Conscience de classe

050214_1717_Conscienced1.jpgLa liberté d’un individu dépend de son niveau de conscience politique. Elle liée en particulier à la conscience qu’il a d’avoir des droits, à sa capacité à les exprimer dans un cadre collectif et à les faire valoir. L’individu peut prendre en charge sa liberté et ses droits en travaillant à faire évoluer les structures sociales. Cela exige qu’il ait juste conscience de sa situation mais aussi que cette conscience soit partagée par ceux qui vivent la même situation que lui. L’espace de liberté qui existe au niveau de l’individu n’a d’effet réel qu’à ce prix. Il faut, pour que l’individu soit réellement libre, que sa conscience critique soit partagée. La levée des contraintes historiques n’est possible que par là. La réalisation des droits fondamentaux de l’individu passe par leur prise en charge par la conscience collective. Or la conscience collective dépend des structures sociales et de leur évolution. Elle est enserrée dans un réseau de contraintes. Elle est freinée par un système qui met les individus en concurrence. Dans les sociétés capitalistes avancées comme la nôtre, elle varie en raison inverse de la stabilité des situations de classe. Elle est influencée par la mobilité sociale et obéit à une logique complexe :

Dans nos sociétés, il y a un renouvellement constant et régulier des éléments composant les classes sociales et plus particulièrement de la classe ouvrière. L’économiste Schumpeter l’a noté et il a comparé une classe sociale à un hôtel ou à un autobus dont les occupants ou les passagers se renouvellent sans cesse. Il se trouvait ainsi en accord avec le sociologue marxiste Daniel Bertaux selon lequel destin personnel et structure de classe ne se recouvrent pas totalement mais s’articulent selon des modalités complexes. L’économiste fait le constat empirique qu’il y a bien une rigidité sociale qui pèse sur les trajectoires individuelles mais pas de fatalité de la condition sociale ; le sociologue le confirme et étudie la mobilité sociale et ses effets sur la conscience afin d’en comprendre le mécanisme. Le sociologue constate que la mobilité sociale n’est pas le fait d’individus exceptionnels qui échapperaient à la condition commune. Elle entre dans la logique même du fonctionnement social. Elle contribue à la stabilité sociale. La société capitaliste, sans ordres ni castes, permet et favorise une certaine mobilité sociale d’une ampleur variable selon les époques ; l’ampleur de cette mobilité a elle-même des effets sur la conscience sociale. Ainsi, comprendre comment se forme la conscience sociale et dans quelles limites elle est déterminée ou résulte de l’autonomie d’individus libres, c’est saisir les modalités de cette mobilité sociale et de ses effets sur la conscience. C’est dresser le cadre dans lequel s’exercent la liberté individuelle et les aspirations individuelles à voir ses droits revendiqués effectivement mis en œuvre.

Le premier niveau de ce cadre est celui de l’histoire. On sait qu’au 19ème siècle Marx remarque, qu’aux États-Unis, les ouvriers ont la possibilité de s’évader du salariat mais il en marque les limites et surtout les effets sur la conscience politique. Il oppose l’Europe à l’Amérique « où les classes déjà constituées, mais non encore fixées, modifient et remplacent constamment, au contraire, leurs éléments constitutifs». Il relie le constat de l’immaturité du mouvement social américain à cette porosité de la structure de classe due à l’expansion de la société sur un territoire neuf. Engels fait le constat inverse pour l’Angleterre industrielle où «aujourd’hui les ouvriers n’ont jamais la perspective de s’élever au-dessus de leur classe ». Leur conscience de classe se construit sur cette permanence de condition. Elle est favorisée par la conscience d’avoir conquis quelques avancées sociales mais de n’avoir pas de privilèges à défendre contre une classe montante. Cependant, le fait que les trajectoires individuelles sont empêchées ne signifie pas que les stratégies collectives de sortie de sa condition ne sont pas possibles. Cela ne les empêche pas mais les favorise sous la forme de stratégies familiales passant par l’éducation et les échanges matrimoniaux. Il reste donc toujours une mobilité sociale ascendante qui prend la forme d’une évolution dans le monde du salariat vers une condition meilleure et surtout d’une projection sur la génération suivante. Sur le plan de l’histoire, la possibilité de cette mobilité est liée à l’essor de la classe capitaliste mais surtout à l’apparition de secteurs économiques nouveaux, à l’industrialisation et à son pendant l’exode rural. Mais l’effet de ces phénomènes n’est pas direct. Il prend des formes complexes où jouent à la fois anticipation et mémoire.

