La liberté d’un individu dépend de son niveau de conscience politique. Elle liée en particulier à la conscience qu’il a d’avoir des droits, à sa capacité à les exprimer dans un cadre collectif et à les faire valoir. L’individu peut prendre en charge sa liberté et ses droits en travaillant à faire évoluer les structures sociales. Cela exige qu’il ait juste conscience de sa situation mais aussi que cette conscience soit partagée par ceux qui vivent la même situation que lui. L’espace de liberté qui existe au niveau de l’individu n’a d’effet réel qu’à ce prix. Il faut, pour que l’individu soit réellement libre, que sa conscience critique soit partagée. La levée des contraintes historiques n’est possible que par là. La réalisation des droits fondamentaux de l’individu passe par leur prise en charge par la conscience collective. Or la conscience collective dépend des structures sociales et de leur évolution. Elle est enserrée dans un réseau de contraintes. Elle est freinée par un système qui met les individus en concurrence. Dans les sociétés capitalistes avancées comme la nôtre, elle varie en raison inverse de la stabilité des situations de classe. Elle est influencée par la mobilité sociale et obéit à une logique complexe :
Dans nos sociétés, il y a un renouvellement constant et régulier des éléments composant les classes sociales et plus particulièrement de la classe ouvrière. L’économiste Schumpeter l’a noté et il a comparé une classe sociale à un hôtel ou à un autobus dont les occupants ou les passagers se renouvellent sans cesse. Il se trouvait ainsi en accord avec le sociologue marxiste Daniel Bertaux selon lequel destin personnel et structure de classe ne se recouvrent pas totalement mais s’articulent selon des modalités complexes. L’économiste fait le constat empirique qu’il y a bien une rigidité sociale qui pèse sur les trajectoires individuelles mais pas de fatalité de la condition sociale ; le sociologue le confirme et étudie la mobilité sociale et ses effets sur la conscience afin d’en comprendre le mécanisme. Le sociologue constate que la mobilité sociale n’est pas le fait d’individus exceptionnels qui échapperaient à la condition commune. Elle entre dans la logique même du fonctionnement social. Elle contribue à la stabilité sociale. La société capitaliste, sans ordres ni castes, permet et favorise une certaine mobilité sociale d’une ampleur variable selon les époques ; l’ampleur de cette mobilité a elle-même des effets sur la conscience sociale. Ainsi, comprendre comment se forme la conscience sociale et dans quelles limites elle est déterminée ou résulte de l’autonomie d’individus libres, c’est saisir les modalités de cette mobilité sociale et de ses effets sur la conscience. C’est dresser le cadre dans lequel s’exercent la liberté individuelle et les aspirations individuelles à voir ses droits revendiqués effectivement mis en œuvre.
Le premier niveau de ce cadre est celui de l’histoire. On sait qu’au 19ème siècle Marx remarque, qu’aux États-Unis, les ouvriers ont la possibilité de s’évader du salariat mais il en marque les limites et surtout les effets sur la conscience politique. Il oppose l’Europe à l’Amérique « où les classes déjà constituées, mais non encore fixées, modifient et remplacent constamment, au contraire, leurs éléments constitutifs». Il relie le constat de l’immaturité du mouvement social américain à cette porosité de la structure de classe due à l’expansion de la société sur un territoire neuf. Engels fait le constat inverse pour l’Angleterre industrielle où «aujourd’hui les ouvriers n’ont jamais la perspective de s’élever au-dessus de leur classe ». Leur conscience de classe se construit sur cette permanence de condition. Elle est favorisée par la conscience d’avoir conquis quelques avancées sociales mais de n’avoir pas de privilèges à défendre contre une classe montante. Cependant, le fait que les trajectoires individuelles sont empêchées ne signifie pas que les stratégies collectives de sortie de sa condition ne sont pas possibles. Cela ne les empêche pas mais les favorise sous la forme de stratégies familiales passant par l’éducation et les échanges matrimoniaux. Il reste donc toujours une mobilité sociale ascendante qui prend la forme d’une évolution dans le monde du salariat vers une condition meilleure et surtout d’une projection sur la génération suivante. Sur le plan de l’histoire, la possibilité de cette mobilité est liée à l’essor de la classe capitaliste mais surtout à l’apparition de secteurs économiques nouveaux, à l’industrialisation et à son pendant l’exode rural. Mais l’effet de ces phénomènes n’est pas direct. Il prend des formes complexes où jouent à la fois anticipation et mémoire.
