Je n’ai rien contre les graffeurs quand leurs œuvres ont une véritable valeur esthétique. Seulement, ils sont le plus souvent l’image même des transgresseurs naïfs. Ils violent la loi, mais pour quoi faire ?
Le plus souvent c’est pour reproduire servilement les mêmes dessins dépourvus de sens, les mêmes formes brisées qu’on trouve dans toutes les villes du monde. Ils signent leurs productions de noms à consonance anglo-saxonne, plus anonymes que l’anonymat même. Je l’ai dit à propos de ce que j’avais vu à Redon : cette abolition de tout sens, le goût pour la violence et le morbide qui l’accompagne, me semblent la marque d’esprits résignés au déclin et à la soumission. Mais cette soumission n’est pas assumée. Elle est si profonde qu’elle n’est même plus consciente, qu’elle se prend même pour de la révolte et un refus confus du « système » ! Le premier symptôme de cette soumission est une incapacité à concevoir l’avenir autrement qu’en y projetant ses cauchemars. Le second symptôme c’est l’incapacité à se donner une identité et la fermeture aux autres qui l’accompagne. L’exemple de cela parait dans le thème du borgne et la problématique du métissage tel qu’on pouvait le comprendre des dernières productions vues à Redon.
Cependant, ce que j’ai vu à Trier tranche avec cela. Les graffeurs de Trier sont des artistes, non seulement par la grande qualité esthétique de leur travail, mais surtout en ce qu’ils ont compris qu’une œuvre d’art ne peut jamais être une pure et simple reproduction, qu’elle doit laisser de côté ce qui serait extérieur ou indifférent à l’expression du contenu, qu’elle doit plutôt composer l’œuvre en y faisant se rejoindre des réalités diverses concourant à un même sens. Tout cela sans tomber dans l’excès inverse et n’être plus que simple représentation allégorique ou à visée didactique ou propagandiste. Il doit toujours y avoir dans une œuvre d’art tout à la fois une incomplétude et un excès de sens du message. Il doit être laissé à l’interprétation une part d’obscurité ou d’énigme.
Les œuvres présentées à Trier réussissent très imparfaitement cette difficile conciliation. Certaines sont à la limite du didactique. En particulier celle-ci :
Il s’agit de dénoncer les « idéologies » comme porteuses de mort. Un squelette personnifiant la mort tend un biscuit à la façon des « petits Lu » sur lequel est écrit « idéology ». Des bombes tombent sur une terre dévastée. Elles sont marquées de sigles comme une croix chrétienne, le symbole du dollar et celui de l’euro. En bas, sont des pierres tombales. Sur l’une figure un livre symbolisant la culture. Une autre est décorée de la balance représentant la justice et sur une troisième est gravé un cœur qui représente l’amour ou la fraternité. Les autres portent des noms qu’on suppose être ceux des auteurs de l’œuvre (qui pour une fois ne seraient pas anonymes).
Le message est lourdement asséné donc et il n’en est que plus contestable. D’abord le dollar et l’euro ne sont pas seulement des complexes d’idées mais sont des puissances bien réelles. Quant au christianisme il ne peut se réduire non plus à une idéologie. Il est très divers et surtout, si l’on pense aux Églises catholique et orthodoxe, il faut rappeler que ce sont les institutions les plus anciennes au monde. Elles ont survécu à la fin de l’empire romain et la chute de Constantinople. Ce sont des forces bien réelles. L’Église catholique en particulier est représentée dans quasiment toutes les institutions internationales. Elle n’a pas de divisions selon une boutade célèbre attribuée à Staline mais elle n’en est pas moins une force considérable.
Bref, cette dénonciation des « idéologies » est un peu courte. Elle ignore que toute forme de société, toute organisation institutionnelle, s’accompagne de production d’idées et de représentations. Surtout, elle ne voit pas, (et c’est un grand tort !), que l’idéologie la plus naïve est celle qui s’ignore : c’est celle même des auteurs !
Le refus des idéologies verse en général dans l’idéologie individualiste dans sa forme la plus navrante. C’est la très actuelle tendance au « cocooning » et son cortège de sentimentalisme béat.
Deux œuvres illustrent parfaitement cette tendance. Elles nous présentent les rêves roses et bleus et deux jeunes femmes. Voici la première :
On voit donc une jeune femme rêveuse. Elle porte sur l’épaule la chouette, l’oiseau devin qui voit l’avenir. Cet avenir n’a pas encore de forme mais il a la couleur du bleu et de l’espoir, la couleur des rêves sentimentaux (ces rêves sont bien sentimentaux, comme le confirme une discrète mention écrite : mantra love). Seulement, le doute plane sur cet avenir. C’est ce que dit une seconde œuvre que voici :
Les rêves ne sont plus bleus cette fois mais roses ou rouges. La jeune femme n’est plus rêveuse mais semble alarmée. Elle a un geste de défense. L’avenir est plus incertain. Il est menacé. Cela parait dans quelques détails.
L’aigle, l’oiseau de proie vole vers les oiseaux de paradis. Il a remplacé le hiboux, l’oiseau devin.
Les tatouages sur le bras de la jeune femme montrent un monde disparu : des squelettes de dinosaures. Le monde est menacé et l’avenir sombre. C’est le thème du déclin qui revient après la condamnation des « idéologies » et la prise de conscience de l’inanité du rêve sentimental qui devait les remplacer.
La dernière œuvre est alors la plus lucide. Sa signature le dit : elle est signée « les caliméros ».
Il n’aurait guère été possible d’en dire grand chose sans cette signature. Elle représente, on suppose, un œil qui perce derrière l’habituel graphisme dépourvu de sens ou au sens aboli. C’est l’idéologie pessimiste et soumise qui revient en force après l’échec du rêve sentimental. C’est toujours la même vision sombre et incapable de projets (à cette différence près que les auteurs sont conscients de leur nihilisme. Ils le revendiquent comme une marque de lucidité). Hélas !! Hélas !!