image 2Pour ce qui concerne l’anticipation : la théorie de la « socialisation anticipatrice » de Robert K. Merton explique en quoi la possibilité ou au contraire l’absence d’opportunités d’une mobilité sociale ascendante modifient la conscience de classe. La rigidité sociale favorise l’apparition d’une culture de classe et l’épanouissement de l’individu dans son milieu. Elle permet que se constitue une mémoire collective portée par des lignées familiales. Mais en même temps, l’individu se projette sur le groupe social qu’il voudrait voir intégrer par sa progéniture. C’est ce groupe qui lui sert de référence et dont il adopte autant qu’il peut les habitus. Le groupe de référence l’emporte sur le groupe d’appartenance. Se développe ainsi cette figure de l’ouvrier fier de sa condition, cultivé et militant mais qui pousse ses enfants vers ce qu’il juge être une condition plus élevée et plus particulièrement vers les milieux de la culture : professeur, médecins etc. Le succès de cette stratégie tend, à la génération suivante, à défaire ce qui l’a permis : la mémoire collective s’affaiblit, le lien avec la classe d’origine s’efface et avec elle la conscience politique qui l’a portée. Les mutations sociales globales renforcent évidemment ce phénomène. Le même phénomène d’aspiration à une autre condition explique le goût de la petite bourgeoisie pour les apparences et l’instabilité qui la caractérise. Selon Pierre Bourdieu « le petit bourgeois est celui qui, condamné à toutes les contradictions entre une condition objectivement dominée et une participation en intention et en volonté aux valeurs dominantes, est hanté par l’apparence qu’il livre à autrui et par le jugement d’autrui porté sur son apparence ».

Mais ce n’est pas seulement le futur qui modèle la conscience, c’est aussi bien évidemment le passé. La conscience sociale est dépendante de la mémoire. Bourdieu insiste sur le fait que le passé incorporé survit dans le présent des individus : « le mort saisit le vif ». Même dans le cas extrême des OS travaillant à la chaîne, dont les conditions de travail ont un effet homogénéisant fort, cela ne suffit pas à effacer les effets des trajectoires différentes ; celles-ci modèlent durablement la personnalité des individus. Cela se vérifie empiriquement chez les ouvriers issus de l’immigration dont la conscience politique demeure souvent attachée à la condition de leur famille d’origine et reste largement dépendante d’un univers culturel différent où la pratique religieuse a plus de place (particulièrement pour les immigrés venant de pays à dominance musulmane) et où l’État de droit est moins implanté, où donc la question des droits humains n’est pas perçue de la même façon.

L’effet de la mémoire joue également entre ouvriers partageant la même condition. L’attachement aux qualifications et aux hiérarchies corrélatives, et par là à une forme d’ordre établi, croît en raison de l’ancienneté dans la classe ouvrière et avec lui croît aussi la capacité à mener des actions collectives disciplinées. L’envers de ce mouvement est souvent un corporatisme fort. L’égard pour les usages est plus faible chez les ouvriers de la première génération (plus indisciplinés et sporadiquement très combattifs). Il est fragile parmi les femmes et spécialement chez les immigrées. Ces groupes sont souvent réticents à se joindre à des actions collectives. La conscience est encore différente chez les jeunes passés plus longtemps que leurs aînés par le système scolaire. Les vécus sont différents mais ont en commun un effort d’acceptation et d’adaptation. Selon Bourdieu « les conditions de travail les plus rebutantes, les plus aliénantes …. sont encore prises en charge par un travailleur qui les apprécie, les aménage, les accommode, s’en accommode en fonction de toute son histoire, voire celle de toute sa lignée ». Globalement : « la vérité subjective du travail ne coïncide pas avec sa réalité objective ». « On peut comprendre que l’être social est ce qui a été ; mais aussi que ce qui a une fois été est à jamais inscrit dans l’histoire, ce qui va de soi, mais aussi dans l’être social, dans les choses et aussi dans les corps ». La conscience d’un groupe social et de chacun de ses membres est aussi un produit de l’histoire du groupe social tout entier. Il y a une dialectique de l’histoire collective et de l’histoire individuelle, de l’anticipation et de la mémoire, pour former la conscience collective d’un groupe social.

