faut-il être sceptique parce que la vérité change avec le temps ?

poissons

Je viens tout juste d’entendre à la radio, une émission de France Culture (les nouveaux chemins de la connaissance) qui voudrait préparer les élèves de terminale au baccalauréat. Il leur est proposé de réfléchir sur cette question : « faut-il être sceptique parce que la vérité change avec le temps ? ». J’avais déjà remarqué et fait remarquer dans un article de mon blog du 17 juin 2015 à propos d’un sujet posé au bac (suis-je ce que mon passé a fait de moi ?) que les jurys semblaient s’ingénier à proposer systématiquement des sujets idéologiquement biaisés qui invitaient l’élève à se perdre dans le bourbier d’une discussion indécidable. Celui qui est proposé fait mieux. Il fait même double ou triple! D’abord, il invite à se perdre dans la fausse opposition implicite entre scepticisme et certitude, laquelle conduit directement à une discussion oiseuse (1).   Comme s’il n’y avait pas une autre option qui est de garder un esprit critique et vigilant, qui fait bien autre chose que de douter, mais qui soumet à l’examen l’affirmation qui se présente comme vérité. De plus, il invite à assimiler certitude et vérité. Or, la certitude n’est pas la vérité.  Elle n’est que l’aspect subjectif de la pensée. C’est ce que l’on pense vrai. L’homme a ainsi été certain des siècles durant que le soleil tournait autour de la terre. Nous savons aujourd’hui que ce n’était pas vrai car nous sommes passés de la certitude sensible à la pensée qui conçoit, qui opère avec des concepts et non avec des faits simplement constatés mais pourtant irrécusables puisque constatés par tous. Nous sommes passés d’une pensée qui est certaine ou qui doute  à une pensée qui sait parce qu’elle comprend, c’est-à-dire parce qu’elle a fait le détour par la réflexion rationnelle. Nous avons fait le long chemin qui mène de la certitude vers la vérité.
A cette première confusion, ce sujet ajoute l’affirmation totalement dogmatique que « la vérité change avec le temps ». Sur quoi se fonde une telle affirmation ? Où a-t-on vu une vérité qui se serait muée en erreur ou l’inverse ? Le propre de la vérité n’est-il pas de correspondre au réel ? Et d’y correspondre non pas sous la forme du constat brut mais par le détour du concept(2). Qu’on puisse croire  avoir atteint la vérité   et qu’on doive se rétracter, quoi de plus banal. Mais s’il en est ainsi, d’abord ce n’est pas le fait du scepticisme mais d’une critique bien menée, et ensuite si la critique a dissipé cette fausse vérité, c’est justement parce qu’elle était fausse, qu’elle n’était pas une vérité. Dire qu’une erreur a été dissipée c’est autre chose que de dire que la vérité a changé. La vérité ne change pas, ce qui change ce sont nos connaissances. D’ailleurs, le verbe « changer » introduit ici un nouveau biais idéologique. Encore une fois, il installe une fausse opposition entre ce qui est immuable et ce qui change. Il escamote un troisième terme, ou plutôt une chose fondamentale : à savoir que les connaissances ne changent pas : elles évoluent. Évoluer c’est se modifier en surmontant ce qui faisait défaut dans ce qui était donné comme acquis. L’évolution des connaissances, leur progression, est leur chemin justement vers la vérité. Car la vérité n’est pas quelque chose qui se donne mais quelque chose qui se cherche. Elle est le produit d’un travail.
