Le chapitre IV de « Condition de l’homme moderne » se termine par l’évocation de l’action qui sera le thème du chapitre V. On peut lire : « les hommes de parole et d’action ont besoin aussi de l’homo faber en sa capacité la plus élevée : ils ont besoin de l’artiste, du poète et de l’historiographe, du bâtisseur de monuments ou de l’écrivain, car sans eux le seul produit de leur activité, l’histoire qu’ils jouent et qu’ils racontent, ne survivrait pas un instant ». Lisant cela nous avons, à nouveau l’impression de comprendre enfin ce qu’est l’action. Ce serait l’activité qui donne leur matière à l’artiste, au poète, à l’écrivain, à l’historiographe et au bâtisseur de monuments. Il est dit un peu plus loin que les activités de la parole et de l’action « sont tout à fait inutiles au nécessités de la vie ». L’action serait donc ce que célèbrent les arts et la littérature. En exergue du chapitre V, se trouve cette citation : « Tous les chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte ». Un « chagrin » serait une action quand elle a le monde pour témoin et la littérature pour écho. Etait-il alors légitime de mettre l’action sur le même plan que le travail et l’œuvre, c’est ce que nous allons tenter de comprendre en lisant le chapitre qui lui est consacré.
L’action exige que les hommes aient à la fois à se comprendre parce qu’ils sont divers et qu’ils puissent se comprendre parce qu’ils ont une nature commune. C’est par l’action et par la médiation de la parole que les hommes révèlent à eux-mêmes et aux autres leur individualité ; c’est aussi par elles qu’ils se reconnaissent les uns les autres. La parole est ce qui donne sens à l’action. Celle-ci perd sa pureté quand elle poursuit un autre but que de révéler l’individu à son prochain. Elle se dégrade en une activité productive.
L’organisation sociale peut faire que certains vivent sans travailler et sans créer mais elle suppose toujours qu’ils se manifestent par la parole et l’action. Une vie sans action serait une vie non reconnue, étrangère au monde humain. Pour vivre, il faut être reconnu et pour être reconnu, il faut se manifester par l’action : il faut, par ce moyen, se singulariser.
La révélation de l’agent à travers son action est toujours incertaine. La portée d’une action est potentiellement infinie mais elle n’est jamais prédictible. Elle passe par le réseau des relations humaines et s’y perd. Elle « n’atteint presque jamais son but » ou plutôt ce qu’elle produit n’est pas ce qui a été voulu, si bien qu’on peut dire que l’histoire n’a pas d’auteur, qu’elle est un procès sans sujet. De plus, l’histoire ne garde mémoire des actions que lorsque les hommes sont organisés, soit qu’ils écoutent l’aède soit qu’ils s’unissent dans la cité. Il n’y a d’histoire que dans le cadre d’une société.
L’action donne une puissance aux hommes rassemblés. Cette puissance peut permettre à un petit nombre de dominer une multitude. Mais cette puissance s’évanouit quand les actes servent à détruire et que les paroles sont vides. Ici un glissement s’est produit : l’action, qui était d’abord la manifestation de la singularité individuelle, est maintenant l’action collective et l’expression du collectif. Hannah Arendt reprend le thème de la communication et de la reconnaissance de l’école de Francfort.
Nous restons pourtant dans une espèce d’anthropologie fondamentale, comme le confirme une note consacrée à Arnold Gehlen (à qui j’ai consacré un article le 4 mai 2013). Cette anthropologie trouve sa nourriture dans une Grèce antique fantasmée. Tout cela n’a d’autre intérêt que d’être un exercice d’érudition. L’étymologie des mots, leur forme ancienne, forment le fond de l’argumentation comme si son état d’origine disait la vérité d’une chose ! Le discours se maintient à un niveau de généralité et d’universalité qui n’atteint rien de concret. Le concept d’action, si obscur au début, se révèle vide : si vague qu’il vaut pour tout comme pour rien. Au final il ne nous dit rien de la condition de l’homme moderne. Comment d’ailleurs pourrions-nous imaginer que la condition anthropologique de l’humanité a été modifiée dans ses bases avec la modernité ? Comment supposer que du nouveau puisse être apparu dans ce domaine avec la modernité ? Quelle mutation pourrait être possible à un tel niveau d’universalité et de généralité ?
C’est pourquoi je vais laisser là Hannah Arendt (au moins pour une lecture minutieuse et commentée).