image 3A cela s’ajoute que la classe dominante a appris à empêcher le développement de la conscience de classe de la classe dominée. Elle s’efforce de la maintenir sous l’emprise de l’idéologie dominante : elle contrôle la quasi-totalité des médias et de l’édition et tout ce qu’Althusser a appelé les « appareils idéologiques d’État ». Ces appareils sont : «l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) [qui] enseignent des ‘savoir-faire’, mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa ‘ pratique’». La classe dominante recrute dans ses rangs, plus souvent dans les rangs de ses appareils idéologiques, selon l’expression de Marx « les meilleurs cerveaux » de la classe dominée. Elle tente de réduire l’effet homogénéisant des grandes concentrations industrielles. Dans les usines les directions des ressources humaines utilisent la surveillance et la répression mais s’évertuent aussi à mélanger savamment les origines, à favoriser la précarité et le passage du salariat à l’exclusion en maintenant un volant de travailleurs intérimaires. Ainsi, la classe dominante s’applique à détruire ou à dévoyer la conscience sociale des groupes dominés. Mais elle travaille à l’inverse à souder ses membres et elle est soudée par une véritable appropriation collective de moyens de production (en particulier par les actionnariats croisés). Ainsi, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont montré que malgré les apparences la grande bourgeoisie n’était pas un groupe disparate mais constituait une véritable classe sociale. Selon ces auteurs, cette classe se définit par une quadruple maîtrise : celles de la richesse, du temps, des espaces, du cosmopolitisme. Sa richesse est à la fois professionnelle et patrimoniale et fortement dispersée entre les familles par l’actionnariat croisé. Son capital économique est légitimé par la maîtrise d’un capital culturel et social. Ce capital social est soigneusement entretenu dans le cadre de cercles et de clubs et possède donc une dimension collective essentielle. Le capital culturel s’accumule à la fois à l’école mais aussi hors de l’école par l’éducation du goût et la fréquentation de manifestations culturelles hors de la portée du public. La maîtrise du temps est celle du capital symbolique que représente un nom aristocratique qui s’enracine dans l’histoire. Cet avantage se renforce à travers les héritages et les transmissions et par des stratégies matrimoniales. Selon Pinçon-Charlot « le mariage, singulièrement dans la bourgeoisie, ne concerne pas seulement un homme et une femme : il met en relation deux familles, et au-delà leurs réseaux d’alliances». La maitrise de l’espace est celle du pouvoir gardé sur des lieux de résidence et de villégiature privilégiés qui permettent la création d’un « entre soi » et favorisent la cohésion et la sociabilité du groupe et son endogamie. Le cosmopolitisme enfin est un autre trait distinctif de cette classe sociale : elle éduque volontiers ses enfants dans de prestigieuses écoles ou universités étrangères et y noue des relations. Elle maintient une vie mondaine par laquelle elle se reconnaît et renforce ses liens. Ainsi, la classe dominante est mobilisée en permanence pour défendre ses intérêts et cherche à transmettre de génération en génération non seulement des biens mais aussi un capital culturel. Elle a une forte conscience de soi, de ses intérêts et des codes et avantages qui la distinguent.

Tout cela aboutit à un développement contrasté de la conscience sociale. Alors qu’elle est stable et profonde dans la grande bourgeoise, elle est vacillante et chaotique dans les classes intermédiaires et surtout dans la classe travailleuse où elle peut connaître de longues périodes d’affaiblissement comme nous en vivons une actuellement. En France, la conscience ouvrière a toujours été faible : la constitution de la classe ouvrière a été lente ; on a pu parler « d’en-paysannement de la classe ouvrière » au 19ème siècle par un apport continu de travailleurs sortis de la paysannerie. La classe ouvrière des années 1920 a été marquée par une très forte instabilité et en conséquence une faible conflictualité, puis par une stabilisation dans la classe dans les années 1930 (due en partie aux effets de la crise de 29) qui a permis un net renforcement de sa conscience politique qui a abouti au front populaire. Cette conscience s’est affaiblie à nouveau dans les années d’après-guerre du fait d’une plus forte mobilité sociale (en particulier générationnelle) et à la suite de l’arrivée de couches nouvelles issues de l’immigration. La désindustrialisation en a encore accentué l’effritement pour aboutir à l’atrophie actuelle et la quasi-disparition des grandes organisations syndicales et politiques qui étaient porteuses de cette conscience.

