Voilà un roman au sujet des plus improbable : la physique quantique et plus précisément le principe d’incertitude formulé par le physicien allemand Heisenberg. Je me garderais bien de tenter d’expliquer en quoi consiste ce principe. Il suffit de savoir qu’il repose sur une conception philosophique positiviste qui ne considère comme existantes que des grandeurs observables. Il s’oppose à la conception matérialiste du suédois Schrödinger dont la théorie conserve le réalisme des « ondes particules » et surtout au ferme matérialisme d’Einstein. L’horizon de la controverse entre ces savants est la formulation d’une théorie unifiée de la matière (l’unification de la gravitation et de l’électromagnétisme). Cette « grande unification » reste à faire. Elle exige une description de la matière qui rende compte de la relation onde/particule à laquelle la science n’est pas encore parvenue.
Beaucoup d’idéologie brouille la compréhension à laquelle les non-spécialistes (c’est-à-dire quasiment tout un chacun) peuvent parvenir. La représentation de l’atome de Démocrite, qui nous est si familière, est devenue insoutenable. La connaissance de la matière devient de plus en plus médiate et s’exprime à travers des formalismes abstraits. D’où ce grand cri, formulé dès le début du 20ème siècle, et dont l’écho n’a cessé de s’amplifier : « la matière disparait, il ne reste que des équations ». Le positivisme savant tel que celui de Heisenberg ouvre ainsi la voie au spiritualisme. Et derrière le spiritualisme pointe le fidéisme et son usage politique. On sait que Lénine avait dès 1908 perçu ce glissement et l’avait combattu en publiant son ouvrage « matérialisme et empiriocriticisme ».
Le roman de Jérôme Ferrari n’aborde aucune de ces questions. C’est normal puisque c’est un roman. Il tranche tout de suite dans le sens du fidéisme. Il évoque la rencontre entre le très jeune Heisenberg et un mathématicien nommé Lindermann pour lequel tout ce qui n’était pas pures mathématiques n’avait aucun intérêt et ne méritait que mépris. Et, depuis la position transcendante du narrateur, il lui dit : « au fond, vous-même n’avez jamais cru en la matière ». Ce qui après un passage par la conception platonicienne du monde à partir de formes primordiales (le Timée), il tranche : « ce qui compose la substance du monde n’est pas matériel » … pour aboutir plus loin à « parce que les choses n’ont pas de fond » (répété deux fois).
Il est vrai que cette philosophie (ou plutôt cette idéologie), qui affirme que « peu importe que tout soit mensonger », forme une excellente trame pour un roman. Le grand souci de Jérôme Ferrari était surtout de ne pas faire une biographie (tout en respectant la réalité des faits avérés). Il s’agissait de se donner un monde où, sinon les faits, du moins leur sens est indécidable, où ils sont toujours, sous quelque angle, mensongers. Les faits ne sont d’ailleurs que des événements et même selon certaines formulations d’Heisenberg des « potentialités ». C’est la conception de Wittgenstein pour qui « le monde est la totalité des événements, non des choses ». Ces événements le narrateur les perçoit depuis sa position non pas subjective mais relative. Il les interroge. Il s’adresse à Heisenberg depuis un autre temps, une autre vie, un autre monde, non dans leur suite mais comme des bouffées d’images qui lui arrivent. Il s’agit d’autant de « situations » ou de scènes entrevues comme à travers un brouillard, saisies par les traces laissées dans les écrits d’Heisenberg ou dans les témoignages des acteurs, tout comme l’événement quantique se manifeste dans le brouillard de la chambre de Wilson sous la forme d’une trace qu’il faut tenter d’interpréter mais qui ne forme que faussement une unique trace (c’est une suite de quantas d’action).
Il faut quand même faire ici une remarque : ce roman est d’autant moins une biographie qu’il gomme ou qu’il omet toute une partie de l’activité Heisenberg – son activisme philosophique. Comme savant, dans son activité pratique, Heisenberg ne peut pas nier que le monde s’impose à lui. Son spiritualisme est ambigu. Il prend la forme d’un énergétisme. Il considère que l’univers est composé exclusivement d’énergie. Contre Einstein, il utilise l’équivalence masse énergie pour réduire la matière à l’énergie : « Étant donné que la masse et l’énergie sont, selon la théorie de la relativité, substantiellement les mêmes concepts, nous pouvons dire que les particules élémentaires sont constituées par de l’énergie. Cela peut être interprété comme définissant l’énergie en qualité de substance primordiale du monde ». D’où il tire la conclusion très osée que notre époque « est tombée d’accord définitivement avec Platon ». C’est l’oubli de tout cet aspect de l’activité intellectuelle d’Heisenberg qui permet à Jérôme Ferrari de déclarer indécidable la compromission d’Heisenberg avec le nazisme. Un Heisenberg à la pointe du combat philosophique contre le matérialisme n’aurait pas pu se concilier avec la naïveté et l’idéalisme moral qui l’aurait amené, contre toutes les mises en garde, à rester en Allemagne et à s’y occuper à la mise au point d’un « réacteur nucléaire ». L’indécidable du sens de ce refus de partir était nécessaire à un roman illustrant le principe d’incertitude. Seulement il est obtenu au prix d’une décision prise mais non dite : celle de gommer le polémiste pour faire d’Heisenberg un jeune homme plein de fougue mais bien naïf.
