteindre, en s’appuyant fermement sur une expérimentation minutieuse (mais archaïque) et en veillant à ne pas errer.
Deleuze opère donc, semble-t-il, une espèce de retour à Anaxagore. Il partage d’ailleurs avec lui l’idée que rapporte Théophraste selon laquelle « les sensations sont engendrées par les contraires ». Mais, là où Anaxagore dit « discrimination », il dit « intensité ». Le passage peut être compris comme celui d’une technologie à une autre. Anaxagore était un expérimentateur obstiné qui essayait de découper les choses en parties toujours plus petites, mais il ne disposait que d’un couteau. La science moderne décompose la matière en précipitant les noyaux d’atomes les uns contre les autres à de très grandes vitesses. Avec la première technologie, on discrimine et on trouve d’infimes parties toujours les mêmes, tandis qu’avec la technologie moderne, on fait apparaître des objets quantiques extrêmement divers mais tous dotés d’énergie. On arrive même à une équivalence entre la matière et l’énergie ou à l’idée que l’énergie est la forme primordiale de la nature et donc à l’idée d’une unité de la nature. Or, l’intensité est la propriété unique de l’énergie. Le passage du mot « discrimination » à celui « d’intensité » parait donc être celui d’un mode de représentation des choses à un autre. La différence est que la discrimination est une opération qui suppose implicitement l’idée d’un facteur ou d’un agent discriminant, tandis que l’intensité est la propriété d’une chose. Elle suppose implicitement une force ou une énergie immanente aux choses.
On voit donc bien d’où vient le mot « intensité » mais ce qui ne se comprend pas d’emblée, c’est son passage dans la métaphysique. L’unité de la nature comme énergie, n’est pas « l’univocité du l’être » et les énergies libérées par la fusion des noyaux atomiques n’ont rien de métaphysique. Deleuze propose alors une deuxième qualité de l’intensité : elle « éveille la mémoire et force la pensée ». On ne voit pas bien ce qui à la fois n’est pas senti et agit sur la mémoire et la pensée. Il peut s’agir évidemment de quelque chose d’aussi difficile à exprimer donc à sentir consciemment qu’une atmosphère, une ambiance ou quelque chose de cet ordre. Mais tout cela n’a rien de métaphysique et est très lié à la culture, l’éducation esthétique et les dispositions naturelles de chacun. Nous avons tous eu une enfance mais nous ne sommes pas tous Proust !
Il pourrait bien s’agir de cela puisque Deleuze écrit : « une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme » ». L’idée semble être que éducation esthétique permet d’accéder à un au-delà du profane, du familier, de ce qui est donné à tout le monde. C’est sans aucun doute vrai, mais cela n’exige pas de renverser la métaphysique. Ce qui est donné dans l’éducation esthétique n’est pas immanent au monde mais plutôt produit par la culture. Deleuze veut manifestement échapper à cette interprétation puisqu’il évoque « des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physiques comme celle du vertige ». Mais il ajoute qu’elles « s’en approchent ». Mais dans ce type d’expérience, on sait bien que c’est l’équilibre mental qui est perturbé et que rien n’est dit du réel. Là où l’un est paralysé par le vertige, l’autre évolue sans le moindre trouble. Le principal effet de ces exemples, est donc qu’ils écartent l’idée d’un effet de culture pour se rapprocher plus d’un effet produit par quelque chose de matériel. On est donc obligé d’écarter « l’aura » chère à Benjamin car elle parait trop peu matérielle : « Qu’est au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». On trouve dans cette définition le même type de paradoxe du non donné/donné. Cette fois sous la forme du lointain/proche. Ce qui suit chez Benjamin retombe platement dans la question de la sensibilité à une ambiance : « Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche ». Rien de transcendant là-dedans, rien de métaphysique, ou alors il faut dire que Lucrèce était métaphysicien ! Ce qui compte dans l’aura, c’est moins le type d’expérience à laquelle elle veut donner un nom (ce type d’expérience est donné à tout le monde) que la revendication de culture que son usage manifeste.
On voit que Deleuze essaie d’échapper aux interprétations déjà visitées de ce qu’il évoque. Il veut tirer cela du côté d’une ontologie c’est-à-dire qu’il veut réifier l’objet d’expériences esthétiques assez courantes. L’effet de réification est obtenu par l’usage d’expression comme « différence en soi » ou « profondeur en soi ». Il est assez difficile de comprendre en quoi une expérience comme celle du vertige peut permettre d’accéder à ce que peut être la « profondeur en soi ». Dans ses formes extrêmes, c’est sans aucun doute une expérience limite où la conscience et la maîtrise de soi sont abolies. Dans la mesure où ce type d’expérience fait sortir l’esprit de sa stabilité ordinaire, on peut dire qu’elle est le contraire d’une expérience « pour nous ». « L’en soi » est bien généralement conçu comme l’inverse du « pour nous », seulement il se comprend comme désignant ce qui est indépendamment de la connaissance sensible et conforme à l’entendement pur. Outre que son emploi suppose généralement qu’on adopte la notion de quelque chose comme un « entendement pur », ce qui implique qu’on ne soit pas dans le domaine du sensible. Or, dans ce qu’évoque Deleuze, nous sommes précisément dans le sensible. Il y a donc une très grande difficulté à savoir où on se situe puisque nous venons de voir que nous sommes ni dans le culturel (mais plutôt du côté du matériel), ni vraiment dans l’expérience vitale ; que nous sommes dans le sensible sans y être vraiment.
La difficulté se referme sur elle-même quand Deleuze écrit que le « vrai sens » de l’intensité est : « non pas anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant ». Cet « exercice transcendant de la sensibilité » est ce à quoi renvoyait déjà l’idée « d’être du sensible ». Nous avions estimé que cette notion ne faisait qu’épaissir le mystère de cet être. Son retour pour finir dans la tentative d’éclaircissement de cette notion la laisse donc dans son obscurité. Il m’enfonce irrémédiablement dans mon incompréhension !