La question de l’histoire

image 1Ce blog ayant été interrompu pour une période de vacances, il n’est pas peut-être pas inutile de faire le point de la recherche entreprise par les précédents articles. L’objet ultime de cette recherche est de d’établir, sur les bases d’une philosophie matérialiste, le fondement des droits fondamentaux et par conséquent de ne pas abandonner cette question à l’idéalisme philosophique et à sa critique plus ou moins vénéneuse. Dans ce contexte fonder signifie «démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme ». Le premier acquis de la recherche a permis de mettre en évidence l’inscription des droits fondamentaux dans l’essence humaine sous la forme du lien ontologique, de la « trialectique », entre rapports sociaux sociaux/essence humaine/et droits fondamentaux. Nous avons observé, en parallèle, le passage de sociétés organisées par la religion à des sociétés régies par le droit. Cette évolution générale n’est nullement contingente puisqu’elle est commune à toutes les sociétés. Nous avons pu établir qu’elle est liée à l’apparition des formes bourgeoises de propriété et qu’elle prend la forme d’une convergence entre droit et morale.

Il nous reste à établir que l’histoire a une rationalité propre qui ne se réduit pas aux volontés d’individualités exceptionnelles. Elle serait plutôt la résultante imprévue de volontés concurrentes. Dans ce cadre, les droits fondamentaux, comme produits de l’histoire, pourront être considérés comme transcendants aux individus qui s’en réclament. L’humanité a nécessairement une histoire qui dépasse l’individu du fait que les individus sont eux-mêmes des produits de l’histoire et qu’ils sont nécessairement engagés dans un processus d’émancipation car, selon ce qui a été dit : « ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation».

Tout cela peut se résumer par cette formule : les droits fondamentaux, c’est l’essence humaine se réalisant dans l’histoire (c’est-à-dire sur la longue durée) car le chemin qui va de l’essence humaine aux droits fondamentaux est celui de l’histoire. L’histoire est la dimension fondamentale du développement humain. On reste philosophiquement idéaliste et on ne comprend pas l’essence humaine et son lien aux droits fondamentaux si on n’y introduit pas la dimension de l’histoire, si on ne la voit pas comme prise dans un processus historique et comme partie d’un processus historique. Il n’y a pas d’hommes sans histoire. Mais comment penser l’histoire ? Encore une fois c’est Marx qui va nous permettre de répondre à cette question.

Parce qu’elle met l’histoire au premier rang des sciences humaines, la conception développée par Marx est à la fois plus large et plus dynamique que celle de la sociologie. Elle unifie les sciences humaines en un système cohérent qui repose sur une philosophie alliant le matérialisme et la dialectique mais qui y ajoute la dimension de l’histoire. L’essence humaine et ses liens avec les droits fondamentaux ne peuvent être véritablement compris que dans ce cadre : que si on y intègre la dimension de l’histoire.

