Si les théories comme celle de Judith Butler sont bien connues des activistes, ceux-ci ont l’habileté de les tenir cachées souvent jusqu’à soutenir qu’il n’existe pas de théorie du genre, que ce n’est qu’un fantasme ou un épouvantail agité par des réactionnaires. Le genre ne serait alors rien d’autre que le sexe social (notion que personne ou presque ne conteste). On peut trouver ainsi des entretiens où Judith Butler semble, elle-même, revenir sur ses écrits. Le débat sur France Culture entre S. Agacinski et E. Fassin, relaté par mon article du 17 mars 2013, illustre bien aussi ce côté fuyant des tenants de l’idéologie du genre. Mais on trouvera facilement aussi sur internet nombre de blogs qui diffusent cette théorie sous ses formes les plus extrêmes. Elle est aussi largement diffusée dans les milieux universitaires qui se laissent séduire par son habillage théorique hermétique faisant appel aux philosophies les plus modernes. Un exemple de ce qui est ainsi diffusé est donné par mon article du 19 mars 2013 « mœurs attaque ».
L’usage courant de la notion de genre ignore toutes ces sophistications théoriques. Il n’en est pas pour autant innocent. Le recours au mot « genre » a souvent pour fonction, dans le discours politique, d’évoquer les inégalités sans les nommer (en usant du mot de « discrimination ») et en oubliant ou en masquant la question des rapports de classe. Dans ce type de discours, la situation des individus ne parait résulter que de leur « sexe social » et non de leur place dans les rapports sociaux de production ; les discriminations fondées sur «l’orientation sexuelle » occupent une place démesurée, sans rapport avec leur réalité.
Malgré la confusion entretenue, en dépit de la variété des usages multiples et souvent peu intelligibles du mot « genre », se dégage quand même une idée commune et nullement contestée : celle que la sexualité n’est pas seulement un fait naturel, qu’elle a toujours une dimension sociale. Il s’agit d’échapper au naturalisme imputé aux usages non critiques de l’idée de sexe. Il s’agit de faire valoir la dimension culturelle de la définition des sexes contre une dimension trop exclusivement biologique (ou supposant que la biologie suffit pour rendre compte de tous les aspects de la différence entre les sexes dans toutes les circonstances de la vie sociale). Face à la virulence des activistes, le mot « genre » est utilisé pour s’éviter d’être faussement interprété.
Pour éviter les débats stériles et faussés, il faut clairement dire que les théories du genre sont des idéologies tout autant que les idées qui s’y opposent au nom du naturalisme et de la tradition. Plutôt que de parler de « la » théorie du genre, il faudrait dire qu’il y a deux principales conceptions de la différence des sexes : celle qui les fonde entièrement sur la nature et celle qui les explique essentiellement par la culture. L’une comme l’autre sont des idéologies et se déclinent en différentes variantes plus ou moins radicales. La querelle à laquelle nous avons assisté en France autour des manuels scolaires évoquant le « genre » était une dispute opposant ces deux courants idéologiques entre lesquels l’opinion balance. L’un naturaliste et fixé sur la différence des sexes, l’autre essentialiste et mettant en avant l’idée de genre.
Le propre d’une idéologie est d’être un discours ayant toutes les apparences de la simple vérité du seul fait qu’il se fonde sur un constat de faits en eux-mêmes simples et irrécusables. Ce discours « du bon sens » a l’avantage de l’évidence et souvent les apparences de la science. C’est celui qu’on adopte spontanément quand on aborde un sujet sans recul critique et sans effort d’analyse : On constate effectivement que l’humanité est composée d’hommes et de femmes, qu’elle est mixte et que la génération n’est concevable que par la rencontre d’un homme et d’une femme. La division sexuelle et la reproduction sexuée sont un fait de la nature qui appartient à la quasi-totalité du vivant. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse on est de sexe masculin ou de sexe féminin. Cette différence n’est pas sans effet sur le développement particulièrement à l’adolescence et surtout évidemment dans le rôle dans la reproduction. Ce sont les femmes qui mettent au monde les enfants dans toutes les cultures et quel que soit le discours tenu à ce sujet.
