Deleuze l’incompris !

image 1Ce n’est pas par provocation, ni pour faire l’original que je voudrais consacrer un article à ce que je ne comprends pas. Il ne s’agit que d’illustrer les difficultés du langage philosophique quand il use de métaphores, non pour dire que ce langage n’a pas de sens mais qu’il pose autant de questions qu’il parait en résoudre. J’invite quiconque comprend mieux que moi à m’éclairer sans ménager ses critiques. Voici donc un texte extrait de « différence et répétition » de Gilles Deleuze (page 305 dans l’édition PUF), texte à la lecture duquel je limiterai l’exercice.

« C’est la différence dans l’intensité, non la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible. La contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue. C’est l’intensité, la différence dans l’intensité, qui constitue la limite propre de la sensibilité. Aussi a-t-elle le caractère paradoxal de cette limite : elle est l’insensible, ce qui ne peut être senti, parce ce qu’elle est toujours recouverte par une qualité qui l’aliène ou qui la « contrarie », distribuée dans une étendue qui la renverse et qui l’annule. Mais d’une autre manière, elle n’est que ce qui peut être senti, ce qui définit l’exercice transcendant de la sensibilité, puisqu’elle donne à sentir, et par là éveille la mémoire et force la pensée. Saisir l’intensité indépendamment de l’étendue ou avant la qualité dans lesquelles elle se développe, tel est l’objet d’une distorsion des sens. Une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme ». Des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physique comme celle du vertige, s’en approchent : elles nous révèlent cette différence en soi, cette profondeur en soi, intensité en soi au moment originel où elle n’est plus qualifiée ni étendue. Alors le caractère déchirant de l’intensité, si faible en soit le degré, lui restitue son vrai sens : non une anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant. »

J’en entends qui s’esclaffent : qu’y a-t-il donc de difficile là-dedans ? Ce texte est parfaitement clair. En voici le sens : les objets se donnent à l’expérience sensible en se laissant discriminer soit par la grandeur, soit par une autre qualité distinctive (« une contrariété qualitative »). La grandeur est ce qui permet de déterminer les objets comme des objets mathématiques, c’est-à-dire mesurables. Elle les rend comparables les uns aux autres et donc aussi opposables les uns aux autres. Les objets sont alors décrits dans un espace au point de vue de la qualité comme de la quantité et peuvent être ordonnés dans un espace et un temps.

Un objet saisi selon sa grandeur se présente comme donné directement à la sensibilité ; il est présent à la conscience, il s’impose à elle avec la force de l’évidence. Seulement, selon Deleuze, c’est son niveau d’intensité qui le fait émerger de l’indistinct pour le faire entrer dans le champ du sensible et dans la conscience. L’intensité est pour un Deleuzien une notion qu’on n’interroge pas. Voici qu’on peut lire à son sujet : « il s’agit certes d’une construction spéculative (l’intensité n’est d’une certaine façon qu’un fiat de la pensée), mais elle est structurée par cette dimension, propre, selon Deleuze aux concepts philosophiques, d’intégrer en son espace propre ses propres contradictions, sa propre instabilité, et de faire, de cela même qui obscurcit sa compréhension, le moteur de sa dynamique ». Ce qui est une façon élégante de dire qu’il n’y a ici rien à comprendre ! Nous essaierons tout de même de comprendre en revenant à la fin de cette étude sur cette question de l’intensité. Prenons la, pour l’instant, comme elle vient et poursuivons la lecture.

Ainsi, c’est l’intensité qui constitue l’origine du sensible. Pour qu’un objet puisse être saisi selon sa grandeur, il faut d’abord que son intensité lui ait fait franchir le seuil du sensible. Du point de vue de l’intensité, les objets ne se donnent pas à l’intuition (la sensibilité) selon des degrés objectivables et mesurables. Ils se détachent de l’indifférencié selon une gradation qui échappe à notre perception, qui est indéterminable. Au point de départ du sensible, il y a l’infiniment faible, l’imperceptible, qui en s’aiguisant, en se renforçant va constituer une intensité. C’est pourquoi Gilles Deleuze dit : « C’est la différence dans l’intensité, non pas la contrariété dans la qualité, qui constitue l’être « du » sensible ». En une seule formule est exprimé ce qu’est « l’être du sensible » et ce qu’il n’est pas.

Seulement rien n’est moins clair que cette expression « être du sensible ». Elle m’autorise à interrompre l’explication pour demander quelques éclaircissements : Le mot « être » est, en lui-même, ambigu ; il ouvre toujours à des difficultés considérables : c’est un substantif c’est-à-dire que c’est un verbe qui fait fonction de nom. Il exprime normalement l’état actuel ou le devenir de quelque chose mais pourtant il devient lui-même l’expression d’une chose dans son emploi comme substantif. Par son usage comme substantif, il réifie le fait d’être c’est-à-dire d’avoir une réalité. Or le seul fait de vouloir caractériser le sensible implique qu’on lui reconnaît une réalité. D’ailleurs comment ne pas accorder une réalité au sensible ? Le sensible est l’objet de la sensibilité. S’il y a sensibilité c’est qu’il y a du sensible. Voir c’est toujours voir quelque chose ou au moins être en puissance de voir quelque chose. De même entendre c’est toujours entendre quelque chose ou être en puissance d’entendre quelque chose. Il n’y aurait pas de sens à parler d’un sensible qui n’aurait pas de réalité. Alors pourquoi appliquer le substantif « être » à quelque chose comme le sensible ? On comprend qu’on puisse parler de « l’être de dieu » dans la mesure où dieu peut être ou ne pas être, qu’il est quelque chose dont l’existence n’est en rien assurée. Mais le sensible puisqu’il est la matière de notre sensibilité nous est toujours donné comme étant là, comme une réalité. Quand bien même on soutiendrait que cette réalité est construite par la sensibilité, il faut bien que cette construction use de matériaux. Si notre œil reconstruit l’objet vu à partir des rayons lumineux qui le frappent, il faut bien que quelque chose émette ou réfléchisse ces rayons qui se propagent et agissent selon des lois (des formes constantes) que la physique permet de comprendre. Cette chose qui émet ou réfléchit les rayons lumineux n’a rien de métaphysique, ce ne peut être qu’une chose physique. Les rayons lumineux nous disent nécessairement quelque chose de réel de ce dont ils proviennent, sinon toutes nos actions échoueraient, nous serions incapables de vivre. Et puis, faut-il rappeler que la sensibilité, la vie et la conscience ont émergés au cours de l’évolution qui a conduit de la matière inerte à la vie consciente. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu tout Darwin pour savoir que la réalité (le réel, la matière, la vie dans ses formes d’une complexité croissante) précède la sensibilité, que celle-ci n’est qu’une des formes de l’adaptation à la réalité (adaptation toujours imparfaite).