Marx pense l’histoire comme un ensemble de processus, il la comprend dans un cadre conceptuel complexe qu’on peut considérer comme l’illustration concrète de la dialectique qu’il s’est refusé à développer pour elle-même mais dont nous avons essayé de résumer les grandes lignes dans notre article du 16 juin 2013. Le cadre conceptuel de la théorie marxiste de l’histoire est un système de catégories essentiellement économiques dans la mesure où Marx n’a pas eu le temps de produire une critique des doctrines politiques (aussi peut-être parce que son expérience concrète de la politique est restée très épisodique). Son système de catégories doit être considéré comme inachevé même s’il forme un ensemble cohérent : il demanderait à être mis en relation avec un système de catégories élaborées dans le cadre d’une critique du politique qui aurait été équivalente à sa critique de l’économie et l’aurait redoublée sur un autre plan. On peut estimer qu’on trouve une ébauche de cette critique du politique et de cette production catégorielle chez un auteur comme Gramsci mais aussi chez le philosophe argentin Enrique Dussel (dont l’œuvre est très peu éditée en Français). Cependant, même incomplète la conception marxiste de l’histoire, parce qu’elle est centrée sur l’idée de rapports sociaux, peut nous aider à comprendre comment évoluent les rapports sociaux, comment ils modèlent les consciences et comment leur évolution a fait émerger l’idée de droits humains mais comment aussi elle l’occulte. Si nous nous limitons aux concepts élaborés par Marx pour penser l’histoire, c’est qu’ils suffisent à notre propos. Les critiques qui sont adressées à ce système conceptuel ignorent le plus souvent son caractère inachevé. Elles ne voient pas qu’elles critiquent l’apport d’un jeune homme (puisque Marx avait moins de trente ans quand il en a conçu l’essentiel) et surtout qu’elles critiquent l’apport d’une pensée qui vient avant le développement réel de l’histoire comme science. Les apports des écoles historiques modernes, comme ceux de Fernand Braudel, de Jacques Le Goff ou de Georges Duby, complexifient cette conception de l’histoire mais n’en renversent pas les fondements. L’essentiel reste non seulement valable mais est confirmé par la pratique de l’histoire scientifique. Exposons donc cet essentiel et ses concepts les plus généraux (qui seront en gras dans le texte):

Marx pense les rapports sociaux comme produits ou façonnés dans le cadre de « modes de production » fondés sur la domination d’une classe sur une autre ou sur les autres et il les décline en plusieurs concepts associés. Il appelle « rapports sociaux de production » l’ensemble des liens de dépendance réciproques qui s’établissent entre les hommes à l’occasion de la production de la vie matérielle, par l’intermédiaire des objets matériels qui servent à la satisfaction des besoins sociaux (moyens de production et biens de consommation). Il articule les concepts de « rapports sociaux de production » et de « forces productives ». La logique de cette articulation est la suivante : un « mode de production » est un ensemble dynamique constitué par les forces productives et les rapports sociaux de production correspondants. Dans ce qui forme ainsi l’ossature du système économique qui conditionne l’ensemble de la société, les « forces productives » constituent le facteur de développement le plus actif. Elles consistent en l’ensemble des moyens, des puissances aussi bien matérielles qu’intellectuelles, dont dispose la société pour produire.

image 2Son mode de production et la forme de domination politique qui lui correspond sont ce qui caractérise le mieux une société, ce qui conditionne son niveau de développement. Ils sont le cadre de ses rapports sociaux et le déterminant principal de leur forme et de leur niveau humain. C’est au final, dans une société et à un moment de son histoire, ce qui fait que les hommes y sont tels qu’ils sont. Dans le cadre des modes de production fondés sur la domination d’une classe sur une autre, les liens noués à l’occasion de la production et de la reproduction sociale prennent la forme de relations de domination et de subordination. Ils sont antagonistes et produisent une conflictualité entre classes, sexes, races ou ethnies. Ils prennent donc la forme de « rapports sociaux » dont l’ensemble se différencie en rapports de classe, de sexe, de racisation, imbriqués et réagissant l’un sur l’autre.

Ainsi, les rapports sociaux de production sont, pour Marx et le marxisme, le cadre dans lequel les rapports sociaux dans leur ensemble sont produits et s’articulent en formant un ensemble complexe. Ils ont aussi la base du développement historique. Toutefois, selon Marx, s’ils sont un cadre dans lequel s’articulent les autres rapports sociaux et s’ils sont la base (le premier moteur) du développement historique, ce n’est que dans le mode de production capitaliste que les rapports sociaux de production deviennent prédominants dans la conscience qu’ont les hommes de leur histoire (dans le sens où ils modèlent les consciences, où ils sont la base de la rationalité de l’histoire et de la séparation du producteur des produits de son travail et à partir de là, de sa constitution comme sujet). Dans les sociétés les plus anciennes et les plus archaïques, le rapport des hommes à la nature est premier dans les consciences. Les rapports sociaux ne sont vécus qu’au travers de la religion sous une forme aliénée et fantasmatique, la conscience individuelle n’est pas encore développée. L’homme ne se sépare pas de la nature. Tout cela a été développé dans l’article du 25 mars « rapports sociaux et conscience ».