Pour ce qui concerne l’anticipation : la théorie de la « socialisation anticipatrice » de Robert K. Merton explique en quoi la possibilité ou au contraire l’absence d’opportunités d’une mobilité sociale ascendante modifient la conscience de classe. La rigidité sociale favorise l’apparition d’une culture de classe et l’épanouissement de l’individu dans son milieu. Elle permet que se constitue une mémoire collective portée par des lignées familiales. Mais en même temps, l’individu se projette sur le groupe social qu’il voudrait voir intégrer par sa progéniture. C’est ce groupe qui lui sert de référence et dont il adopte autant qu’il peut les habitus. Le groupe de référence l’emporte sur le groupe d’appartenance. Se développe ainsi cette figure de l’ouvrier fier de sa condition, cultivé et militant mais qui pousse ses enfants vers ce qu’il juge être une condition plus élevée et plus particulièrement vers les milieux de la culture : professeur, médecins etc. Le succès de cette stratégie tend, à la génération suivante, à défaire ce qui l’a permis : la mémoire collective s’affaiblit, le lien avec la classe d’origine s’efface et avec elle la conscience politique qui l’a portée. Les mutations sociales globales renforcent évidemment ce phénomène. Le même phénomène d’aspiration à une autre condition explique le goût de la petite bourgeoisie pour les apparences et l’instabilité qui la caractérise. Selon Pierre Bourdieu « le petit bourgeois est celui qui, condamné à toutes les contradictions entre une condition objectivement dominée et une participation en intention et en volonté aux valeurs dominantes, est hanté par l’apparence qu’il livre à autrui et par le jugement d’autrui porté sur son apparence ».
Mais ce n’est pas seulement le futur qui modèle la conscience, c’est aussi bien évidemment le passé. La conscience sociale est dépendante de la mémoire. Bourdieu insiste sur le fait que le passé incorporé survit dans le présent des individus : « le mort saisit le vif ». Même dans le cas extrême des OS travaillant à la chaîne, dont les conditions de travail ont un effet homogénéisant fort, cela ne suffit pas à effacer les effets des trajectoires différentes ; celles-ci modèlent durablement la personnalité des individus. Cela se vérifie empiriquement chez les ouvriers issus de l’immigration dont la conscience politique demeure souvent attachée à la condition de leur famille d’origine et reste largement dépendante d’un univers culturel différent où la pratique religieuse a plus de place (particulièrement pour les immigrés venant de pays à dominance musulmane) et où l’État de droit est moins implanté, où donc la question des droits humains n’est pas perçue de la même façon.
L’effet de la mémoire joue également entre ouvriers partageant la même condition. L’attachement aux qualifications et aux hiérarchies corrélatives, et par là à une forme d’ordre établi, croît en raison de l’ancienneté dans la classe ouvrière et avec lui croît aussi la capacité à mener des actions collectives disciplinées. L’envers de ce mouvement est souvent un corporatisme fort. L’égard pour les usages est plus faible chez les ouvriers de la première génération (plus indisciplinés et sporadiquement très combattifs). Il est fragile parmi les femmes et spécialement chez les immigrées. Ces groupes sont souvent réticents à se joindre à des actions collectives. La conscience est encore différente chez les jeunes passés plus longtemps que leurs aînés par le système scolaire. Les vécus sont différents mais ont en commun un effort d’acceptation et d’adaptation. Selon Bourdieu « les conditions de travail les plus rebutantes, les plus aliénantes …. sont encore prises en charge par un travailleur qui les apprécie, les aménage, les accommode, s’en accommode en fonction de toute son histoire, voire celle de toute sa lignée ». Globalement : « la vérité subjective du travail ne coïncide pas avec sa réalité objective ». « On peut comprendre que l’être social est ce qui a été ; mais aussi que ce qui a une fois été est à jamais inscrit dans l’histoire, ce qui va de soi, mais aussi dans l’être social, dans les choses et aussi dans les corps ». La conscience d’un groupe social et de chacun de ses membres est aussi un produit de l’histoire du groupe social tout entier. Il y a une dialectique de l’histoire collective et de l’histoire individuelle, de l’anticipation et de la mémoire, pour former la conscience collective d’un groupe social.