Sauf à opter pour le solipsisme, ce qui clôt toute discussion, il faut bien admettre l’existence d’un monde physique hors de la conscience et un objet matériel de la sensibilité ainsi qu’une capacité de la sensibilité à nous communiquer des informations généralement pertinentes. De la réalité, on peut certes douter comme le fait Descartes mais c’est un doute qui doit d’abord nier l’évidence de la chose et nier sa réalité au moment où il la reconnait. Pour douter de la réalité d’une vision et vérifier si elle n’est pas hallucinatoire, il faut la ressentir, il faut qu’elle s’impose. Cela suppose qu’elle ait une réalité. Il ne devrait donc y avoir aucun intérêt à parler d’être du sensible car à première vue, cela n’ajoute rien à sa réalité. Ou du moins l’intérêt n’apparaît que si on considère que du verbe « être » peuvent être tirés deux substantifs : étant et être. Ce ne peut pas être un degré de réalité qui sépare l’être de l’étant puisque comme substantifs du verbe être ils affirment l’un comme l’autre la réalité d’une chose. Le substantif « être » implique seulement plus de permanence que le substantif « étant ». A l’inverse, le substantif « étant » implique plus de présence que le substantif « être », plus de matérialité même. On peut être un « être de raison » mais jamais un « étant de raison ». Les étants sont en général localisés ontologiquement. Ils apparaissent, se transforment éventuellement en d’autres étants ou disparaissent. Un étant est une chose singulière et peut être distingué d’autres choses singulières par son nom. On peut le définir en le situant par rapport aux autres choses. Tandis qu’un être n’a pas de localisation, il persiste dans son être. Il a une essence c’est-à-dire une nature permanente et toujours fondamentalement la même ou au moins une forme accomplie vers laquelle il tend. Il a en lui une espèce de nécessité métaphysique qu’il réalise ou qu’il dévoile (dans ce domaine l’imagination métaphysique est sans borne). Quoi qu’il en soit, l’emploi du substantif « être » implique logiquement une approche essentialiste et par conséquent idéaliste puisqu’elle suppose de réduire une chose à une essence. On sait d’ailleurs qu’avec Hegel, le summum de la philosophie idéaliste et en même temps le summum de l’essentialisme.

image 2Pour que le sensible, qui est « étant » par excellence, qui n’est rien d’autre qu’étant, soit accompagné du substantif « être », il faut lui faire subir une opération déréalisation. Il faut le saisir, non pas sans sa réalité, mais dans ce qui permet de rendre compte de sa réalité. L’être du sensible c’est alors ce qui fait que le sensible émerge de l’insensible. C’est certainement ce que veut dire Gilles Deleuze quand il évoque « l’existence paradoxale d’un « quelque chose » qui, à la fois ne peut pas être senti (du point de vue de l’exercice empirique) et ne peut être que senti (du point de vue de l’exercice transcendant) ». Ce qui n’éclaircit pas du tout le mystère mais l’approfondit irrémédiablement puisque, pour comprendre ce qu’est l’être du sensible, il faut comprendre ce que peut bien être « l’exercice transcendant » de la sensibilité. (Le texte ne précise pas « de la sensibilité » mais on suppose que c’est de cela qu’il s’agit car on ne voit pas de quoi d’autre il pourrait s’agir). Comme nous sommes clairement dans un contexte Kantien, il faut comprendre qu’il s’agit d’un au-delà de l’expérience possible ou peut-être d’une condition de possibilité de l’expérience sensible qui en serait cependant constitutive. Il s’agit donc de parler d’un « quelque chose », d’un indéterminé donc, qui est trop ténu pour être accessible à la sensibilité mais dont la nature est pourtant telle qu’il est destiné à être senti. Il ne s’agit pas d’un « être de raison » c’est-à-dire d’une chose qui se donne à l’intellect et non aux sens puisque nous sommes dans l’ordre de la sensibilité. Il s’agit de quelque chose qui s’échappe quand on veut le saisir. Que peut bien être cet insaisissable ? Il y a évidemment une multitude de choses que nos sens ne perçoivent pas mais dont nous pouvons vérifier la présence par nos instruments. Notre œil ne les voit pas mais nous pouvons les voir au microscope par exemple ou par d’autres instruments plus puissants encore. Dans ce domaine, les limites reculent avec le progrès de sciences. S’il s’agissait de cela, Engels aurait eu parfaitement raison d’opposer à Kant les progrès de la chimie qui font disparaître le noumène c’est-à-dire ce qui avait été réputé inconnaissable.

S’il ne s’agit pas d’un noumène de la sensibilité, il ne peut s’agir que ce qui est au-delà de la limite de la sensibilité consciente, non du fait de sa finesse ou de son caractère ténu et évanescent, mais du fait que la sensibilité est toujours partielle, qu’elle laisse toujours hors d’elle, sur ses marges, un part de d’inaperçu. Cet inaperçu se reconstitue chaque fois que la sensibilité change d’objet. Il est donc bien constitutif du sensible, dans le sens où il le sensible ne peut pas être conçu sans qu’il y soit inclus. Encore que dire qu’il est au-delà des marges du sensible n’implique pas qu’on le localise. Il ne s’agit pas des détails d’une image qui échapperaient à la vision nette parce qu’ils se trouveraient trop éloignés du point sur lequel elle se focalise. Il ne peut pas s’agir non plus de ce qui reste trop imprécis dans l’image pour être clairement accessible à la vision. Deleuze ne reprend pas non plus, semble-t-il, l’idée que Marx a synthétisée dans sa 5ème thèse sur Feuerbach : idée selon laquelle l’expérience sensible immédiate est partielle et, par cela même, abstraite. Ce qui s’oppose à la conception de la philosophie empiriste qui considère au contraire que le donné immédiat, l’intuition sensible, a un caractère concret opposé à la pensée conceptuelle qui serait abstraite par nature. La question soulevée par Deleuze se situe apparemment avant que ce type de problème d’interprétation de l’intuition sensible puisse se poser. On comprend qu’il parle de ce qui permet à l’image de devenir une image (un objet de la sensibilité visuelle) et donc de se détacher d’une profondeur indéterminée. Il s’agit de ce vers quoi la pensée se dirige dans le pressentiment. Ce que précisément il appelle une intensité.

Voilà donc, semble-t-il, l’étrange objet philosophique dont Deleuze voudrait donner le concept, qu’il voudrait rendre intelligible, et qu’il commence en conséquence par situer selon ce qu’il est et ce qu’il n’est pas.

L’être du sensible n’est pas constitué par « la contrariété dans la qualité ». Pourtant, Deleuze vient tout juste de le dire : « le sensible-contraire ou la contrariété dans la qualité peuvent constituer l’être sensible par excellence ». Cette dernière idée est assez simple : le sensible est la capacité pour un objet d’être perçu par l’intermédiaire de la sensation. Les choses sensibles ne cessent de changer, elles passent d’un état à l’autre ou l’une fait suite dans la sensation à une autre qui était dans un état différent, voire contraire ; or, c’est précisément parce que les choses sont différentes ou qu’elles changent qu’on les perçoit. On est d’autant plus sensible au froid quand il suit le chaud etc. Ici, on pourrait multiplier les exemples à l’infini. La différence de qualité et plus encore le fait d’avoir des qualités contraires constitue la matière de la sensation. Mais puisque notre objet n’est pas le sensible mais ce qui lui est antérieur, ce que Deleuze appelle l’être « du » sensible, cette contrariété n’a pas de matière pour s’exprimer. Être chaud ou froid, c’est être donné à la sensibilité et même à une forme particulière de la sensibilité qui est celle de l’épiderme.

Là où l’idée devient étrange et semble même sombrer dans une métaphysique un peu nébuleuse, c’est quand on lit : « la contrariété qualitative n’est que la réflexion de l’intense, réflexion qui le trahit en l’expliquant dans l’étendue ». Il faut supposer que les verbes « trahir » et « expliquer » sont utilisés métaphoriquement. Il y a donc quelque chose qui se fait connaître, qui devient accessible à la conscience et qui devient donc évaluable selon une échelle soit purement intuitive soit même objectivable. Le plus froid ou le plus chaud, par exemple, se manifestent par le gel ou le dégel. Mais de quoi le plus froid et le plus chaud pourraient-ils être eux-mêmes la manifestation ? Il faut considérer qu’en dessous, ou qu’au-delà de la différence perçue, il y a une différence plus profonde, une différence première et intensive. Si on reprend l’exemple du froid et du chaud, il ne peut s’agir de l’agitation des atomes. Le chaud ou le froid sont bien la perception que nous avons de l’agitation des atomes d’un corps et de la transmission de cette agitation à notre épiderme, mais cette agitation n’est ni en dessous, ni au-delà de quoi que ce soit.

