« Nous sommes, à nouveau, en face d’un énorme conflit de valeurs ». Cette phrase je l’ai écrite dans mon article du 20 janvier et je comptais revenir dessus pour essayer d’expliciter ce que j’entendais par « conflit de valeurs ». L’article pointait les conséquences prévisibles du bouleversement en profondeur que ne manquera pas de causer l’adoption du « grand marché transatlantique ». Mais voilà que l’actualité précipite un peu les choses (dans un autre domaine, celui de la question du « genre », dont j’avais noté la convergence avec celui cité précédemment). La crise annoncée se produit plus vite que je ne le prévoyais et là où je ne l’imaginais pas. L’urgence est là. Je livrerai donc mes réflexions au point où elles sont et dans l’état où elles sont.
Ce qui précipite les choses, c’est ce phénomène très curieux d’une vague de révolte des familles qui ont entrepris de faire pression sur l’école à laquelle ils reprochent de vouloir enseigner « la théorie du genre ». Je n’ai vu aucun journaliste qui se soit donné la peine d’aller au-devant de ces familles pour voir ce qui les motivait vraiment. Les journaux nous apprennent seulement qu’il s’agit de familles de milieu modeste, principalement issues de l’immigration. Or, il se trouve que c’est aussi dans ces familles que les filles réussissent à l’école, le plus nettement, mieux que les garçons. Du côté de l’institution scolaire, il s’agissait, non pas de théorie du genre, mais de promouvoir l’égalité entre garçons et filles. Le malentendu est total et ceci des deux côtés. A la crispation des familles, à leur réaction violente, s’oppose l’obstination bornée des journalistes qui agitent toujours les mêmes stéréotypes. A la clameur indignée s’oppose le sarcasme, l’injure et la menace ministérielle : on parle de « réacs » de « fachos » et j’en ai même vu qui incriminent les catholiques de Civitas quand d’autres font remarquer que les familles sont principalement musulmanes. Tout cet imbroglio est l’indice d’un « conflit de valeurs » tel que je l’entends. Qu’est-ce donc qu’un conflit de valeurs ?
Je dirais d’abord, pour être très simple, qu’il s’agit d’une tension morale dans la société. Mais c’est remplacer des mots par d’autres. Il faut aller plus loin et rechercher ce qui soude la société, ce qui fait que les hommes forment société et se tolèrent malgré les inégalités, les injustices et les oppressions que les uns font subir aux autres.
Machiavel et Hobbes pensaient que c’était la recherche de la conservation individuelle qui avait permis aux hommes de faire société. Les hommes se seraient soumis à un pouvoir et lui aurait délégué l’exercice de la violence pour ne pas être pris eux-mêmes dans la spirale d’une violence infinie. Pour Machiavel et Hobbes, de par son rôle de pacificateur le pouvoir pouvait être affranchi de toute considération et de toute tâche normative. Il assurait la paix sociale, mais sans s’appuyer sur de quelconques normes. Les périodes de trouble sociaux semblaient leur donner raison : dès que le pouvoir se trouvait affaibli, le cycle des violences inter-ethniques, des violences religieuses, des pillages et des exactions, montraient quelles violences étaient contenues, et évitées même, par un pouvoir dictatorial et sanguinaire. Les exemples récents de la Libye ou de la Centre Afrique sont là pour illustrer cela.
Hegel, le jeune Hegel de la période d’Iéna, remet cela en question. Je résume grossièrement ses thèses : les théories du contrat social sont des constructions intellectuelles qui visent à justifier, à consolider, une forme de pouvoir. La société ne s’est pas créée mais a toujours réuni les hommes. Non parce que les hommes sont violents mais au contraire parce qu’ils éprouvent le besoin de se soutenir les uns les autres. Une société se fonde toujours sur des valeurs partagées. Une société stable ne peut être adéquatement conçue que comme une communauté réalisant l’intégration de citoyens libres autour de valeurs communes.
Pour Hegel, ce ne sont ni le système législatif par lui-même, ni une morale (ou une religion) professée par les citoyens qui assurent la pérennité d’une société libre : ce sont les valeurs que le système législatif et la morale mettent réellement en pratique. Ces valeurs fondatrices sont quelque chose de plus profond, de plus essentiel que les institutions. Elles sont ce qui fonde ces institutions et a lui-même pour fondement et pour base première le système de propriété. C’est quand le système législatif s’écarte de ces valeurs fondamentales, (que j’appellerai le « code culturel »), c’est quand le système législatif fait violence à ces valeurs, que se crée dans la société des tensions déstabilisatrices. Nous voilà donc en face de notre idée de « conflit de valeurs ».