A cela s’ajoute que la classe dominante a appris à empêcher le développement de la conscience de classe de la classe dominée. Elle s’efforce de la maintenir sous l’emprise de l’idéologie dominante : elle contrôle la quasi-totalité des médias et de l’édition et tout ce qu’Althusser a appelé les « appareils idéologiques d’État ». Ces appareils sont : «l’École (mais aussi d’autres institutions d’État comme l’Église, ou d’autres appareils comme l’Armée) [qui] enseignent des ‘savoir-faire’, mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa ‘ pratique’». La classe dominante recrute dans ses rangs, plus souvent dans les rangs de ses appareils idéologiques, selon l’expression de Marx « les meilleurs cerveaux » de la classe dominée. Elle tente de réduire l’effet homogénéisant des grandes concentrations industrielles. Dans les usines les directions des ressources humaines utilisent la surveillance et la répression mais s’évertuent aussi à mélanger savamment les origines, à favoriser la précarité et le passage du salariat à l’exclusion en maintenant un volant de travailleurs intérimaires. Ainsi, la classe dominante s’applique à détruire ou à dévoyer la conscience sociale des groupes dominés. Mais elle travaille à l’inverse à souder ses membres et elle est soudée par une véritable appropriation collective de moyens de production (en particulier par les actionnariats croisés). Ainsi, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont montré que malgré les apparences la grande bourgeoisie n’était pas un groupe disparate mais constituait une véritable classe sociale. Selon ces auteurs, cette classe se définit par une quadruple maîtrise : celles de la richesse, du temps, des espaces, du cosmopolitisme. Sa richesse est à la fois professionnelle et patrimoniale et fortement dispersée entre les familles par l’actionnariat croisé. Son capital économique est légitimé par la maîtrise d’un capital culturel et social. Ce capital social est soigneusement entretenu dans le cadre de cercles et de clubs et possède donc une dimension collective essentielle. Le capital culturel s’accumule à la fois à l’école mais aussi hors de l’école par l’éducation du goût et la fréquentation de manifestations culturelles hors de la portée du public. La maîtrise du temps est celle du capital symbolique que représente un nom aristocratique qui s’enracine dans l’histoire. Cet avantage se renforce à travers les héritages et les transmissions et par des stratégies matrimoniales. Selon Pinçon-Charlot « le mariage, singulièrement dans la bourgeoisie, ne concerne pas seulement un homme et une femme : il met en relation deux familles, et au-delà leurs réseaux d’alliances». La maitrise de l’espace est celle du pouvoir gardé sur des lieux de résidence et de villégiature privilégiés qui permettent la création d’un « entre soi » et favorisent la cohésion et la sociabilité du groupe et son endogamie. Le cosmopolitisme enfin est un autre trait distinctif de cette classe sociale : elle éduque volontiers ses enfants dans de prestigieuses écoles ou universités étrangères et y noue des relations. Elle maintient une vie mondaine par laquelle elle se reconnaît et renforce ses liens. Ainsi, la classe dominante est mobilisée en permanence pour défendre ses intérêts et cherche à transmettre de génération en génération non seulement des biens mais aussi un capital culturel. Elle a une forte conscience de soi, de ses intérêts et des codes et avantages qui la distinguent.
Tout cela aboutit à un développement contrasté de la conscience sociale. Alors qu’elle est stable et profonde dans la grande bourgeoise, elle est vacillante et chaotique dans les classes intermédiaires et surtout dans la classe travailleuse où elle peut connaître de longues périodes d’affaiblissement comme nous en vivons une actuellement. En France, la conscience ouvrière a toujours été faible : la constitution de la classe ouvrière a été lente ; on a pu parler « d’en-paysannement de la classe ouvrière » au 19ème siècle par un apport continu de travailleurs sortis de la paysannerie. La classe ouvrière des années 1920 a été marquée par une très forte instabilité et en conséquence une faible conflictualité, puis par une stabilisation dans la classe dans les années 1930 (due en partie aux effets de la crise de 29) qui a permis un net renforcement de sa conscience politique qui a abouti au front populaire. Cette conscience s’est affaiblie à nouveau dans les années d’après-guerre du fait d’une plus forte mobilité sociale (en particulier générationnelle) et à la suite de l’arrivée de couches nouvelles issues de l’immigration. La désindustrialisation en a encore accentué l’effritement pour aboutir à l’atrophie actuelle et la quasi-disparition des grandes organisations syndicales et politiques qui étaient porteuses de cette conscience.