Deleuze semble penser qu’une perception est subjective, qu’elle est un acte du sujet. Mais une perception est toujours objective. Elle est ce qu’elle est : rien de plus ni rien de moins (quand bien même elle serait hallucinatoire). On ressent le chaud quand l’agitation atomique nous est transmise ou pour tout autre raison, peu importe. A quelque niveau qu’on saisisse la réalité et par quelque médiation que ce soit, ce qui est donné est ce qui est donné et n’est rien de plus ou de moins. Le problème est certes de déterminer par quoi le donné est donné. A cela il ne devrait y avoir qu’une réponse naturelle. La température enregistrée par le thermomètre est là, l’agitation du milieu ambiant est là. Si ce n’est pas elle qui est à l’origine de la sensation de chaud ou de froid, c’est que c’est quelque chose d’autre : la fièvre, l’angoisse etc. peu importe ici. Aucune de ces réalités n’annule l’autre. C’est leur cumul qui forme la perception. Ainsi, on peut dire que la perception que nous avons des choses est conditionnée par notre culture, le développement de notre civilisation et plus particulièrement celui des sciences. Il n’y a pas, de ce point de vue, de perception en soi, ou d’état naturel de la perception.

Il s’agit donc certainement d’autre chose. Ce qui ramène à une origine métaphysique du sensible, à une sorte de condition transcendantale du sensible et donc à ce qui est considéré par Deleuze comme constitutif de l’être du sensible : « la différence dans l’intensité ».

Deleuze reconnaît lui-même le caractère paradoxal de cette idée. Et on ne peut effectivement rien en dire de plus. Il écrit : l’intensité « a le caractère paradoxal de cette limite [de la sensibilité] ». Ce n’est pas tant qu’il y ait une limite à la sensibilité qui parait paradoxal car on ne voit pas bien en quoi c’est paradoxal. C’est d’abord un fait d’expérience. Et, à la réflexion, on peut dire qu’il est heureux qu’il en soit ainsi, sinon nous serions perpétuellement envahis d’une multitude d’expériences et submergés par elles. La limite de l’expérience est ici physique. Par exemple, notre vue est faite pour la lumière du soleil. Nous ne percevons qu’une faible partie du spectre électromagnétique tandis que certains animaux voient dans l’infrarouge ou perçoivent l’ultra-violet. Nous avons un certain type d’adaptation à un milieu que nous considérons comme notre milieu naturel. Notre particularité, et cela nous ramène à l’idée que notre perception est historiquement construite, c’est que nous pouvons, par l’intermédiaire d’appareils, percevoir et même mesurer les infrarouges et les ultras violets. La façon dont Deleuze explicite son paradoxe est elle-même paradoxale puisqu’il s’agit de dire ce qu’est l’intensité et que le développement qui suit n’est rien d’autre que la reprise de ce qui était dit au sujet de ce qu’a de paradoxal « l’être du sensible ». C’est une nouvelle fois « ce qui ne peut pas être senti » et « ce qui ne peut être que senti ».

Pour que cela ait un sens, il faut donc encore une fois que la limite dont il est question soit autre chose qu’une limite naturelle. Il faut, pour que le paradoxe soit un véritable paradoxe, qu’il soit autre chose qu’une simple difficulté naturelle. Il faut que ce soit un paradoxe ontologique : celui de l’univocité de l’être, de l’unité de l’infinie diversité des êtres. Ce qui est donné à nos sens, comme à notre intelligence, c’est un monde. Dans ce monde, nous découpons des unités, mais dans ces unités nous pouvons découper d’autres parties et ainsi au-delà du perceptible et même de l’intelligible. Ce paradoxe fascinait déjà Anaxagore. Ainsi un fragment attribué à saint Grégoire de Nazianze dit : « Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne nait du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance ? » … « Car comment se pourrait-il, affirme-t-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? ». Pour Anaxagore, il s’agissait de refuser à la fois l’idée que les choses puissent naître de rien et qu’elles puissent consister en un mélange d’éléments qui leur seraient étrangers comme les quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Pour Anaxagore, les choses se différenciaient à partir de quelque chose que l’expérience échouait à saisir mais que la pensée pouvait atteindre, en s’appuyant fermement sur une expérimentation minutieuse (mais archaïque) et en veillant à ne pas errer.

Deleuze opère donc, semble-t-il, une espèce de retour à Anaxagore. Il partage d’ailleurs avec lui l’idée que rapporte Théophraste selon laquelle « les sensations sont engendrées par les contraires ». Mais, là où Anaxagore dit « discrimination », il dit « intensité ». Le passage peut être compris comme celui d’une technologie à une autre. Anaxagore était un expérimentateur obstiné qui essayait de découper les choses en parties toujours plus petites, mais il ne disposait que d’un couteau. La science moderne décompose la matière en précipitant les noyaux d’atomes les uns contre les autres à de très grandes vitesses. Avec la première technologie, on discrimine et on trouve d’infimes parties toujours les mêmes, tandis qu’avec la technologie moderne, on fait apparaître des objets quantiques extrêmement divers mais tous dotés d’énergie. On arrive même à une équivalence entre la matière et l’énergie ou à l’idée que l’énergie est la forme primordiale de la nature et donc à l’idée d’une unité de la nature. Or, l’intensité est la propriété unique de l’énergie. Le passage du mot « discrimination » à celui « d’intensité » parait donc être celui d’un mode de représentation des choses à un autre. La différence est que la discrimination est une opération qui suppose implicitement l’idée d’un facteur ou d’un agent discriminant, tandis que l’intensité est la propriété d’une chose. Elle suppose implicitement une force ou une énergie immanente aux choses.

On voit donc bien d’où vient le mot « intensité » mais ce qui ne se comprend pas d’emblée, c’est son passage dans la métaphysique. L’unité de la nature comme énergie, n’est pas « l’univocité du l’être » et les énergies libérées par la fusion des noyaux atomiques n’ont rien de métaphysique. Deleuze propose alors une deuxième qualité de l’intensité : elle « éveille la mémoire et force la pensée ». On ne voit pas bien ce qui à la fois n’est pas senti et agit sur la mémoire et la pensée. Il peut s’agir évidemment de quelque chose d’aussi difficile à exprimer donc à sentir consciemment qu’une atmosphère, une ambiance ou quelque chose de cet ordre. Mais tout cela n’a rien de métaphysique et est très lié à la culture, l’éducation esthétique et les dispositions naturelles de chacun. Nous avons tous eu une enfance mais nous ne sommes pas tous Proust !
image 3Il pourrait bien s’agir de cela puisque Deleuze écrit : « une pédagogie des sens est tournée vers ce but, et fait partie intégrante du « transcendantalisme » ». L’idée semble être que éducation esthétique permet d’accéder à un au-delà du profane, du familier, de ce qui est donné à tout le monde. C’est sans aucun doute vrai, mais cela n’exige pas de renverser la métaphysique. Ce qui est donné dans l’éducation esthétique n’est pas immanent au monde mais plutôt produit par la culture. Deleuze veut manifestement échapper à cette interprétation puisqu’il évoque « des expériences pharmacodynamiques, ou des expériences physiques comme celle du vertige ». Mais il ajoute qu’elles « s’en approchent ». Mais dans ce type d’expérience, on sait bien que c’est l’équilibre mental qui est perturbé et que rien n’est dit du réel. Là où l’un est paralysé par le vertige, l’autre évolue sans le moindre trouble. Le principal effet de ces exemples, est donc qu’ils écartent l’idée d’un effet de culture pour se rapprocher plus d’un effet produit par quelque chose de matériel. On est donc obligé d’écarter « l’aura » chère à Benjamin car elle parait trop peu matérielle : « Qu’est au juste que l’aura ? Une trame singulière d’espace et de temps : l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il ». On trouve dans cette définition le même type de paradoxe du non donné/donné. Cette fois sous la forme du lointain/proche. Ce qui suit chez Benjamin retombe platement dans la question de la sensibilité à une ambiance : « Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche ». Rien de transcendant là-dedans, rien de métaphysique, ou alors il faut dire que Lucrèce était métaphysicien ! Ce qui compte dans l’aura, c’est moins le type d’expérience à laquelle elle veut donner un nom (ce type d’expérience est donné à tout le monde) que la revendication de culture que son usage manifeste.