Tout cela peut être déroutant pour un esprit non préparé, pour celui qui ne saurait pas que Heisenberg n’était pas seulement un grand physicien mais, à sa manière, un philosophe ou un idéologue en guerre contre le matérialisme. Il se voulait « loin du simple point de vue matérialiste qui a prédominé dans les sciences de la nature, pendant le XIXème siècle ». Il considérait ce matérialisme comme « métaphysique » c’est-à-dire qu’il lui retournait le compliment et le pourfendait ainsi : « le réalisme métaphysique va encore plus loin que le réalisme dogmatique, en disant que les choses existent réellement ». Un monde qui serait la création de notre esprit, ou (pour le scientifique) de nos instruments, est tout à fait le monde du romancier. Dans ce monde il peut s’adresser à Heisenberg, le voir et le faire voir par-delà le temps et l’espace puisque temps et espaces ne sont que l’illusion forgée par l’esprit.
L’observation des traces laissées dans la chambre de Wilson, leur furtive discontinuité, conduit Heisenberg à rejeter l’idée même de causalité (mais avec beaucoup d’obscurité). Le philosophe Wittgenstein lui emboite le pas sans hésiter et affirme tout de go que c’est une « superstition » que d’accepter l’existence de relations causales. La causalité n’est pas « une loi mais la forme d’une loi ». De la non-prédictibilité (ou plutôt de la prédictibilité seulement statistique ou probabiliste) il saute sans hésiter à la contingence. Du fait qu’on ne peut pas mesurer simultanément deux grandeurs qui ne commutent pas entre elles, il passe à l’idée qui a été exprimée ainsi « la particule dans son mouvement n’est pas soumise à la causalité » puis au rejet de l’idée même de causalité. C’est du pain béni, encore une fois, pour le romancier qui peut s’abstenir de tout jugement, qui se refuse à inférer d’une suite d’actes une intention, un sens. Mais le fidéisme n’est pas loin. Il est même en exergue en première page du roman sous la forme d’un fragment d’Héraclite : « Le maître dont l’oracle est à Delphes ne dit rien, ne cache rien – mais il fait signe ». C’est sous une forme littéraire le retour de l’au-delà que Wittgenstein ne s’embarrassait pas à nommer mais qu’il indiquait ainsi : « la raison du monde se trouve en dehors du monde ».
Le reste n’est que littérature mais bonne littérature. Toute la force du roman de Jérôme Ferrari est dans sa construction faite pour montrer toute la profondeur philosophique du principe d’incertitude. Il reprend « position » et « vitesse » comme pour cerner son objet sans l’éclaircir. Il s’agit d’en faire un objet indécidable qui passe du jeune homme à l’homme prématurément vieilli sans que le passage puisse être saisi, sans que l’un efface l’autre. Son objet (Heisenberg) passe sans transition de celui qui ne se soucie que de la beauté des paysages de la mer du nord à celui qui ruse avec ceux qui voudraient le confondre. Cela permet de jouer avec l’attrait des situations ambigües, avec tout ce monde qui s’agite en marge, fait d’espions et de mouchards qui gravitent autour d’Heisenberg soit pour le confondre soit pour tenter de le tirer vers un camp ou l’autre. Est évoquée aussi la « rose blanche » à quoi semble se réduire la résistance allemande sans que le lien avec Heisenberg puisse être fait (il n’existait pas !). L’objet se referme sur son incertitude.
Le sermon sur la chute de Rome :
Ce n’est pas la chute de Rome qui importe, car Rome est tombée aux mains des barbares en 410 et ce n’est qu’en 476 que prend fin l’empire romain d’occident. Cette chute n’en est pas une car Rome est toujours là. Ce dont on ne trouve pas trace et qu’évoque le roman, c’est Hippone et la basilique où prêchait Sain-Augustin. Hippone c’était la lointaine périphérie de l’empire, pourtant moins lointaine que ce village Corse dont on ne peut même pas dire qu’il est le berceau de la famille dont le destin nous est rapporté car un berceau c’est doux, c’est protecteur.