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Avec ce dernier mot, on en arrive au scepticisme dont la faiblesse apparait immédiatement. Le scepticisme ne travaille pas, c’est une pensée paresseuse (3) qui repose sur une vision fausse du travail de la connaissance. La critique en est facile (nous l’avons d’ailleurs déjà esquissée en dénonçant la confusion entre certitude et vérité) . La remise en cause de la science par le scepticisme en méconnait l’activité. La pensée sceptique imagine le plus souvent un individu confronté au monde par le biais de ses sensations et se proposant d’interpréter ce qu’il perçoit. Ce n’est pas du tout ainsi que se fait le travail scientifique et plus généralement le travail de recherche de la vérité. Les conceptions sceptiques se focalisent exclusivement sur la manière dont les sciences tirent des conclusions de données résultant de l’observation et non pas sur la manière dont ces données sont elles-mêmes obtenues (elles discutent par exemple de la validité logique de l’induction). Or, les données sur lesquelles travaillent les sciences, sont elles-mêmes le résultat du travail scientifique et non un point de départ pour lui. Les sciences ne sont pas une activité d’interprétation de données mais une entreprise coopérative à grande échelle pour concevoir des techniques de recherche productives de phénomènes interprétables. Ces techniques consistent en une activité coopérative intercalée entre les sens et les phénomènes, elles sont des moyens d’agir sur les objets extérieurs, de produire des effets pour mieux les connaitre et mieux les utiliser. Les informations acquises grâce à la pratique scientifique sont toujours obtenues et vérifiées dans un contexte de coopération – puisque les résultats auxquels parvient un individu doivent résister à la vérification des autres. Dans la plupart des cas, les techniques mises en œuvre pour cette vérification impliquent la coopération d’un grand nombre d’individus. Elles mettent en œuvre un savoir lui-même validé scientifiquement. Dans ces conditions, il semble raisonnable d’affirmer que pour autant qu’une information soit vérifiée, elle l’est par une activité sociale pratique, et uniquement grâce à elle. Dès lors qu’on prend en considération la totalité de l’activité sociale qu’est la science, (son activité de production des phénomènes, de mesure, d’interprétation et de vérification), on comprend que c’est l’ensemble de cette activité qui est le garant de la validité de ses productions et non un type particulier de procédure (ramené à la catégorie de « l’interprétation »).
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Je ne crois pas utile d’en dire plus sur le sujet : non messieurs les poseurs de questions oiseuses, il ne faut pas être sceptique mais critique, et non ! la vérité ne change pas. Les connaissances évoluent, c’est tout autre chose. Elles évoluent pour se rapprocher de la vérité. La vérité se construit, elle est le produit d’un travail et d’un travail collectif non seulement dans l’espace social mais aussi dans le temps, dans la succession des générations. N’y aurait-il que les philosophes pour ne pas savoir cela ?
1 – « on ne peut pas triompher de quelqu’un qui veut absolument être sceptique » Hegel Leçons d’histoire de la philosophie. Le scepticisme n’est pas une philosophie mais la philosophie dans l’un de ses moments essentiels.
2 – sous la forme d’une proposition (ou d’un ensemble de propositions), par laquelle sont liés (affirmation)  ou séparés  (négation) des concepts, dans l’esprit d’un sujet conscient qui la reconnait, l’approuve et saurait la faire reconnaitre et approuver. « il y a des granges dans la (cette) campagne » est un constat brut qui peut être exact ou faux (illusoire – cf. pb de Gettier). Ce n’est une vérité que lorsque la campagne est pensée comme l’ensemble des espaces de culture et d’élevage distincts du milieu urbain * (la ville) et que l’affirmation vaut possiblement pour toute campagne. (* concept de campagne qui ne se conçoit que lié (opposé) à celui de ville – voir l’article « la philosophie comme rapport au monde« )
3 – Hegel – Phénoménologie de l’esprit : « Son bavardage est en fait une dispute de jeunes gens têtus, dont l’un dit A quand l’autre dit B, pour dire B quand l’autre dit A, et qui, par la contradiction de chacun avec soi-même, se paient l’un et l’autre la satisfaction de rester en contradiction l’un avec l’autre ».
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Illustration : une photo de l’album https://www.facebook.com/ElraliliasPhotography/