image 4On voit que Deleuze essaie d’échapper aux interprétations déjà visitées de ce qu’il évoque. Il veut tirer cela du côté d’une ontologie c’est-à-dire qu’il veut réifier l’objet d’expériences esthétiques assez courantes. L’effet de réification est obtenu par l’usage d’expression comme « différence en soi » ou « profondeur en soi ». Il est assez difficile de comprendre en quoi une expérience comme celle du vertige peut permettre d’accéder à ce que peut être la « profondeur en soi ». Dans ses formes extrêmes, c’est sans aucun doute une expérience limite où la conscience et la maîtrise de soi sont abolies. Dans la mesure où ce type d’expérience fait sortir l’esprit de sa stabilité ordinaire, on peut dire qu’elle est le contraire d’une expérience « pour nous ». « L’en soi » est bien généralement conçu comme l’inverse du « pour nous », seulement il se comprend comme désignant ce qui est indépendamment de la connaissance sensible et conforme à l’entendement pur. Outre que son emploi suppose généralement qu’on adopte la notion de quelque chose comme un « entendement pur », ce qui implique qu’on ne soit pas dans le domaine du sensible. Or, dans ce qu’évoque Deleuze, nous sommes précisément dans le sensible. Il y a donc une très grande difficulté à savoir où on se situe puisque nous venons de voir que nous sommes ni dans le culturel (mais plutôt du côté du matériel), ni vraiment dans l’expérience vitale ; que nous sommes dans le sensible sans y être vraiment.

La difficulté se referme sur elle-même quand Deleuze écrit que le « vrai sens » de l’intensité est : « non pas anticipation de la perception, mais limite propre de la sensibilité du point de vue d’un exercice transcendant ». Cet « exercice transcendant de la sensibilité » est ce à quoi renvoyait déjà l’idée « d’être du sensible ». Nous avions estimé que cette notion ne faisait qu’épaissir le mystère de cet être. Son retour pour finir dans la tentative d’éclaircissement de cette notion la laisse donc dans son obscurité. Il m’enfonce irrémédiablement dans mon incompréhension !

Le mode de pensée Deleuzien

image 1Si l’on quitte l’antiquité grecque et que l’on saute les siècles pour arriver à l’époque contemporaine, on voit que la question de Gorgias au sujet de l’apparence et de la vérité reste posée et qu’elle est plus que jamais embrouillée. La difficulté d’atteindre le vrai (l’essence des choses au-delà de l’apparence) est le lieu de toutes les tentatives de jeter le soupçon sur l’idée même de vrai. Ainsi en est-il avec Gilles Deleuze. Le cadre d’un article obligeant limiter le propos nous examinerons cela à partir de quelques citations extraites d’un ouvrage de ce philosophe. Nous ferons jouer toutes les analogies qui semblent pertinentes pour faire apparaitre le mode de pensée Deleuzien : la pensée nomade. Et le problème que pose cette pensée : celui de la confiance et de la falsification.

Lisons l’ouvrage sur le cinéma Image-Temps. L’éloge que fait Deleuze du cinéma nouvelle vague dans ce livre culmine avec une observation qui sera notre point de départ : « la narration n’est plus une narration véridique qui s’enchaîne avec des descriptions réelles (sensori-motrices) »….. « la narration devient temporelle et falsifiante ». Nous extrayons cette réflexion car elle a ceci de remarquable qu’elle est amenée de telle façon qu’elle ne vaut pas seulement pour quelques films à la recherche de nouveaux procédés narratifs mais qu’elle se présente comme fondée sur une considération métaphysique selon laquelle « contrairement à ce que croyait Leibniz, tous ces mondes appartiennent au même univers et constituent les modifications de la même histoire ». Les mondes dont il est question sont ceux qu’explore le scénario mais aussi bien, indissolublement, le monde réel. L’idée semble être que les événements qui constituent le monde, ceux que nous constatons et que nous subissons, ne viennent pas comme ce qui résulterait de l’élimination de mille autres éventualités avortées mais qu’ils contiennent toutes ces potentialités à un certain degré et selon certaines modalités dont on a peine, à vrai dire, à comprendre la nature. La vision semble être celle d’un monde où grouillent mille choses laissées dans l’ombre, où la clarté de l’évidence n’est que myopie. Dans ce monde la poursuite de la vérité est toujours en risque d’occulter, de paralyser, des puissances de vie : les puissances du faux. Vrai et vie s’opposeraient, seraient toujours en risque de se contrecarrer, selon la conception nietzschéenne reprise par Deleuze : « L’homme véridique […] ne veut rien d’autre que juger la vie, il érige une valeur supérieure, le bien, au nom de laquelle il pourra juger, il a soif de juger, il voit dans la vie un mal, une faute à expier ». Pour être plus clair encore, Deleuze ajoute : « Il n’y a pas de valeur supérieure à la vie, la vie n’a pas à être jugée, ni justifiée, elle est innocente, elle a « l’innocence du devenir », par-delà le bien et le mal ».

Tout cela semble pour le moins problématique ! Car comment comprendre qu’on puisse penser s’être plus approché d’une compréhension des événements quand on a renoncé à cette discipline qui oblige à les décrire tels qu’ils apparaissent (en faisant des descriptions « réelles »). Que peut-on bien dire qui vaille d’une suite de faits dont on aurait renoncé à respecter les enchainements naturels et la logique. Raconter une histoire comme une suite « d’après et après » à la manière des petits enfants en y mêlant inventions et erreurs, est-ce vraiment ne pas juger ? Introduire des césures, des blancs, dans un récit pour en bouleverser la cohérence, est-ce encore raconter ? Se mouvoir dans le temps en mêlant passé, présent et futur, est-ce encore légitime dès lors qu’on quitte ce qu’autorise le divertissement cinématographique pour aborder le réel. Y a-t-il seulement un sens à écrire : « La mémoire n’est pas en nous, c’est nous qui nous mouvons dans une mémoire-Etre, dans une mémoire monde ». Est-ce que Deleuze n’est pas à ce moment en train de postuler une pensée sans cerveau ? Tout cela permet-il vraiment d’aborder le monde de plus près ? Il semble que ce soit, au contraire, vouloir échapper à la rudesse, à la crudité, des choses. Celui qui fait d’un événement une narration « temporelle et falsifiante », peut-il encore affirmer sa confiance dans le monde ? Avoir confiance, n’est-ce pas regarder en face, laisser venir, accepter les choses telles qu’elles sont sans rien en éviter, sans rien « falsifier » ?

