Il ne peut pas y avoir de société exempte de toute différence de condition. Il demeurera toujours quelque chose des rapports sociaux et de leur tension. Les droits humains auront par conséquent toujours un sens. Cela a été suffisamment développé et argumenté dans la série de nos articles précédents consacrés au lien entre rapports sociaux, essence humaine et droits fondamentaux. Nous y renvoyons le lecteur. La nouvelle série d’articles qui commence ici sera consacrée à une recherche plus restreinte, centrée sur le rapport social de sexe.
On n’a pas à craindre d’être contredit si l’on affirme qu’un rapport social au moins ne peut pas disparaître : c’est le rapport social de sexe. Il est attaché à ce que sont les êtres humains, à ce que l’humanité est constituée d’hommes et de femmes. Il est apparu dès que les sociétés ont été trop nombreuses pour être fondées seulement sur des relations personnelles et de parenté. Il persistera même dans une société sans classes. Nous pouvons par conséquent illustrer et mettre à l’épreuve notre théorie des rapports sociaux en voyant comment elle peut s’appliquer au rapport social de sexe. Notre nouvelle série d’articles fera donc l’examen de ce rapport entre les sexes, de ses formes primitives à ses modalités actuelles, de façon à mettre en évidence ses spécificités et ainsi compléter, enrichir et, dans une certaine mesure remettre en question, ce que nous avons dit des droits humains.
La relation entre les sexes n’a jamais été une relation seulement exclusivement interpersonnelle. Elle est toujours prise dans un rapport social qui se traduit par la présence d’institutions, de normes et de rituels. Ce qui est premier dans l’évolution du rapport entre les sexes, n’est pas la forme des relations interpersonnelles (la forme de la vie amoureuse) mais l’évolution du rapport social. C’est le rapport social, sous la forme de la tradition, des institutions et des usages, qui commande la forme de la relation interpersonnelle, et non l’inverse. Cependant, le rapport social de sexe peut avoir des formes très diverses. Ces formes, pour simplifier, peuvent être ramenées aux formes d’organisation de la famille. Celles-ci sont étudiées par l’anthropologie et la démographie. Ainsi, Emmanuel Todd (dans l’origine des systèmes familiaux) distingue quinze types familiaux dont quatre patrilocaux et quatre matrilocaux (le reste bilocaux ou indifférents). Cela montre que les rapports entre les sexes, malgré leur base évidemment naturelle n’ont, dans leur forme, en tant que rapport social, rien de naturel, que leur forme est un produit de l’histoire dont il importe de connaître la production et de maîtriser l’évolution.
Emmanuel Todd, en tant que démographe, a essayé d’en retrouver la construction. Il pose « le principe du conservatisme des zones périphériques » c’est-à-dire qu’il affirme que les modèles de systèmes familiaux dans des zones de civilisation ont évolué à partir d’un centre pour se diffuser vers les périphéries, (avec parfois des réactions de rejet de l’innovation qui ont pu conduire à des formes inversées). Il en déduit que les formes les plus éloignées du centre sont celles qui ont le moins évolué, qu’elles sont celles qui correspondent aux formes les plus anciennes. Selon son étude la famille nucléaire apparaît dans les zones de civilisation comme « forme périphérique et archaïque ». Elle serait par conséquent la forme familiale la plus ancienne, c’est-à-dire celle qui ne demeure que là où malgré le temps elle n’a pas succombé sous l’effet des innovations. Dans sa forme archaïque, la famille nucléaire est l’unité sociale fondamentale pour de nombreux groupes de chasseurs cueilleurs. Elle est toujours englobée dans un groupe plus vaste de parents. Cette structure existe partout, même dans les populations les plus mobiles.
L’évolution du rapport social de sexe est très différenciée selon les zones géographiques, c’est-à-dire dans les vastes étendues de terre ouvertes aux contacts et aux influences réciproques des groupes humains où ont pu se développer des civilisations ayant des caractères communs. D’après Emmanuel Todd, les innovations sociales apparaissent avec l’invention de l’agriculture qui s’est diffusée sur plusieurs milliers d’années suivant les aires géographiques. La famille nucléaire comme forme originelle a peu à peu succombé devant le principe patrilinéaire. Il n’y aurait pas eu de période de matriarcat précédant l’apparition de ce nouveau principe lié à la transmission des terres. En Eurasie, cette apparition du principe patrilinéaire est postérieure à l’invention de l’écriture. Les formes familiales matrilinéaires seraient apparues plutôt en réaction contre ce principe et par conséquent après lui et à ses marges.