Un autre fait irrécusable, c’est que les comportements sexuels varient selon les individus et ne sont pas nécessairement figés. (Des auteurs comme Judith Butler se plaisent ici à énumérer toute la variété des comportements possibles pour en faire autant de minorités). On peut donc caractériser un individu à la fois par son sexe et sur la base d’un comportement sexuel plus ou moins exclusif. Là où commence l’idéologie, c’est quand on cherche à substituer à l’identité sexuelle fondamentale (celle qui différencie les hommes et les femmes ), une identité fondée sur la sexualité qui oppose les hétérosexuels aux homosexuels et qu’on opère un glissement d’une classification des sujets selon leur sexe à une classification selon le « genre » (celui-ci étant alors exclusivement compris comme reposant sur le comportement sexuel). Cette substitution n’est pas légitime : elle est illogique car elle se fonde sur ce qu’elle nie. En effet, ni l’hétérosexualité ni l’homosexualité – qui sont la structuration du désir- n’ont de sens sans référence à la différence sexuelle. La substitution de l’une par l’autre ou même l’affirmation d’une équivalence entre ces deux formes « d’identité » s’appuie sur l’un des faits constatés pour récuser l’autre (sur la variété des comportements pour nier la différence des sexes). Une des conséquences du glissement opéré ainsi par cette idéologie du « genre » est de construire une classification sexuelle des individus, qui ne concerne plus leur sexe, mais leurs goûts et qui vise à les enfermer dans une détermination fixe et définitive, à doter chaque « communauté » d’une culture propre exclusive de l’autre.
Un autre biais idéologique consiste, en effet, à constituer le sexe en un élément fondant une « communauté ». Ici, c’est la substitution du mot « communauté » à celui de « groupe social » qui introduit le biais idéologique. Le sexe n’est pas un trait culturel, encore moins ethnique et n’est donc pas la caractéristique commune de quelque « communauté » que ce soit, comme le sont une langue, une religion ou un territoire. Le sexe, c’est le premier constat qu’on ne peut manquer de faire, est un trait différentiel universel, car le genre humain n’existe pas hors de sa double forme, masculine et féminine. Les femmes ne forment pas une « communauté », encore moins une « minorité » mais appartiennent au genre humain au même titre que le sexe masculin. Ce qui n’implique pas qu’elles n’aient pas des spécificités (celle de mettre au monde les enfants, en particulier), comme le sexe masculin a ses spécificités. L’union du masculin et du féminin, la mixité, structure universellement toutes les sociétés, quoique les valeurs et les contenus de cette différence soient culturellement variables et toujours en débat. La société n’est pas composée de la juxtaposition d’hommes et de femmes mais de la mixité. Il faut donc écarter le mot « communauté » et surtout ses conséquences.
On entend aussi que la différence des sexes est une « construction sociale ». Là aussi on part d’une évidence et d’un constat simple : attribuer un sens à la différence des sexes est l’un des traits fondamentaux, peut-être même fondateur, de l’espèce humaine ; le statut des hommes et des femmes dans une société est largement déterminé socialement (avec le concours des autres rapports sociaux). L’avenir de l’enfant, garçon ou fille, est marqué par la structure sociale. Mais ce que l’idéologie veut oublier c’est que ces constructions sociales ne s’édifient pas de façon absolument arbitraire et autonome, à partir de rien (1). La forme historique que prend la différence des sexes ne peut pas être le prétexte à occulter cette différence. Il n’y a pas sous les formes sociales des statuts masculins ou féminins, un sujet neutre ou asexué. La philosophe Michèle Le Doeuff fait d’ailleurs remarquer que la « perspective dite de gender » conduit à sa propre négation. Elle écrit : « on ne croit plus à des natures sexuées, tout çà c’est du culturellement construit, mais construit par qui ? Ah par les hommes et du coup, comme ils sont constructeurs de la culture plus que construits par elle, c’est bien une masculinité en soi, pour soi et réelle qui détermine les productions culturelles »(2) . Ainsi donc réapparait ce qu’on avait nié. L’égalité des sexes ne peut donc pas être la négation des sexes (l’article du 31/01/14 « les ABCD de l’égalité » a développé cette question de l’égalité). Ce qui est occulté, sous la recherche d’indifférenciation sexuelle, c’est la primauté du rapport social de sexe et la question de l’intrication des rapports sociaux, avec ses conséquences. Ce qui est nié c’est, en fait, l’objet même de la question. Or cette différence sexuelle est fondamentale. C’est, selon l’anthropologue Françoise Héritier, la différence sexuelle qui fait l’humanité, qui fait l’art. Nous dirions peut-être plutôt que comme premier rapport social, elle est la base sur laquelle s’initie le processus d’abstraction par lequel l’humanité se pense comme genre humain. François Héritier va plus loin encore et lui attribue l’essor de la pensée : « La pensée naissante, pendant les millénaires de la formation de l’espèce Homo-sapiens, prend son essor sur ces observations et sur la nécessité de leur donner du sens, à partir de la première opération qui consiste à apparier et à classer » (3) .