Il y a clairement une tension entre le thème Deleuzien de la confiance et son éloge ou sa défense de la falsification, entre le renoncement à décrire ce qui est comme il est et la confiance dans les possibilités de vie. Si la vie n’a pas à être jugée, pourquoi la falsifier ? Celui qui falsifie ne se dérobe-t-il pas devant le vrai ? Bien-sûr, on pourrait soutenir que la métaphysique Deleuzienne concilie tout cela puisqu’elle fait subsister le potentiel dans le réel et le passé ou le futur dans le présent. Mais d’où vient cette métaphysique ? Est-elle autre chose qu’une construction ad hoc, une suite d’affirmations qui se passent de toute justification ? Cette métaphysique est elle-même problématique.

Quoi qu’il en soit, tout cela peut paraitre bien futile. Une inconséquence ou une difficulté non résolue dans une construction intellectuelle n’ont qu’une importance relative. Il pourrait en aller cependant autrement, si on considère l’histoire comme une narration et même comme la forme la plus achevée de la narration. On peut certes admettre que l’histoire « officielle », dont le modèle est donné par « roman national », constitue une forme falsifiée de l’histoire. Mais cela autorise-t-il à dire que l’histoire en elle-même, l’histoire qui se voudrait scientifique, ne sera toujours qu’une « narration temporelle et falsifiante » ? Ce n’est tout de même pas parce que dominent des formes idéologiques de l’histoire, et que les historiens échouent toujours plus ou moins à construire une histoire complètement scientifique et véridique qui s’appuierait sur l’analyse critique de ses sources, qu’il faudrait renoncer à cet idéal. L’éloge de la narration falsifiante ne légitime-t-il pas ce renoncement. N’implique-t-il pas un renoncement qui est le contraire de la confiance ? Cet éloge et le renoncement qu’il cache ne fonctionnent-ils pas comme un procédé retord pour masquer une démission devant l’exigence de vérité ou même comme un parti pris idéologique pour la fausseté, comme une espèce de revendication du droit à falsifier.

Ce n’est pas chez Deleuze que ce problème est posé. On le trouve chez Jacques Rancière mais comment ne pas faire le rapprochement. Ainsi dans l’ouvrage destiné à un vaste public paru récemment sous le titre « la méthode de l’égalité » (Bayard Editions, 2012), Rancière dit (page 219) : «J’ai toujours récusé l’explication par le social au sens de l’explication par la base, par ce qui est en dessous, ce penser étagé où les changements dans la société vont expliquer les changements dans la politique, dans l’idéologie ». En clair, on comprend qu’il considère comme dénué d’intérêt toute explication des événements politiques, des évolutions historiques, sociales ou intellectuelles, fondée sur une logique matérialiste, sur une conception causaliste de l’histoire. Cette « récusation » peut paraitre quelque peu cavalière. Il est intéressant de voir comment elle a été introduite en remontant dans la lecture du livre. Nous voyons que Rancière ne s’intéresse pas aux événements pour eux-mêmes mais plutôt à la question du « sujet politique ». Car : « un conflit social n’est ou n’est pas le lieu d’une émergence d’un sujet politique ». L’apparition du sujet politique se repère quand une lutte inclut une dimension d’imagination. Ce fait joue à plein dans les luttes secondaires qui sont menées par d’autres types d’organisation que les grandes organisations syndicales ou politiques institutionnalisées (celles que voient les politologues et les historiens). Seulement, pour soutenir cela, et distribuer à son goût le label « sujet politique », Jacques Rancière a un peu besoin de revoir ce qu’on appelle « politique ». Comme il ne peut pas récuser le fait de la « politique », il remplace le mot par un autre. Il écrit dans « la mésentente » : « On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de légitimation. Je propose de l’appeler police ». Il donne donc une définition tout à fait valable de ce qu’est la politique mais lui change simplement son nom : elle devient la police écrite en italique pour éviter toute confusion.

Ainsi débarrassée de ses principaux acteurs, la politique devient l’affaire de collectifs et autres groupes informels. Le lieu de leur activité n’est plus l’histoire, telle que la conçoivent et veulent l’écrire les historiens, mais une suite de « scènes ». C’est cette idée de « scènes » qui nous autorise à rattacher cette construction théorique à la notion Deleuzienne de « narration temporelle et falsifiante ». Car qu’est-ce qu’une scène ? La réponse se trouve page 124 : « La scène est une entité théorique propre à ce que j’appelle une méthode de l’égalité parce qu’elle détruit en même temps les hiérarchies entre les niveaux de réalité et de discours et les méthodes habituelles pour juger le caractère significatif des phénomènes ». En clair la scène ignore délibérément le lien causal. Car la première « hiérarchie entre les niveaux de réalité » est évidemment celle qui distingue cause et effet. Ceci est d’ailleurs explicitement dit dans la présentation de la « méthode de l’égalité » puisqu’il est dit que cette méthode est : « à l’inverse de la méthode qui se donne d’abord un ensemble de déterminations générales qui fonctionnent comme causes et en illustre les effets ».

La scène met donc le secondaire, le contingent, au même niveau que ce qui est déterminant et déterminé. La scène se refuse à prendre en compte le « caractère significatif des phénomènes » ou du moins les critères par lesquels on distingue habituellement ce qui important de ce qui est insignifiant. Elle accorde autant d’importance à un fait anecdotique qu’à un fait déterminant. Substituer une suite de scènes à l’histoire c’est bien renoncer à une « narration véridique qui s’enchaîne avec des descriptions réelles ». C’est clairement falsifier la narration et la suite des temps (l’enchainement causal) pour mettre en scène le « sujet politique », c’est mettre au premier plan ce qui s’est agité en coulisse, c’est faire de l’actif un inactif et de l’inactif un actif.

image 3On comprend maintenant que, vue sous cet angle, avec cet éclairage, la question de la narration falsifiante revêt un véritable enjeu. Par ce biais, le discours Deleuzien pourrait se permettre jouer sur deux niveaux. Le premier et le seul qui se donne à voir serait celui de l’esthétique du cinéma et du roman. Le second serait implicite. Il serait à la fois présent et caché selon la logique de la métaphysique Deleuzienne. Ce plan serait celui de l’histoire. Alors, si ce qui est dit sur un plan vaut pour l’autre ; où est le sujet de l’énonciation ? N’est-il pas sur les deux plans du discours ? N’apparait-il pas sur le premier plan, celui de l’esthétique du cinéma et du roman, pour mieux agir sur un plan immanent au premier, qui serait celui de l’histoire ? Introduire ce soupçon, ce n’est pas faire un mauvais procès à Deleuze ; n’est-ce pas entrer dans sa logique et lui appliquer son éloge de la confusion pour en déployer tous les enjeux ?

Pour débrouiller ce maquis, peut-être faut-il revenir à la présentation pédagogique de la « puissance du faux » que faisait Deleuze lui-même dans ses cours. Ce détour a pour but de bien fixer le sens qui est donné à chaque mot et d’abord à ceux de vrai et de faux.