Si nous exprimons cela en termes marxistes, nous pouvons distinguer différents niveaux : — la superstructure constituée, en particulier du système législatif, — l’idéologie dont la fonction est d’assurer l’homogénéité sociale (conscience de classe et pensée dominante), — la morale ou les morales et religions qui répondent pour chacun au besoin de non-contradiction avec soi-même. Nous avons enfin l’infrastructure composée des rapports de production, de la forme de propriété et des institutions qui leur sont liées et qui structurent les rapports sociaux. Marx dit que c’est l’infrastructure qui est l’élément moteur de l’ensemble social. C’est le développement des forces productives qui, par des médiations complexes, impulse l’évolution du corps social.
On voit bien cependant que la superstructure ne réagit pas mécaniquement aux mouvements de l’infrastructure. Les religions, les idéologies ont une forme d’évolution plus vaste que celle des forces productives. Et l’on croit avoir réfuté Marx en faisant cette observation. Mais c’est oublier l’élément essentiel qui fait le ciment de la société : le code culturel.
Le passage de l’infrastructure à la superstructure se fait avant tout par le biais du code culturel. Une couche sociale nouvelle apparait, (par exemple la bourgeoisie de robe dans l’ancien régime, la classe des travailleurs intellectuels dans la société contemporaine). Cette couche sociale nouvelle, qui vit quelque chose de nouveau au niveau de son rapport à la base matérielle de la société, fait évoluer le code culturel de l’ensemble social. Cela donne les Lumières pour l’ancien régime et la libéralisation des mœurs, la diversification des modes de vie, pour la période contemporaine. Le système législatif et l’idéologie s’adaptent à cette réalité nouvelle. La société évolue et le code culturel fonctionne comme son point nodal, comme la glande pinéale dans la représentation cartésienne de l’être humain. C’est par lui que se fait le lien entre infrastructure et superstructure.
La cohérence interne de l’infrastructure, quant à elle, est assurée par la parenté des modes de pensée que requièrent ses différents domaines (droit, philosophie, art, religion). Ces domaines doivent s’adapter au nouveau code culturel. Ils connaissent ainsi des périodes d’équilibre et des périodes d’inadéquation et de crise. Pour illustrer une période d’équilibre, on peut citer le travail de Erwin Panofsky : Selon cet auteur, au 12ème siècle, architecture gothique et pensée scolastique ont évolué de concert car les architectes de la grande époque gothique se sont armés des instruments intellectuels qu’ils devaient à la scolastique. D’où des homologies structurales entre la cathédrale et une œuvre comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin.
Lorsque l’équilibre entre infrastructure et superstructure est bouleversé, comme avec l’apparition de la bourgeoise de robe, le code culturel est modifié. Se manifestent des résistances mais toujours un domaine de l’infrastructure s’adapte et modifie son mode de pensée pour légitimer de nouvelles valeurs. La philosophie souvent connait un renouvellement, l’art et le droit suivent. La religion finit par être entraînée. Un nouvel équilibre s’installe.
Cependant, des chocs peuvent se produire. La violence nazie, par exemple, a défié et complétement bouleversé les codes culturels de la moitié de vingtième siècle. Au sortir de la guerre, ceux-ci se sont reconstitués autour de valeurs nouvelles solennellement affirmées : cela a donné la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. C’est sur cette base que se sont réorganisées les sociétés avancées depuis cette date. C’est là qu’est l’essentiel du Code qui irrigue nos sociétés et c’est la base du compromis social des sociétés qui ont développé des systèmes de protection sociale et d’Etat providence.
C’est ce Code qui est attaqué de toute part depuis quelques décennies avec l’extension du libéralisme. Cela provoque chez certains des réactions de rejet, des replis identitaires, le regain des fondamentalismes. Il monte une exaspération sociale qui se traduit par des mouvements irrationnels qui se fixent sur ce qui apparait le plus visible et qui heurte le plus profondément les consciences. D’où, à mon sens, l’importance prise par la question des mœurs et la colère non dissimulée d’une partie importante de la société (qu’on ne peut pas du tout ramener à une poignée de conservateurs et d’attardés). Le conflit de valeurs est là mais sa cause est plus profonde, beaucoup plus large, que la seule question des mœurs. C’est pourquoi, il me semble, qu’on peut s’attendre à un éclatement du corps social et à des moments de très grandes tensions. Les réponses par le sarcasme et l’insulte sont non seulement inappropriées mais participent à cette tension sociale et préparent, pour leur part, l’éclatement prévisible.
Je suis nouvelle sur votre blog. J’aime bien votre écriture, c’est très solide.