Anselm Jappe : critique de la valeur

image 1J’ai entendu aujourd’hui même Anselm Jappe sur France culture. J’avoue que j’ai été surpris par ce monsieur qui semble tout juste avoir réinventé la roue. J’ai fait une recherche sur internet et je suis arrivé à une vidéo à l’adresse : http://paresia.wordpress.com/2012/05/13/anselm-jappe. Mon impression est la même.

Le voilà qui nous dit que le capitalisme ne se résume pas à la propriété privée des moyens de production et à l’exploitation du travail d’autrui. Toutes les sociétés ont plus ou moins connu une appropriation privée des moyens de production et une forme d’exploitation (excepté les différentes formes de communisme primitif). Mais qui dit le contraire ? Ce qui caractérise le capitalisme c’est un mode d’appropriation lié à un mode de production. Dans ce terme il faut considérer les deux faces : la classe sociale qui possède les moyens de production et l’autre qui en est dépossédée. Il faut ensuite considérer leur rapport différent des formes précédentes. Ce rapport est le salariat. Entre capitalistes mais aussi entre travailleurs le rapport est basé sur la concurrence.  Il faut aussi considérer que la production ne vise que médiatement la satisfaction des besoins. Tout cela est lié à un développement des forces productives et aux rapports de production induits.  L’entreprise capitaliste produit pour un marché et son produit prend la forme d’une marchandise. Et c’est parce qu’il y a salariat et donc qu’il y a vente de la force de travail, c’est aussi parce qu’il y a production de marchandises mises en concurrence sur un marché que la valeur de ces marchandises est mesurée  par la quantité de travail qu’elles représentent. On ne peut pas, par conséquent, séparer la question de la valeur de celle de la forme d’appropriation. On ne peut donc pas, comme le fait Anselm Jappe, faire la critique de la valeur sans faire celle de la forme d’appropriation et du système tout entier dans tous ses aspects.

Anselm Jappe attribue « au marxisme traditionnel » la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit moyen. Il faut lui rappeler qu’elle se trouve dans le Capital de K. Marx et qu’on ne peut pas comprendre sans elle le dynamisme du système capitaliste et ses phases successives.  On ne sait pas bien non plus qui sont ces marxistes qui critiqueraient le capitalisme financier sans voir qu’il est lui-même un produit de l’évolution la plus actuelle du capitalisme. En voilà une découverte !

image 2Anselm Jappe parle du travail abstrait pour l’opposer au travail concret. Il me semble qu’il ne voit pas que chez Marx la notion de travail abstrait est problématique (et surtout dynamique) et que c’est d’ailleurs avant tout un travail social. Le concept de valeur est présenté dans le livre I du capital comme nécessaire à la compréhension de l’échange. Mais ce n’est que plus tard que la notion de valeur devient elle-même plus concrète : quand on en arrive au caractère social de la production et à l’ouverture universelle des marchés. Autrement dit, le caractère abstrait du travail n’est pas une donnée mais quelque chose qui est toujours en train de se réaliser. La valeur est toujours une réalité dynamique qu’on ne comprend vraiment que si on passe par la question de la péréquation des taux de profit et à travers elle à la passation sous la même toise de tous les capitaux et de là de tous les travaux divers. Il me semble que le discours d’Anselm Jappe  substantifie la valeur ou au moins la simplifie à l’extrême. Il en fait la quintessence du capitalisme en gommant ainsi la complexité de l’analyse de Marx.

Dans l’exemple qu’il utilise du nombre de chemises plus important produit par le système industriel, il me semble qu’Anselm Jappe confond valeur et richesse (ce qui rend son discours confus). En produisant plus de chemises avec moins de travail, on produit moins de valeur mais plus de richesse. Sur le marché, c’est celui qui propose plus de richesse pour moins de valeur qui l’emporte (précisément à cause du mécanisme de péréquation).

Dans son exposé, Anselme  Jappe passe de la question de la valeur avec l’exemple de la délocalisation en Chine à celle du crédit sans passer par la question des crises de surproduction et à la tendance inhérente au système à la surproduction. Il manque un maillon essentiel pour comprendre. Il aurait fallu aussi évoquer le sous-emploi des facteurs de production ainsi qu’en clair celle de la sur accumulation du capital.

image 3Bref, Anselme Jappe nous fait un exposé assez  moyen de ce que toute personne qui a un peu lu Marx connait. Surtout son exposé se termine par un tableau pessimiste qui ne propose rien d’autre que la démobilisation. Il exploite le fond légué par Marx pour se faire connaitre mais sans courir les risques pris par Marx qui a aussi créé la 1ère et la 2ème internationale et qui n’en est donc  pas resté à une déploration savante. Je ne connais pas la théorie que développe Anselm Jappe mais je soupçonne qu’elle va dévier vers une critique essentiellement sociétale.