Les rapports sociaux entre les sexes ont ainsi évolué selon un processus de patrilinéarisation et de densification des systèmes familiaux sur des aires de civilisation toujours plus larges et diverses. Ce processus induit pour chaque grande région de civilisation un modèle de mariage et son évolution. Le mariage peut être exogame ou endogame de diverses manières. A partir des trois grands types de formes familiales et de quatre types de cousins, les spécialistes distinguent quatre-vingt-un systèmes de parenté. Emmanuel Todd laisse en dehors de son étude les facteurs qui sont à l’origine du processus de patrilinéarisation et de son évolution. Il démontre néanmoins, sans que ce soit son but, que la norme (qu’elle soit pensée comme religieuse, morale ou juridique) est dès l’origine au cœur des rapports sociaux de sexe. Cela confirme notre thèse que la norme est inséparable des rapports sociaux et qu’elle est par conséquent inhérente à l’essence humaine. L’interdit et son envers le droit sont constitutifs de l’humanité. Sa forme originaire est l’interdit de l’inceste.
La forme primitive de la famille nucléaire n’implique pas une égalité entre les sexes. La domination masculine est la situation prédominante à toutes les époques et dans la quasi-totalité des systèmes. En Eurasie, les types familiaux patrilocaux représentent 70% des types familiaux. La famille nucléaire égalitaire (la forme la plus égalitaire) n’en représente que 2%. Cela ne peut pas surprendre car l’inégalité est constitutive d’un rapport social. Dès lors qu’il y a rapport social, il y a inégalité. La norme ou le droit inhérent au rapport social de sexe codifie l’inégalité entre les sexes. Se crée par là même un objet de tension et de contestation et l’appel à un autre droit et d’autres rapports.
L’anthropologie ne constate pas de relation évidente entre le niveau technique d’une société et ses formes de parenté. Pour un même niveau de développement, chez les chasseurs cueilleurs, les règles de parenté peuvent avoir des formes très diverses. On peut en conclure que les rapports sociaux de sexe ont une certaine autonomie mais la question est de savoir comment cette autonomie a disparu, car nous ne la constatons pas dans les sociétés développées qui tendent vers une uniformisation : dans les sociétés développées, nous revenons vers des formes de famille nucléaire mais différentes de la famille originelle. Des études démontrent que notre système de parenté (la façon dont nous comprenons nos relations à nos parents, frères et sœurs, cousins et autres) est analogue à celui des Inuits quand ils étaient encore des chasseurs au développement équivalent à celui de notre période du mésolithique. Les anthropologues l’appellent d’ailleurs « le système esquimau ». Mais il ne s’agit que d’une forme analogue ; le fond est différent. En effet, il semble y avoir une différence essentielle : les esquimaux chasseurs avaient une famille de type nucléaire et fonctionnaient selon le principe de l’union libre (surtout pour les hommes), ils n’avaient rien qui ressemblait à des mariages formalisés et à des sous-groupes autorisés ou interdits. Cependant ce système formellement semblable au nôtre, se fondait sur une réelle domination masculine. Leurs mariages se faisaient sous la forme d’enlèvements accompagnés de violence ritualisée qui faisaient valoir cette domination. Ils pratiquaient le prêt des épouses comme une forme d’hospitalité. Ce qui distingue notre société de la leur c’est que leurs communautés étaient très peu structurées (ou segmentées). L’égalité des conditions qui caractérisait leur société n’était ni conquise ni voulue : elle était la conséquence de leur très faible niveau de développement, de leur dispersion, et de l’absence de surplus social suffisant. Les rapports sociaux de sexe étaient par conséquent chez eux très peu intriqués à d’autres rapports sociaux, pour la simple raison qu’il n’y avait pas matière au développement d’autres rapports sociaux. Ils restaient par conséquent inconditionnés. On trouve effectivement, à ce même niveau de développement très faible, des sociétés à domination féminine comme les Iroquois étudiés par Lewis Morgan (sur lequel Engels s’est appuyé pour écrire « l’origine de la famille de la propriété privée et de l’État »). Mais on trouve aussi, (et même à des niveaux de développement moindre), des sociétés à forte domination masculine comme les Baruyas de Nouvelle Guinée étudiés par Maurice Godelier ou les Yanoama du Brésil. L’impression que cela donne d’une autonomie des rapports sociaux de sexe est pourtant trompeuse. Il ne faut pas en faire une règle car elle ne vaut que dans les sociétés primitives les moins segmentées. Dans toute autre condition, il parait illusoire de croire que les rapports de sexe peuvent se modifier profondément si les autres rapports sociaux n’évoluent pas. L’autonomie des rapports sociaux de sexe n’existe que lorsque les autres rapports sociaux sont inexistants ou embryonnaires et qu’ils ne viennent pas limiter l’inventivité normative ou religieuse. On voit que dans les sociétés primitives, c’est-à-dire des sociétés nécessairement anciennes mais qui n’ont pas évolué techniquement, les hommes et les femmes occupent des sphères séparées. Ces sociétés involuent au lieu d’évoluer. Elles se complexifient au lieu de se diversifier. Il s’y invente des traditions toujours plus sophistiquées qui cumulent les particularismes : règle de parenté extrêmement subtiles, vêtements et occupations nettement sexués, rites religieux distincts, cela va parfois jusqu’au développement de langues séparées. Toute l’histoire de ces sociétés s’est inscrite dans la grande complexité de leurs mœurs et leurs mythes.