Pour Deleuze, le faux c’est la confusion du réel et de l’imaginaire ou, sur le plan philosophique, c’est la confusion de l’essence et de l’apparence. Le vrai, à l’inverse, c’est la distinction du réel et de l’imaginaire ou de l’essence et de l’apparence. Le vrai et le faux ne sont donc pas deux valeurs opposées dont l’une serait positive et l’autre négative. Ce sont deux régimes de l’image ou du discours. Pour que le faux soit une valeur, la confusion du réel et de l’imaginaire doit se produire dans l’image. L’image a deux pôles : un pôle représentatif, par lequel elle signifie ou désigne quelque chose, et un pôle modificatif par lequel elle agit sur celui qui l’observe. Elle modifie l’âme ou le corps de celui qui la voit. Faire une erreur c’est confondre ces deux pôles. On fait une erreur quand on confond les deux pôles de l’image : quand on confond le réel et l’imaginaire là où ils sont distincts ; l’erreur c’est la confusion dans la tête de celui qui voit. La confusion du réel et de l’imaginaire dans l’image n’est pas une erreur, mais au contraire une puissance : la puissance du faux.

Dans certains cas, il y a une indiscernabilité du réel et de l’imaginaire. C’est autre chose qu’une confusion du réel de l’imaginaire. L’indistinction est produite par ce que Deleuze appelle un effet de circuit. Le réel et l’imaginaire se suivent, se poursuivent, comme dans un circuit de telle sorte qu’on ne sait plus qui poursuit l’autre ou qui précède l’autre. Cela ne se produit que dans un certain type d’images que Deleuze appelle des images cristallines.

L’adjectif « cristalline » peut s’appliquer aussi à une description. Quand elle est « cristalline », la description se substitue à son objet. Elle détruit son objet à mesure qu’elle le décrit. Elle gomme son objet. En même temps, elle crée son objet par sa puissance de description. Dans une description cristalline, réel et imaginaire se suivent et, par effet de circuit, se confondent. Ce processus est potentiellement infini et la description n’est jamais achevée, elle est toujours en train de se faire et de se défaire. Au cours de ce processus, deux effets peuvent se produire : la capture ou la libération. Dans la capture, un personnage supposé réel va tout à coup devenir imaginaire. Dans la libération, quelque chose d’imaginaire va sortir et prendre position de réalité. Se crée ainsi une confusion inhérente à l’image même. Mais ne devrait-on pas dire plutôt que cette confusion est inhérente à la « scène ». Ce mot serait à la fois plus adapté au vocabulaire qu’on emploie pour raconter un film. Il aurait aussi l’avantage de coïncider avec celui de Rancière et rapprocher les deux pensées.

Selon Deleuze, « le faussaire » est celui qui constitue les formations cristallines. Dans le cinéma, c’est le personnage du faussaire lui-même mais cela peut être aussi le personnage du télépathe etc. En philosophie, le faussaire, c’est le sophiste. Il passe de l’Idée à la copie, de la copie à la fausse copie (au fantasme) en un discours qui mêle le vrai et le contrefait, un discours où véridique et falsifié deviennent indiscernables. Enfin, et surtout, le faussaire c’est toujours l’auteur lui-même dès lors qu’il construit des images cristallines. En tant qu’il est auteur faussaire, l’auteur doit se mettre lui-même dans l’image cristalline.

Tout cela peut paraitre bien obscur et semble nous éloigner de notre sujet. Nous y sommes cependant ramenés par la distinction de la narration organique et de la narration falsifiante.

Une narration organique est une narration véridique. C’est celle où les instances du réel et de l’imaginaire sont discernables. Elle prétend au vrai non seulement parce qu’elle distingue le réel de l’imaginaire mais parce qu’elle accepte que le réel soit ce qui est hors de la conscience, ce qui est indépendant de la conscience. Ainsi, la narration organique contient des descriptions organiques. L’exemple en est donné par les descriptions de Balzac. Il importe peu de savoir si Balzac décrit une chose existante ou non. Ce qui importe c’est qu’il la donne comme réelle, comme extérieure à sa conscience. Décrire une chose imaginaire comme une chose donnée, c’est encore faire une description organique.

A l’inverse, dans la narration falsifiante, la description est cristalline. Il y a alors indiscernabilité du réel et de l’imaginaire, du physique et du mental. L’indiscernabilité se vérifie par la grammaire : Il y a discernabilité du vrai et du faux tant qu’un rapport énonçable existe entre le sujet d’énonciation et le sujet énoncé. On sait qui parle et de quoi il parle. Il y a indiscernabilité, quand le sujet qui parle et le sujet de l’énoncé sont indécidables. On ne sait pas qui parle ni de quoi l’on parle. Il n’y a plus un extérieur et un intérieur du discours. Tout est dans le discours, dans ses ruptures et ses relances, dans ses variations, ses tonalités et ses perspectives. Le discours véridique se tient le plus souvent du point de vue d’une perspective englobante. Il peut aussi se tenir selon une perspective choisie. Mais, dans l’un et l’autre cas, cette perspective est toujours extérieure à l’objet. Dans la description cristalline, au contraire, la perspective est interne à l’objet comme elle l’était toujours dans une œuvre d’art (un tableau par exemple). La perspective interne à l’objet, caractéristique de la description cristalline, modifie l’objet. Elle est indiscernable de l’objet.

Deleuze tire tout cela de l’analyse de quelques films et de quelques romans. Ses références sont Orson Welles, Alain Robbe-Grillet, Resnais, Melville etc. Si on s’en tenait à ces exemples, il faudrait dire que la narration falsifiante n’est rien d’autre qu’un divertissement. Elle soulage la conscience du poids du réel. Elle libère du poids de la contrainte de réalité, le temps d’une séance de cinéma ou de la lecture d’un roman. Seulement, s’en tenir là conduirait à occulter tout le fondement métaphysique sur lequel ces analyses s’appuient, fondement qui se révèle dans les analogies qui leur sont sous-jacentes.

image 4Nous avons parlé d’images puisque Deleuze parlait d’images. Mais, effectivement, comment ignorer les analogies qui se voient entre image organique et image cristalline d’un côté et espace strié et espace lisse d’un autre côté. Cette analogie ramène au plan historico-politique dont nous avions soupçonné la présence en filigrane. Le modèle de ces deux espaces est d’abord donné par le paysage. L’espace lisse est alors celui qui ne connait pas les clôtures, c’est l’espace ouvert dans lequel la circulation n’est pas codifiée. A l’inverse, l’espace strié est un espace organisé comme l’est tout espace voué à l’agriculture. Il est hiérarchisé et mesuré. Le déplacement dans cet espace se fait d’un point à un autre (d’une ville à l’autre), alors que dans l’espace lisse la circulation trace des lignes. L’espace lisse est homogène, l’espace strié est hétérogène.

Cependant, pour Deleuze, ces notions d’espaces lisses et d’espaces striés ne sont pas seulement descriptives. Elles ont valeur de concept c’est-à-dire qu’elles permettent d’organiser la pensée selon des schémas nouveaux qui ouvrent à une nouvelle compréhension du monde. Elles autorisent à la fois une nouvelle lecture de l’histoire humaine et une compréhension nouvelle des formes artistiques. Cette lecture permet d’affirmer que l’espace lisse est premier et que l’espace strié apparait toujours comme une dégradation, comme une formation réactive. Il y a, par conséquent, ici implicitement affirmée l’idée d’une valeur supérieure du lisse sur le strié. La valeur du lisse se fonde sur l’idée d’une puissance du lisse. Comment ne pas voir que l’idée d’une puissance du faux fait écho à cette puissance du lisse ? On voit bien aussi que l’image organique a toutes les caractéristiques de l’espace strié et qu’elle en a aussi, dans l’esprit de Deleuze, toutes les limites. Elle dompte la créativité, la dirige et la contraint dans des bornes, comme la pensée est disciplinée au cours de l’histoire de la philosophie par la distinction claire des catégories qui font à la fois la force et la limite des modes de pensée d’Aristote et de Descartes.