Les problématiques de la différence et de l’égalité, qui sont au cœur des débats publics récents autour de l’idée de genre, peuvent-elles se clore ? On peut en douter si on lit l’ouvrage qu’a fait paraitre l’été dernier l’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier. Selon elle : « Toute société ne pourrait être construite autrement que sur cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable, et, […] la valence différentielle des sexes « . Toute société se fonde sur la reconnaissance de différences complémentaires : la différence des sexes, la succession des générations et leur résultante, la distinction des lignages (la différence des sangs). Ces différences sont au fondement de la prohibition de l’inceste qui prohibe les relations sexuelles entre parents et enfants mais aussi à l’intérieur des fratries, les deux étant pris dans un sens élargi allant selon les sociétés d’une part, au-delà de la parenté directe, aux différentes formes de liens d’oncles et tantes à neveux et nièces et d’autre part, au-delà de la fratrie directe, à des degrés assez divers de cousinages.
La différence première et fondamentale est la différence des sexes. N’en déplaise aux partisans de la théorie du genre, elle apparait, selon Françoise Héritier « au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique ». C’est sur elle que se fonde l’institution commune à toutes les sociétés qu’est « une forme légale et reconnue d’union stable ». Cela ne signifie pas qu’il y ait une forme unique d’organisation familiale. Bien au contraire, car « l’inscription dans le biologique est nécessaire, mais sans qu’il y ait une traduction unique et universelle de ces données universelles ». Dans toutes les formes familiales, on retrouve les quatre composantes de la société. Comme l’écrit Françoise Héritier : « Les faits biologiques premiers dont les éléments sont recomposés de diverses manières, sont bien le sexe (le genre), la notion de génération, celle de fratrie par rapport à un ou des géniteurs communs et de façon adventice, le caractère aîné ou celle de cadet au sein de la fratrie ou de la génération ».
De la combinaison de ces données, on peut déduire qu’il ne peut y avoir qu’un nombre fini de combinaisons. Mais de toutes les combinaisons possibles, seul un petit nombre a pu être constaté. Ainsi, le classement selon les types terminologiques de parenté donne six grands systèmes : « eskimo (le nôtre relève de ce type), hawaiien, soudanais, iroquois, crow et omaha ». Les systèmes possibles selon le calcul combinatoire, qui ne sont pas réalisés, sont selon Françoise Héritier, ceux qui contreviennent à la « valence différentielle des sexes » c’est-à-dire ceux qui n’introduiraient aucune distinction de niveau hiérarchique entre hommes et femmes ou qui inverseraient l’ordre des sexes. Cela ne signifie pas qu’une égalité hommes/femmes n’est pas possible mais qu’elle est, selon l’expression utilisée par l’auteur, une visée « asymptotique ». La valence différentielle des sexes ne repose pas sur des considérations de capacités moindre des femmes (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l’allaitement). Elle est plutôt « l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier ». C’est d’ailleurs ce contrôle masculin sur la procréation qui est poussé à son paroxysme par l’idée de permettre à des couples masculins d’accéder à une forme de filiation excluant la procréatrice ! L’égalité des genres parait ici renforcer la valence différentielle des sexes.
(1)Présentant, sur France Culture le 22/05/12, son dernier livre « Reflets dans un œil d’homme » Actes Sud, l’écrivain Nancy Huston s’en est pris violemment à cette théorie : « N’en déplaise aux queer, n’en déplaise aux genristes qui sont des illuminées, le fait de naître garçon ou fille continue à être perçu partout dans le monde comme significatif. Il y a des garçons et il y a des filles et puis çà se travaille. Dans toutes les sociétés çà a été une des différences les plus férocement retravaillées : on a asséné le genre à un sexe et à l’autre. On a inventé toutes sortes de codes, de traditions, de rituels » …. « Je vois bien qu’il y a le patriarcat, je vois bien que les femmes sont opprimées et sont des citoyennes de deuxième ordre dans le monde entier, je vois bien qu’il y a des injustices criantes qui sont commises contre les femmes () mais il me semble que ces théories qui refusent de voir qu’il y a du donné et pas seulement de l’acquis sont dans une sorte de délire volontariste ».
(2) Michèle Le Doeuff : « le sexe du savoir » – Champs Flammarion – Aubier Paris 1998 – page 240
(3) Modèle dominant et usage du corps des femmes – Françoise Héritier Augé – Article LE MONDE – 11 février 2003.