L’Église catholique a un rapport singulier avec les Droits de l’homme. Elle les soutient, les défend et s’efforce même de les mettre en pratique là où elle a une influence politique. Pourtant son soutien n’est pas exempt d’ambiguïté : il est critique car il se voudrait porteur d’une exigence supérieure. Il permet d’unir deux visions du christianisme : l’une traditionaliste et autoritaire, l’autre ouverte au monde et progressiste.
Une critique au nom d’un mieux disant peut paraitre facile. Celle-ci mérite pourtant qu’on la discute. Ce n’est pas une simple casuistique, elle porte une objection doctrinale de fond et elle contribue à l’audience de l’Église. On a tort, en effet, de voir dans l’Église catholique une puissance du passé, une force simplement réactionnaire et le soutien des régimes autoritaires. L’Église est traversée par les luttes politiques et même si le combat entre son aile progressiste (représentée en particulier par la théologie de la libération) et son aile traditionaliste s’est soldée au cours des dernières décennies par la victoire de cette dernière, cette lutte continue et contribue à son audience dans nos sociétés. Elle permet de faire se côtoyer des sensibilités opposées et des classes sociales par ailleurs en opposition. On a tendance à sous-estimer l’importance de l’Église alors qu’elle est l’institution la plus vieille du monde et qu’elle est la religion la plus organisée et donc, sur le long terme, sans doute la plus influente. Elle connaît un regain de vigueur et une nette montée de ses effectifs depuis le pontificat de Jean-Paul II[1]. Elle est dotée d’une doctrine tout à fait réfléchie et influente qui est publiée dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (dont on peut trouver une version électronique sur internet[2]).
Ce document capital, publié en 2004[3], aborde la question des droits de l’homme et dit : « Le Magistère de l’Église n’a pas manqué d’évaluer positivement la Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée par les Nations Unies le 10 décembre 1948 ». L’Église reconnait ainsi les droits de l’homme dans leur version la plus complète alors que les forces qui ont pour but de les instrumentaliser s’obstinent à ne les connaitre que sous la forme de la déclaration des droits politiques de 1789. Cependant, le ralliement de l’Église catholique aux droits de l’homme dans leur forme moderne n’est ni une adhésion complète aux fondements philosophiques qu’ils se donnent, ni une approbation explicite de leur contenu.
Le Compendium reconnaît que : « la racine des droits de l’homme doit être recherchée dans la dignité qui appartient à chaque être humain. » mais ajoute que « La source ultime des droits de l’homme ne se situe pas dans une simple volonté des êtres humains, dans la réalité de l’État, dans les pouvoirs publics, mais dans l’homme lui-même et en Dieu son Créateur. ». Il en fait par conséquent une lecture biaisée puisque la Déclaration universelle de 1948 ne situe à aucun moment dans « la réalité de l’État » leur source ultime. L’idée d’une source ultime, c’est-à-dire supérieure et antérieure à celle de la « reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », ne figure d’ailleurs pas dans la Déclaration. Son préambule prend acte que les « États Membre se sont engagés à assurer [le respect des droits] en coopération avec l’Organisation des Nations Unies ». Ce qui est tout à fait différent. Les États et les Nations Unies sont garants et non source des droits.
Par sa lecture biaisée, l’Église s’efforce de substituer un fondement religieux au fondement laïque, et par conséquent universellement reconnaissable, qu’a donné l’assemblée des Nations Unies aux droits proclamés. Elle ne le fait pas sans une certaine efficacité dans la mesure où elle peut s’appuyer sur toute une historiographie reconnue comme progressiste. Le philosophe marxiste Ernst Bloch, par exemple, dans son ouvrage « droit naturel et dignité humaine [4]» fait remonter au christianisme et en particulier à Thomas d’Aquin l’idée de droit naturel qui se trouve à la base de la déclaration de 1789. Cette thèse est démentie par les travaux historiques récents ; en particulier par l’historien britannique Brian Tiernay (lequel n’est malheureusement pas traduit en français). Elle est pourtant couramment reprise comme une évidence.
A partir de cette réévaluation de leur fondement, l’Église s’autorise à compléter les Droits de l’homme ou à les corriger dans le sens de sa doctrine. Ce qu’elle fait de façon ambigüe puisque, dans le paragraphe 155 du Compendium, elle affirme : « Les droits de l’homme doivent être protégés non seulement singulièrement, mais dans leur ensemble: leur protection partielle se traduirait par une sorte de manque de reconnaissance ». Seulement, ce refus d’une « protection partielle » n’est pas le refus d’y retrancher quelque chose, c’est au contraire la volonté d’ajouter quelque chose qui manquerait à leur complétude ; quelque chose que l’Église considère comme essentiel. Car, selon cette lecture, les droits proclamés sont partiels et doivent être complétés pour être « dans leur ensemble ». L’idée d’un manque n’est pas contestée par tous ceux qui voudraient voir proclamés de nouveaux droits, en particulier en matière sociale. Seulement, ce n’est pas cela qu’affirme l’Église ; pour elle, ce n’est pas là qu’est le manque. Le manque, selon l’Église est celui des principes du catholicisme : les droits proclamés eux-mêmes sont partiels car il leur manque ceux que l’Église veut y adjoindre.