Si les rapports sociaux de production sont constitutifs des rapports sociaux dans leur ensemble, on peut en induire que le « mode d’appropriation » est un élément déterminant de la forme des rapports sociaux et donc des formes d’existence et d’être des hommes qui les vivent. Dans les sociétés les plus développées, qui génèrent un important surplus social, la forme de la propriété des moyens de production est fondamentale : c’est elle qui détermine le plus directement la forme des rapports sociaux de production. Elle est en conséquence ce qui façonne les rapports sociaux qui en sont l’expression. Ces rapports ne seront pas les mêmes selon que la classe dominée est formée d’esclaves ou de serfs attachés au sol qu’ils cultivent. Ils sont bouleversés quand le travailleur doit vendre sa force de travail et dépend du travail domestique pour l’entretenir et selon que la force physique ou le savoir sont l’élément prioritairement mobilisés dans le travail. Ceci vaut à la fois pour les rapports de classe et pour les rapports de sexe. L’un et l’autre se coproduisent et interagissent l’un sur l’autre mais dans le cadre d’un mode de production qui les bornent et les façonnent l’un et l’autre.

Parce qu’elle se fonde sur l’idée de rapports sociaux, la conception marxiste de l’histoire est matérialiste. Le matérialisme ne consiste pas seulement à dire que la matière serait première et l’esprit second (ce qui maintient la division idéaliste) mais à soutenir et démontrer que les chaines causales remontent toujours à une base matérielle, au réel sous sa forme et sa persistance matérielle. Ainsi, Marx considère que l’histoire est autre chose qu’une suite fortuite ou arbitraire d’événements politiques, de guerres, de conflits religieux ou d’idées ou de choix politiques ; elle n’est ni une succession insensée de hasards ni l’œuvre de personnages désincarnés. Quand on remonte la chaine des causes qui partent des événements, l’histoire apparait comme le produit collectif de l’activité d’hommes et de femmes qui ont d’abord à se nourrir, à se vêtir, à se loger et à reproduire leur vie, qui s’efforcent de satisfaire leurs besoins dans les conditions qui leurs sont données et en collaboration (et aussi en lutte) avec ceux et celles avec qui ils font société.

L’histoire a une base matérielle qui la base matérielle de la vie humaine elle-même, laquelle se fait et se maintient par le travail. Car l’humanité satisfait ses besoins vitaux dans l’échange avec la nature par le travail. Sans travail il n’y aurait ni hommes ni histoire. L’essence générique de l’humanité se trouve dans le travail, c’est le travail qui est fondement ultime de l’essence générique de l’homme, c’est dans le travail qu’il a la genèse ontologique de son être. Pour Marx en conséquence, le rapport primordial que les hommes nouent entre eux est celui qui les réunit, et tout à la fois les sépare, dans le travail : c’est la division du travail.

La division du travail est un des concepts centraux à partir duquel les autres s’articulent pour former l’ensemble théorique qu’on appelle le matérialisme historique. Il faut en décrire rapidement les principes théoriques pour comprendre l’importance anthropologique de l’histoire telle qu’elle a été mise en lumière par Marx.

image 3La division du travail dépend du secteur de production (industrie, agriculture, commerce) et du niveau de développement des forces productives. Au final, sa forme est déterminée par le mode de production et en particulier par le développement des forces productives (source d’énergie utilisée, mécanisation, informatisation etc.) et de leur évolution dans le temps : la façon dont les hommes sont organisés pour produire (leurs rapports de production) et les moyens dont ils disposent et qu’ils ont appris à mettre en œuvre (les forces productives) évoluent avec le temps et sont conditionnés l’un par l’autre. Rappelons qu’ils forment ensemble un mode de production dont la forme caractérise un type de société. Les forces productives se développent en modifiant les rapports de production en les faisant passer d’une forme à une autre plus adaptée. Ainsi se succèdent les modes d’appropriation et de distribution (communautaire, familiale, individuelle) et les modes de production (esclavagisme, féodalisme, capitalisme) ainsi que les types humains qui y prospèrent. Ce schéma théorique forme la base de la compréhension des formations économiques et sociales déterminées. Aucune société ne le réalise parfaitement car toute société conserve des éléments du mode de production dépassé ou intègre ceux du mode de production en gestation. De plus, aucune société ne se réduit à son ossature productive. Toute société est, selon l’expression de Georges Lukacs, un « complexe de complexes ». Elle est donc prise dans un ensemble de processus d’évolution dont l’évolution du mode de production n’est que la première. Pour comprendre une société et son évolution historique, il faut donc analyser les « complexes » qui la forment. Et en premier lieu, puisque c’est ce qui est au plus près des rapports sociaux, sa structure de classe.