On retrouve, dans le contexte des notions d’espaces lisses et d’espaces striés, l’essentiel du vocabulaire qui accompagne l’idée d’images cristallines et d’images organiques. Ainsi, le mot de « capture » et de son envers, celui de « libération ». Dans les deux cas, la capture fait passer un objet d’un statut à un autre, c’est une appropriation d’un domaine par un autre : du réel par l’imaginaire ou de l’espace indéterminé par une force qui se l’approprie. En matière politique la capture sera le fait d’une puissance organisée. Dans le domaine de la philosophie, la dialectique est une méthode de classification et de distribution des étants qui procède par capture.

Il s’établit ainsi, dans ces analogies qui ne sont jamais explorées comme telles, un va et vient, une contamination réciproque du domaine du réel et du domaine de la pensée. Les notions de lisse et de strié sont déplacées de la question de la lecture de l’espace à celui de la pensée. L’espace lisse se distribue selon ce que Deleuze appelle des « intensités », ce qui suggère l’idée de différences de degrés qui font apparaitre des lieux significatifs. De la même façon, dans le domaine de la pensée, apparaissent des problèmes qui sont liés à des tensions sporadiques dans ce que Deleuze appelle la vie. Cette notion de vie semble recouvrir tout ce qui connait des variations, des accélérations, et ce qui est désigné comme des « coups de dés ». Ainsi, selon Deleuze, en philosophie, c’est un « coup de dés » qui préside à la détermination des problèmes. On retrouve ici l’espèce d’arbitraire qui parait présider à l’orientation de la description cristalline.

Ce qui apparait dans toutes ces analogies, dans ces répétitions des mêmes schémas mentaux d’un domaine à l’autre, c’est une espèce d’identité de la pensée et de ce qui est pensé, ou, dans le vocabulaire Deleuzien : une identité de la pensée et de la vie. Et c’est par là qu’apparait le problème de la confiance et qu’il prend forme : il apparait indissolublement lié à tout ce qui s’associe à la vie : espace, description, narration. Se pose alors une question qu’on pourrait essayer de caractériser comme celle de la confiance dans la manière qu’a la pensée de s’emparer de la vie.

image 2Cela se bâtit sur une nouvelle analogie : celle de la pensée nomade et celle de la narration temporelle et falsifiante. La pensée nomade peut être dite par essence une pensée falsifiante puisqu’elle s’extraie des règles de l’argumentation. Elle renonce à la rigueur et fait l’économie des règles d’examen, c’est-à-dire en clair de la distinction du réel et de l’imaginaire. L’imaginaire étant ici ce qui est construit par la pensée elle-même, c’est sa création. La pensée nomade ignore aussi le lien causal, comme le faisait la scène chez Rancière. Ainsi, selon Deleuze, la pensée nomade extraie d’un agencement matériel des agencements nouveaux qui sont sa création. Rancière ne niait pas, à proprement parler, qu’il puisse y avoir un rôle conducteur des forces matérielles dans l’évolution des événements historiques, dans la politique tout comme dans la pensée : il récusait cette explication. En clair il l’ignorait délibérément et renonçait arbitrairement à la prendre en considération pour faire valoir une autre logique, un autre agencement des faits et des acteurs. De la même manière, on voit que Deleuze, sous la forme de l’extraction de la pensée d’un « agencement matériel », récuse la perspective sous laquelle le réel se présente, qu’il récuse la causalité qui lui est inhérente, au profit de déterminations construites par la pensée. Il ne parait pas exagéré de dire, qu’en revendiquant une pensée nomade, il s’autorise à « falsifier » son discours, à gommer la description pour la réinventer (comme dans la description cristalline).

La pensée nomade a une autre vertu, qui la rapproche de la narration temporelle et falsifiante et de l’image cristalline, en ce qu’elle fait passer l’imaginaire dans le réel et vis-versa (capture et libération). Ainsi, selon Deleuze, la pensée nomade casse la métaphore, littéralement en rendant les mots directement lisibles. A vrai dire, on saisit difficilement ce que cela peut signifier exactement. On comprend seulement qu’il s’établit ainsi un rapport problématique entre des niveaux de réalité étrangers autrement l’un à l’autre. Cette particularité de la pensée nomade autorise par-là à valider notre lecture des considérations sur la narration falsifiante dans Image-temps comme un double discours qui vaut aussi problématiquement pour l’histoire sous ses différentes formes.

Le thème de la confiance réapparait ici, inscrit en filigrane, dans l’idée d’une pensée nomade sous la forme d’une destitution non seulement des codes de la représentation mais de ses fondements que Deleuze métaphorise comme « loi du père ». Cette référence met son analyse sous l’égide de la théorie Lacanienne (théorie dont la difficulté et le style abscons imposent le respect). Cette référence introduit également une perspective nouvelle interne au discours. Elle parait fonctionner comme ce que Deleuze appelle une « perspective dégradée ».

La « destitution » des codes de la représentation ne parait être ici qu’une nouvelle forme de la « récusation » affirmée par Rancière. Il apparait une claire analogie entre les deux notions de destitution et de récusation. Cependant, l’idée de destitution de la loi du père va plus loin dans la mesure où elle permet l’introduction d’un nouveau thème : celui de la justice. L’idée, passablement obscure, est celle d’une justice hors jugement. Cette «justice » qui ne hiérarchise pas (ne distingue pas bien et mal), qui n’opère aucun partage (qui s’accommode du vrai comme du faux ?) ne parait n’être rien d’autre qu’une espèce de confiance, d’une espèce de bénédiction accordée à ce qui émerge du discours produit par la pensée nomade.

Se retrouvent également, sous le thème de la pensée nomade, les thèmes liés à l’image cristalline. D’une part, l’idée de capture sous la forme de la présentation du jugement comme une forme de capture de l’Être. D’autre part, l’idée de confusion, non plus cette fois du réel et de l’imaginaire, mais des « couches de l’Être ». C’est ce qui se déploie sous le thème de l’univocité de l’Être et autorise une distribution des étants organisée (ou plutôt inorganisée) autrement que selon les catégories. La confusion est renforcée par l’idée que cette nouvelle distribution anarchique ne rapporte pas les étants à un fond commun. Il n’y a pas de substance commune tout comme au cinéma on peut voir les séquences s’enchaîner sans lien ni relation à une narration commune. Ces séquences se suivent, coupées par des vides ou des césures non franches qui les organisent autrement que selon un déroulement temporel ou une unité d’objet. De la même façon, dans l’espace ouvert et dans la pensée nomade, se pose la question du vide. Les objets de pensée se construisent dans et par les écarts, dans les entre-deux ouverts par la brisure des schèmes de la pensée organisée selon les catégories. Autrement dit, la pensée s’autorise des écarts et des discontinuités dans le déroulement de sa logique.

Cette question des écarts et discontinuités de la pensée (de la vitesse de la pensée), oblige à nouveau à user de l’idée de confiance. Elle invite à accepter l’apparente incongruité des arguments déployés par Deleuze dans le cours de sa réflexion. Elle force le lecteur à un acte de confiance par lequel il poursuit sa lecture en laissant murir sa propre pensée avec l’idée ou l’espoir que ce qui lui parait absurde à première lecture devrait s’éclairer grâce à une nouvelle réorganisation du « plan d’immanence » dans le cours de la pensée par la grâce du pouvoir créatif de cette pensée.