L’Église complète et réinterprète les droits proclamés avec ceux affirmés dans l’encyclique Centesimus annus de 1991, qui sont les suivants : « Le droit à la vie dont fait partie intégrante le droit de grandir dans le sein de sa mère après la conception; puis le droit de vivre dans une famille unie et dans un climat moral favorable au développement de sa personnalité; le droit d’épanouir son intelligence et sa liberté par la recherche et la connaissance de la vérité; le droit de participer au travail de mise en valeur des biens de la terre et d’en tirer sa subsistance et celle de ses proches; le droit de fonder librement une famille, d’accueillir et d’élever des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un sens, la source et la synthèse de ces droits, c’est la liberté religieuse, entendue comme le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la dignité transcendante de sa personne ». A ce droit primordial à la vie, dans le sens particulier que veut lui donne l’Église, s’ajoutent les droits affirmés par le Concile Vatican II : « Tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres ». Le premier texte, extrait de l’encyclique Centesimus annus, implique le refus du droit à l’avortement comme conséquence du droit à la vie dont il est dit dans le Compendium de 2004, pour être encore plus clair : « Le premier droit énoncé dans cette liste est le droit à la vie, depuis sa conception jusqu’à sa fin naturelle », ce qui est une reprise littérale de l’encyclique Evangelium vitae de 1995. La doctrine de l’Église met donc, semble-t-il, l’opposition à l’avortement sous la protection du droit d’exercer librement sa religion et de vivre conformément à sa foi qui vient juste après le droit à la vie et en est le garant. Elle fait du problème posé par la pratique de l’avortement une question religieuse.
Le second des droits affirmés, sur lequel s’appuie le refus de l’avortement, réévalue la place de la religion pour affirmer qu’elle est ce qui est fondamental pour la personne humaine, ce qui est, par conséquent, supérieur à ce que peut vouloir imposer « quelque pouvoir humain que ce soit« . Le droit de vivre conformément à sa religion dans tous les domaines est posé comme le garant du droit à la vie et de l’ensemble des droits. L’Église légitime ainsi son opposition au droit à l’avortement dans toutes les sociétés et même là où il est reconnu légalement et réglementé humainement. Elle affirme donc avoir le droit de s’y opposer, au nom des droits de l’homme, même en dépit de lois votées démocratiquement. C’est du moins ce qu’on peut en conclure car rien de tel n’est explicitement affirmé.
Par ce geste, l’Église répète au nom de la religion l’acte de fondation suprême qui est celui de la proclamation des droits de l’homme. Effectivement, la prétention à affirmer une valeur supérieure qui s’impose même aux pouvoirs politiques, qu’ils soient ou non démocratiques, n’est pas le propre du catholicisme puisqu’elle inhérente à l’idée même de valeurs fondatrices. Elle ne peut, par conséquent, être contestée dans son principe mais plutôt dans le fait qu’elle réduit à la religion (à un corpus de valeurs fermé) ce que le principe des droits de l’homme laisse ouvert au développement humain.
L’Église a donc face aux Droits humains une position à la fois ambigüe et paradoxale. En prétendant surenchérir sur les droits proclamés, elle se pose en critique de ce qu’elle déclare soutenir et soumet à sa doctrine ce qu’elle dit approuver. Elle se situe dans le camp de ceux qui défendent les droits de l’homme mais les ramène autant qu’elle le peut à sa doctrine (tant sur le plan du contenu que de la fondation). Sur ce terrain, elle est très loin d’avoir perdu la bataille. Bien au contraire, elle est confortée par les craintes que soulèvent la rapide évolution des mœurs et les irruptions, jugées parfois intempestives, des pouvoirs dans ces questions ; sa force vient de ce qu’elle se place en garant contre toutes les déviances qui s’autorisent de l’idée d’une liberté inconditionnée.
[1] C’est ce que soutient Manlio Graziano, professeur à Paris IV, spécialiste en géopolitique des religions : L’Eglise catholique est une puissance économique internationale et un Etat qui a des relations diplomatiques avec 179 pays. Elle est présente dans plusieurs organisations internationales en tant que membre ou en tant qu’observateur : OCDE, haut commissariat de l’ONU pour les réfugiés, AIEA ?!. Elle est même membre de la ligue des Etats Arabes ! Elle est observateur à l’ONU, membre invité dans l’organisation des Etats Américains et jusque dans l’organisation météorologique internationale !
[2] Pour une lecture plus complète de ce document, voir mes articles Facebook d’avril 2012 à cette adresse : https://www.facebook.com/michel.lemoine.90/notes
[3] Compendium de la doctrine sociale de l’Église : conseil pontifical justice et paix – éditions Cerf 2004
[4] Ernst Bloch – Droit naturel et dignité humaine – Editions Payot 1976