Saint-Augustin croit qu’il restera quelque chose de ce à quoi il a consacré sa vie car son domaine c’est l’Eglise et c’est dans son esprit un royaume qui n’est pas de ce monde. Et Saint-Augustin a raison car Matthieu, qui est issu de ce village perdu de Corse, a fait des études et c’est Saint-Augustin et son sermon sur la chute de Rome qui sont l’objet de son mémoire de master. Saint-Augustin est toujours là, il n’a pas espéré en vain. Les pierres seules ont disparu et les archéologues les cherchent toujours.
Jérôme Ferrari, qui a écrit le roman, n’est pas Saint-Augustin. Il n’a aucune foi chevillée au corps, aucun combat à mener et rien à construire. Lui ne croit pas qu’il restera quelque chose du monde qu’il voit s’enfoncer dans les ténèbres : ce monde c’est le nôtre. C’est historiquement juste que son long délitement commence avec la guerre 14. C’est par la guerre de masse que cette civilisation, qui n’est même pas encore parvenue dans les villages de haute Corse, entame ce qui ne peut même pas être appelé une chute, car nul barbare n’est à ses portes, aucune épidémie ne la ravage : c’est de l’intérieur qu’elle pourrit. Ce n’est pas une chute, c’est un pourrissement sur pied comme celui, physique, de Marcel malade fils de malade, comme celui moral qui vient des guerres coloniales dont l’un des personnages est un « héros ». C’est le même pourrissement qui conduit quatre étudiantes sans avenir à interrompre leurs études pour travailler dans le bar du village et à s’y perdre jusqu’à tomber dans la prostitution.
Rien ne retient aucun des personnages. Tous glissent dans une forme de déchéance, chacun à sa manière, et toujours plus ou moins de sa faute. Matthieu et Libero, les deux amis d’enfance brillants étudiants en philosophie mais désabusés, prennent en gérance le bar du village et ce qui les perd c’est qu’ils parviennent à le faire prospérer quand leurs prédécesseurs se sont ruinés. C’est leur succès qui les détruit, ils deviennent comme ceux à qui ils versent des rasades de pastis, comme ceux et celles qu’ils font travailler. Ils souillent ce qui restait de bien chez leurs quatre jeunes serveuses. Ils se souillent eux-mêmes et perdent toute espérance.
« Ce que l’homme fait, l’homme le détruit » avait dit Saint-Augustin du haut de sa chaire. Mais il appelait les fidèles à l’espoir en la vie éternelle. Pour la chute de la civilisation, de notre civilisation, Jérôme Ferrari ne voit aucun espoir, aucune rémission, pas même une chute mémorable comme la chute de Rome, pas d’évènement terrifiant comme le sac de la ville par les hordes gauloises. Marcel, l’un des personnages, est malade depuis l’enfance, son corps le trahit sans cesse, il vomit du sang, ses humeurs sont malsaines, mais il enterre tous ses frères et sœurs. Il épouse une jeune fille simple d’esprit parce qu’il faut bien se marier: il y trouve un bonheur immérité. Mais il la conduit en Afrique car partout ailleurs le destin s’est acharné à le faire échouer. Et l’Afrique tue sa trop jeune et trop fraiche épouse à peine a-t-elle mis au monde un enfant que son père ne peut ni aimer ni oublier et qui ne fera qu’ajouter à son malheur en faisant entrer l’inceste dans la famille. Marcel meurt et agonise dans la putrescence, dégoûté de la vie et de lui-même.
On peut voir dans ce roman, dans le fait qu’il ait reçu le prix Goncourt, un symptôme de la crise. C’est sans doute un peu cela mais c’est aussi pire que cela. De la crise, il n’est pas question dans le récit. Les deux guerres mondiales apportent le deuil. Mais tout cela n’est rien car si la crise et la guerre étaient causes du malheur, il y aurait de l’espoir : celui de la paix et celui de la reprise. Dans le roman, il n’y a pas de cause, pas vraiment de conséquence, pas de suite prévisible et par conséquent pas d’espoir. On a juste le sentiment que tout va continuer comme ça.
Je ne peux que déconseiller la lecture de ce livre aux esprits chagrins. Il ne faut l’autoriser qu’aux esprits forts : à ceux qui comme moi croient encore et plus que jamais aux lendemains qui chantent car ils sont les nouveaux Augustins.