L’idée de « plan d’immanence » est sans doute l’une des plus obscures de la pensée de Deleuze. Il ne s’agit pas d’un concept mais d’une notion qui marque la rupture avec les idées de transcendance et de négation. Cette rupture n’est pas l’adoption d’une pensée matérialiste. Elle implique un rejet définitif de toute forme de dialectique. Il semble qu’en invoquant le « plan d’immanence » la pensée s’autorise à ne pas se structurer mais à se laisser gouverner par des « affects ». La notion d’« affect » devant être prise ici comme une puissance d’affirmation qui peut se décliner aussi bien sous les auspices du conatus Spinozien que de la volonté de puissance Nietzschéenne (notions d’autant plus répétées qu’elles n’ont aucune valeur explicative). En clair, une pensée qui parcourt un « plan d’immanence » fait confiance à sa capacité à inventer de nouvelles liaisons entre les phénomènes. Comment ici ne pas penser à l’idée de constitution de « scènes » chez Rancière sous les auspices de « la méthode de l’égalité » ?

La méthode de l’égalité permet, par exemple, à Rancière de « renverser » le discours historiographique autour de la révolution de 1848 en accordant un nouveau sens à une photo sur laquelle on voit des hommes sur une barricade et, sur cette barricade, apposé un petit écriteau « complet ». On pourrait dire que cette anomalie ouvre l’exploration d’un nouveau plan d’immanence. Elle renvoie directement à l’idée d’espace nomade puisqu’on peut lire : « La gravure « nous indique que l’insurrection elle-même, ce n’est pas la foule affamée ou furieuse qui se déverse dans la rue comme un torrent. C’est une manière d’occuper la rue, de détourner un espace normalement voué à la circulation des individus et des marchandises, espace de manifestation d’un personnage oublié dans les comptes du gouvernement : le peuple, les ouvriers ou quelque autre personnage collectif. » L’écriteau « complet » quant à lui modifie la perception de l’activité révolutionnaire pour la faire apparaitre comme une manifestation de libération festive échappant à ce qu’en retiennent les historiens.

Pour accepter ou adopter cette lecture de la gravure, il faut bien ici un acte de confiance dans la valeur signifiante accordée à l’écriteau aperçu, dans sa capacité à valider l’apparition d’un « personnage collectif » et d’une forme d’activité qui échappe au politique institutionnalisé (police). La lecture de la gravure fonctionne comme un raccourci qui dispense de la fastidieuse recherche historique concernant les acteurs de la révolution de 1848, de leurs motivations, de leur forme d’organisation, du rôle d’éventuelles couches informelles qui ont pu les déborder ou qui ont pu être utilisées contre eux. (Ici Rancière s’efforce de « récuser » l’idée de Lumpenprolétariat en soutenant qu’elle ne recouvre rien de tangible. En tant que membre ou proche de la Gauche Prolétarienne dans les années 70, il devrait pourtant en avoir aperçu sinon côtoyé quelques éléments !!).

Mais l’assurance de Rancière dans l’usage de sa propre « méthode de l’égalité » n’est rien auprès de la confiance Deleuzienne. Rancière voit surgir « quelque autre personnage collectif », Deleuze invoque à travers les « nomades des villes », l’idée d’un « peuple nouveau ». Il n’y a aucun moyen de définir ce qu’est ce « peuple nouveau » puisqu’il se laisse concevoir dans un processus de « désaffiliation », d’invention d’une langue nouvelle paradoxale : une langue sans références. En clair, l’idée demande à nouveau un acte de confiance à la fois en ce qu’elle pourrait désigner et dans celui qui la produit. Mais peut-être cette confiance n’est-elle que l’envers d’une défiance. Et là encore, peut-être Rancière révèle-t-il le non-dit de Deleuze. On voit, en effet, que chez Rancière c’est la défiance qui parait être première : défiance dans l’activité politique institutionnalisée des organisations démocratiques comme les partis et les syndicats, activité qui est disqualifiée sous le nom de police (l’homonymie avec l’activité répressive ne pouvant pas être complément innocente). Activité également pensée aussi sous la catégorie du « consensus » et par conséquent implicitement chargée du poids d’une collaboration de classes. L’envers de cette défiance est une « confiance » dans le rôle des « sans part » c’est-à-dire ceux qui ne sont pas visibles, ceux qui sont ignorés des processus démocratiques et qui sont donc une espèce de peuple caché. Comment ne pas voir ici l’analogie entre ces « sans part » et le « peuple qui manque » dont Deleuze attend le surgissement d’un autre cinéma sans qu’on puisse saisir clairement ce que serait cet autre cinéma ni ce que serait ce peuple. C’est la même confiance qui est demandée mais peut-être est-ce la même méfiance, le même rejet, qui fait son envers (et qui serait pour Deleuze le rejet d’un peuple-sujet).

image 5Le thème de la confiance est donc toujours là. Il accompagne comme son complément obligé tout ce qui tourne autour de l’idée d’invention ou de redistribution. Tout ce qui peut être vu comme falsification. Mais la « falsification » n’est jamais revendiquée comme telle. Elle se présente sous le thème de l’abandon d’un idéal de savoir « socratique ». Socrate étant pensé ici comme le fondateur d’une pensée bornée par les exigences d’une raison stérile parce qu’elle juge et qu’elle classe. A cette pensée, est opposé une « confiance dans le monde » ou une « confiance dans le corps ». Avec cette dernière notion, le thème de la confiance prend une coloration religieuse. La confiance dans le corps devient confiance en la « chair » : la chair ne devant plus être l’objet du soupçon mais objet de confiance, de foi, de grâce. Cette confiance est censée libérer les « potentialités intensives du corps » c’est-à-dire permettre de nouvelles attitudes. A l’horizon de cette pensée pointe l’idée d’invention de nouvelles formes de vie, c’est-à-dire de comportements en rupture avec les exigences sociales institutionnalisées. A travers ce thème, on rejoint à nouveau l’idée des collectifs informels évoqués par Rancière. La différence parait être que ce dernier les voit déjà plus ou moins à l’œuvre tandis que Deleuze semble prophétiser leur venue.

Ce qui se comprend chez Rancière comme une prise de conscience politique devient chez Deleuze une subversion de la conscience et une critique radicale de la conscience. La conscience est invitée à se démettre de sa prétention à réfléchir le réel, à se croire l’organe du savoir. Deleuze appelle ainsi à un affranchissement de l’articulation des mots et des images, à un affranchissement des images hors de la narration. Le discours est appelé à se faire indécidable comme le réel et l’image étaient indiscernables dans l’image cristalline, ou comme la narration temporelle et falsifiante renonçait à distinguer le sujet de l’énoncé et l’objet de l’énonciation.

Il semble donc qu’il ne faille pas considérer le thème de la confiance comme un glissement poétique et quasi religieux de la pensée de Deleuze. Il apparait plutôt comme un élément essentiel de son travail de remise en question du rationalisme. En lui et par lui se déploient certains thèmes fondamentaux de la philosophie critique :

– Critique de la rationalité et critique de la représentation

– Esthétisation et sophistication croissante du discours philosophique

– Dénonciation de la dialectique et anti-hégélianisme virulent (anti-marxisme masqué)

– Promotion, le plus souvent voilée, d’une analyse moléculaire de la politique ou d’une micro-politique et critique plus ou moins explicite des formes institutionnalisées du politique (hostilité implicite envers les partis et syndicats ouvriers).