Les études menées par l’ethnologue Eleanor Leacock chez les Montagnais Naskapi du Canada confirment ce fait que là où la société n’est pas structurée par des rapports sociaux de production bien formalisés, les rapports de sexe se développent librement et peuvent donner des configurations très diverses. Ces rapports se modifient avec l’apparition d’une structure de classe toujours dans le sens d’un renforcement de la domination masculine. Eleanor Leacock montre que, du XVI au XVIIème siècle, les Montagnais sont passés d’une structure matrilocale à une structure patrilocale sous l’effet du développement de l’économie de trappe et du commerce de fourrures qui étaient centrés presque exclusivement sur les hommes. Pour E. Leacock, la production pour l’échange, la rupture des solidarités locales, les conflits d’intérêts entre les groupes ou entre les sociétés sont des facteurs qui, bien avant le capitalisme, ont peu à peu renforcé la position sociale des hommes . Nous diagnostiquons ce qu’elle décrit comme l’apparition de rapports sociaux de production clairement inégalitaires, comme l’apparition d’une société de classes, dans lesquels s’imbriquent alors les rapports sociaux de sexe, qui perdent ainsi toute autonomie et sont marqués par ces rapports dans le sens d’une domination masculine. Se vérifie ici la thèse d’Engels qui lie la dégradation des statuts de la femme à l’émergence des inégalités de classes mais avec la différence, ou la précision, que cette dégradation est commandée par l’intrication des rapports sociaux et leur nécessaire ajustement qui pousse les rapports premiers à s’ajuster aux nouveaux plus contraignants.
Les sociétés qui ont évolué techniquement, qui sont plus ouvertes, sont moins inventives en matière de mœurs (ceci bien que dans nos sociétés chaque nouvelle génération s’imagine innover). Quand les sociétés se développent, les rapports sociaux de sexe perdent leur apparence d’autonomie car ils sont alors fortement intriqués à d’autres rapports sociaux auxquels ils doivent s’adapter. Dans nos sociétés développées, ils sont les rapports les plus intriqués aux autres rapports sociaux. Ils le sont par la force des choses puisque tout individu est homme ou femme et ne peut se dépouiller de son sexe dans ses rapports sociaux. Ils le sont aussi parce que les femmes sont appelées à affaiblir les tensions sociales, qu’il leur est le plus souvent dévolu les tâches de soutien là où les difficultés s’accumulent : infirmières, aide sociale, enseignement dans les zones difficiles. On constate que dans toutes les sociétés ce sont les femmes qui sont mobilisées là où se croisent tous les rapports sociaux et où se cumulent toutes les tensions sociales. Par exemple quand se cumulent les rapports de génération, de classe et de racisation : l’allongement de la durée de la vie fait que les vieux parents se trouvent à charge de leurs enfants. Les enquêtes montrent que c’est alors sur les filles et les belles filles que pèse l’essentiel de la charge. Dès que la situation de classe le permet cette charge est transmise à une travailleuse salariée qui est le plus souvent une migrante. Dans la personne de cette auxiliaire de vie se joignent alors les rapports sociaux de sexe, de génération, de classe et de race. Elle est l’image même de l’intrication des rapports sociaux (de leur consubstantialité et de leur co-extensivité) et l’exemple de l’abandon aux femmes des situations de cumul des tensions sociales liées aux rapports sociaux inégalitaires.
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