En effet, les relations économiques caractérisant un mode de production ne s’établissent pas entre individus mais entre classes sociales. Elles se redoublent donc nécessairement en relations politiques à travers des institutions dont la première est l’État. Les classes sociales sont des groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un mode de production. Dans tout mode de production fondé sur une division en classes sociales, on peut distinguer deux classes fondamentales : la classe dominante, la classe dominée. C’est la position qu’un homme occupe dans la division du travail en vigueur dans un mode de production qui définit son appartenance de classe. La conscience qu’il a de cette position détermine le niveau de sa conscience sociale. Si le niveau de conscience des individus est intimement lié à leur position de classe, il n’en émane pas spontanément. Il dépend de multiples facteurs dont le premier est le degré d’organisation autonome de leur classe sociale.

La classe dominante dans un mode de production est celle qui s’assure la maîtrise des moyens de production et qui dispose des produits du travail au détriment de la classe dominée. La lutte des classes qui en résulte est le « moteur de l’histoire » c’est-à-dire ce qui fournit l’explication des événements les plus décisifs et permet de comprendre la dynamique des processus en cours. Cette lutte, tantôt ouverte, tantôt masquée ou indirecte, est fondamentalement inconciliable. Elle suscite de continuelles transformations dans tout l’édifice social dans les domaines économiques, juridiques, politiques et culturels. Chacune de ces transformations a ses racines dans la base économique de la formation sociale concernée (dans l’état de ses rapports de production et de ses forces productives).

L’évolution des rapports juridiques et politiques dans une société dépend en dernier ressort de celle de sa base économique et sociale. Cette évolution s’accompagne de celle des idéologies et des expressions artistiques et culturelles. Ces rapports et ces expressions font partie de la superstructure de toute société. Ils n’ont pas d’autonomie propre bien que chacun soit animé par ailleurs d’une logique et d’une cohérence intrinsèque. La superstructure d’une société est faite de deux ensembles fortement liés : un ensemble de concepts et d’idées sociales (politiques, philosophiques, juridiques, artistiques, religieuses etc.) et un ensemble d’institutions politiques, juridiques et administratives qui y correspond.

Toujours selon la théorie développée par Marx, la base économique et sociale (infrastructure) d’une société a une relation complexe avec ses superstructures institutionnelles et idéelles. Marx n’a jamais vraiment approfondi cette question mais on peut déduire de ses opuscules sur l’actualité politique de son temps que sa théorie n’a rien à voir avec la conception mécaniste que lui attribuent faussement ses détracteurs. Mon article du 24 janvier « conflit de valeurs » propose une piste de recherche originale à ce sujet en faisant l’hypothèse d’une médiation par le « code culturel » (concept emprunté à Michel Clouscard). L’essentiel à retenir est que le rapport de l’infrastructure à la superstructure est réciproque mais, dans ce rapport, la base économique est l’élément dominant en dernière instance. Cela signifie qu’à l’échelle de l’histoire, l’évolution des forces productives et des rapports de production l’emporte sur les représentations qui la freinent : des conceptions sociales ou politiques inadéquates ne peuvent pas s’imposer durablement à une base économique et sociale inadaptée. De la même façon des idées correspondant au développement atteint par un mode de production et à un état des tensions sociales qui lui sont inhérentes ne peuvent finalement que finir par s’imposer. Il en va ainsi de l’idée de droits fondamentaux et de la revendication du respect de ces droits dont nous entendons chaque jour actuellement la clameur dans le cadre du capitalisme à la fois triomphant et en crise. C’est ce que les prochains articles vont développer.