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La responsabilité des intellectuels

image 3L’article précédent nous l’a appris : sa conscience sociale est la base de l’autonomie de l’individu face à l’histoire mais cette conscience est fragile particulièrement dans les classes dominées car elle dépend de nombreux facteurs liés aux possibilités de mobilité sociale. L’espace de liberté que sa situation sociale laisse à chaque individu varie selon que son éducation, ses dispositions personnelles et les hasards de sa vie lui ont permis de développer une conscience critique. Mais la transformation de cette conscience critique en une conscience sociale n’a rien d’assuré. Elle dépend de la capacité de sa classe à développer une culture, à s’organiser et prendre conscience de ses droits. C’est la conscience des contraintes qui pèsent sur lui qui permet à l’individu de les maitriser mais il ne peut le faire véritablement que sous une forme collective. Son sentiment d’injustice, sa révolte, ne trouvent autrement aucun débouché ou peuvent même être dévoyés en comportements asociaux.

Cependant, un groupe social n’a de prise sur sa destinée que pour autant qu’il génère en son sein une élite capable de le conduire, le représenter et le doter d’une conscience sociale et politique. Ces deux conditions (éveil de la conscience et une minorité agissante) se retrouvent chez l’historien britannique, spécialiste de l’histoire comparée des civilisations, Arnold Josep Toynbee. Il a exprimé la première (la conscience) ainsi : « La liberté consiste à comprendre la nécessité. La nécessité n’est aveugle qu’autant qu’elle n’est pas comprise ». Toynbee déduit la seconde idée (que les minorités font l’histoire) de son analyse du développement des civilisations. Il affirme qu’une civilisation se développe quand une minorité créatrice est librement suivie par la majorité qui l’imite (il appelle cela le phénomène de la mimesis). Selon sa théorie, (imaginée plutôt que tirée d’une analyse rigoureuse), le développement d’une civilisation se traduit par un passage du statique au dynamique. Le principe de son développement se trouve dans les défis qui sont proposés à un groupe et auxquels une minorité créatrice, à l’intérieur de ce groupe, est capable de trouver une réponse.

L’idée de minorité agissante est également attribuée à Lénine. Toutefois, chez Lénine cette affirmation est surtout circonscrite à la question de la théorie révolutionnaire. Elle se fonde sur un présupposé : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Mais, selon Lénine, et d’après son analyse des grèves ouvrières dans les années 1890 en Russie, la classe ouvrière ne peut pas accéder seule à une « conscience social-démocrate ». Il écrit : « Les ouvriers …. ne pouvaient pas avoir encore la conscience social-démocrate. Celle-ci ne pouvait leur venir que du dehors ».(1) – « La doctrine théorique de la social-démocratie surgit d’une façon tout à fait indépendante de la croissance spontanée du mouvement ouvrier ; elle y fut le résultat naturel, inéluctable du développement de la pensée chez les intellectuels révolutionnaires socialistes »(2) . La conscience sociale et politique, dans ce cadre, est une conscience déléguée . La minorité agissante est extérieure au groupe, voire à la société. Elle est constituée d’intellectuels non liés de façon organique à une classe et qui se sont mis d’eux-mêmes au service des classes populaires ou ont développés des idées qui servent le mouvement d’émancipation populaire.

image 1Ce type d’intellectuels n’est apparu qu’avec la modernité. Auparavant, avec bien-sûr quelques exceptions, l’activité intellectuelle était réservée aux représentants des classes dominantes ou aux hommes de religion subordonnés sur le plan hiérarchique et doctrinaire à leur Église. Ce n’est qu’avec le déclin de l’absolutisme et donc à partir du dix-huitième siècle que l’apparition d’une opinion publique a permis que se développe une vie intellectuelle relayée et diffusée par la circulation de journaux et de libelles. Les intellectuels modernes ont permis le développement des Lumières et leur diffusion dans la population. Ils ont contribué à élaborer et à diffuser l’idée de droits humains ; ils ont ainsi fourni les armes intellectuelles qui ont mobilisé d’abord la bourgeoisie révolutionnaire et à travers elle les classes populaires. Ils ne sont évidemment pas la cause de la Révolution française mais les historiens leur reconnaissent une influence sur sa survenance et sur ses circonstances. Sans leur travail préalable, sans cette impulsion, les conditions n’auraient sans doute pas été créées pour que se développe dans la première moitié du dix-neuvième siècle toute la constellation de penseurs prolétaires dont Jacques Rancière a rappelé les mérites dans « la nuit des prolétaires ».

Toutefois, les intellectuels, y compris ces intellectuels sans attaches, ne constituent pas une couche sociale homogène. La contre révolution a reçu l’appui d’idéologues, comme Edmund Burke ou Joseph de Maistre, qui ont dénoncé le rôle, à leurs yeux néfastes, de leurs pairs. Des intellectuels se sont librement mis au service de la contre révolution. Le rôle des intellectuels dans la vie politique a considérablement changé depuis que se sont développés des groupements d’experts appointés par les puissants et que la production idéologique est devenue un travail de commande. Les think-tanks sont la seule forme véritable d’intellectuel collectif. En 1963 le PCF se définissait comme intellectuel collectif mais n’en avait pas la réalité. L’idée est reprise actuellement par Toni Negri. Elle vient de P. Bourdieu qui l’a conçue dans le cadre du travail scientifique. L’influence des think-tanks est masquée mais certainement beaucoup plus grande que ne l’a jamais été celle des intellectuels tels qu’ils sont apparus en France à l’occasion de l’affaire Dreyfus. Ce fait nouveau brouille plus que jamais la conscience sociale de la classe dominée.

Les intellectuels jouent un rôle dans la formation de la conscience sociale des classes populaires mais, dans la période récente, ils ne l’exercent que pour autant qu’ils parviennent à une certaine visibilité médiatique. Cette visibilité est très capricieuse : elle est ouverte à quelques figures comme Frédéric Lordon, Alain Badiou, E. Todd mais reste obstinément fermée à tout ce qui est véritablement marxiste. La diffusion des idées est plus que jamais sévèrement contrôlée. Elle l’est jusque dans les programmes scolaires comme en témoigne le traitement, le mauvais traitement, de l’histoire. Ainsi, alors que le niveau scolaire des classes populaires n’a jamais été aussi élevé, leur culture est plus que jamais indigente et leur conscience sociale en ruine.

image 2S’il n’y a pas de vocation socialement obligée de la couche sociale des intellectuels, il n’y en a pas moins une responsabilité des intellectuels qui ne veulent pas se lier à la classe dirigeante au moins à ne pas desservir les classes populaires en croyant travailler à leur émancipation. Le travail de l’intelligentsia, exclusivement critique, portant sur les droits humains, les droits fondamentaux ainsi que sur les organisations et les idées produites par les couches populaires a certainement contribué à leur démobilisation et à l’affaissement de leur conscience sociale. C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en question ce travail critique dont l’effet est démultiplié par le contexte historique marqué par la déconfiture des économies se réclamant du socialisme. Si, comme nous l’avons soutenu dans nos articles, le développement de l’essence humaine exige celui des droits fondamentaux, que leur réalisation est le vecteur et la mesure de l’émancipation humaine, ce qui nuit à l’idée de droits fondamentaux et à sa diffusion nuit par là même à l’émancipation humaine. Nous avons vu (nos articles se sont efforcés de le démontrer) que les droits fondamentaux sont l’essence humaine se réalisant à travers l’histoire. Rapports sociaux, essence humaine et droits fondamentaux forment une unité organique, une trialectique. L’essence humaine trouve sa genèse ontologique dans les rapports sociaux qui sont un produit du développement humain dans l’histoire mais aussi dans l’ordre de la nature. L’essence humaine n’est pas une donnée figée mais en développement et en devenir. Ce qui fait la spécificité et la dignité humaine s’enrichit avec l’histoire et dans le cours de son déroulement qui, du fait de l’effet cumulatif des productions humaines, prend la forme d’un progrès. Les droits fondamentaux trouvent eux-aussi leur fondement dans les rapports sociaux ; plus précisément dans la tension qu’ils génèrent entre les groupes sociaux. Nous avons vu aussi qu’il n’y a pas de déterminisme historique ni de téléologie inscrite dans l’histoire car l’être humain peut disposer d’un espace de liberté qu’il peut déployer. C’est ce qui nous a amenés à poser la question de la conscience individuelle et collective et de ses conditions.

Il n’y a pas d’autre fondement aux droits humains que dans cette genèse ontologique et sa réalité dans le développement historique. L’idée d’un fondement métaphysique dans un universel ne permet pas de comprendre ce véritable fondement. Comme l’essence humaine, les droits fondamentaux se développent et s’enrichissent. Quand un niveau de développement social suffisant est atteint, la liberté individuelle peut se déployer en conscience collective et en effort pour réaliser l’essence humaine dans une société plus libre. Mais nous avons vu à quel point la conscience collective est fragile et qu’elle dépend de l’action d’une minorité agissante et créatrice. Les intellectuels ont une responsabilité particulière car ils sont ceux dont la vocation est de constituer cette minorité.

Les intellectuels ne sont pas, pour autant, les gardiens de la conscience sociale de la classe travailleuse, mais ils ne doivent pas négliger les conséquences de leur travail critique. La critique ne doit pas être menée dans le même esprit selon qu’elle vise les idées et les organisations des classes dominées ou celles des classes dominantes. Elle ne doit pas être menée dans un esprit de supériorité, ni s’abriter sous un langage inutilement abscons. Elle doit encourager et non pas freiner ou inhiber l’initiative populaire, ne pas s’abriter dans le soutien aux minorités ou à ce qui marginal, spontané, inorganisé et par là même voué à l’impuissance. Il est du devoir des intellectuels, dans la situation de crise actuelle, d’être la source de nouvelles Lumières. Mon souhait est que ce blog favorise leur réveil.

1 Lénine : «Que faire » 1902 – Œuvres choisies – Éditions du Progrès – Moscou 1971 – 1er tome pages 130-135
2 Le parti politique est conçu dans la théorie de Lénine comme un organe qui transcende les classes, qui est au-dessus d’elles et non leur émanation. Il affirme qu’il ne lui suffit pas « d’aller aux ouvriers » mais « Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée ». Le parti est pour lui une organisation de révolutionnaires professionnels. Les organisations ouvrières doivent, quant à elles, être autant que possibles légales et les plus larges possibles.

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