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Comprendre la mondialisation : 6 (conclusion et perspectives)

image 3La science comme force productive : plutôt que d’appeler de ses vœux le développement d’un « patriotisme constitutionnel » comme le fait l’école de Francfort, il suffit d’identifier un développement de forces productives[1] porteur d’une nouvelle démocratie. Ce qui très facile et se voit aisément : en effet, ce qui caractérise les secteurs économiques en forte croissance, c’est leur fort potentiel en travail qualifié. Le capitalisme moderne et mondialisé exige toujours plus de travailleurs hautement diplômés et compétents, disposant de savoirs très pointus acquis au cours d’une formation universitaire longue. Le techno-centre Renault, qui s’est illustré dans l’actualité récente comme un lieu de souffrance au travail provoquant de nombreux suicides, est une unité où se concentrent des ingénieurs hautement qualifiés et spécialisés. Ces ingénieurs sont eux-mêmes la force productive dont le développement fait craquer les cadres rigides des managements, parce que, par sa compétence, elle remet en question le pouvoir discrétionnaire d’une direction dépassée par son savoir. C’est précisément parce qu’ils sont, par leur compétence, l’essentiel des forces productives que sont mis en œuvre des techniques radicales pour contraindre ces salariés hautement qualifiés à se plier aux exigences de la logique du profit immédiat. Ces ingénieurs sont suivis  dans la mise en œuvre de compétences par la masse des ouvriers de l’industrie dont les tâches exigent toujours plus le développement de la technicité de leurs capacités de travail. Il y a sans doute peu de secteurs de l’économie où le développement des nouvelles technologies ne s’accompagne pas d’une exigence du développement des connaissances et des capacités d’initiative et d’adaptation des travailleurs. On a donc clairement un développement des forces productives intellectuelles porteur d’une exigence de démocratie économique aussi bien que politique.

L’idéologie propriétaire comme moyen d’en capter le produit : Ce n’est pas une nouveauté que de dire que la science tend de plus en plus à devenir une force productive directe que le capitalisme a beaucoup de difficulté à maîtriser du fait que par nature elle a tendance à échapper au principe de la propriété privée. De là vient le développement récent de  « l’idéologie propriétaire » qui s’impose aujourd’hui comme un obstacle majeur à la démocratie économique. Il faut rappeler ici, telle que la présente l’économiste Benjamin Coriat, l’origine et la nature de cette idéologie qui est le cœur même de l’idéologie libérale. Elle est apparue dans les années 1980 quand les Etats-Unis se sont rendu compte que le Japon les devançait dans le domaine des hautes technologies et qu’ils ne pouvaient pas résister à la concurrence des pays émergents dans les industries de base. Leur économie était prise en tenaille, mais leur recherche restait la première du monde. Pour la valoriser, ils ont développé cette « l’idéologie propriétaire ».

 Ils ont « constaté » que les marchés ne savent pas rémunérer la recherche.  Ils ne sont autorégulateurs que lorsque les agents ont un droit exclusif sur leurs produits. Or, lorsque qu’une connaissance est librement partagée, son coût de reproduction (l’enseignement) est moins élevé que son coût de production (la recherche).  Les agents économiques vont donc l’évaluer au coût de reproduction et non au coût de production : le producteur se trouve ainsi lésé et l’innovation est menacée de se tarir puisque son producteur n’a pas intérêt à la mettre sur le marché. Pour corriger cela, il fallait évaluer l’innovation à son coût de production et donc développer un droit exclusif sur les connaissances nouvelles : il fallait breveter les connaissances. Cela a été fait en développant la propriété intellectuelle et en la faisant avaliser par les instances internationales. Ce qui permettait, miraculeusement, aux Etats-Unis de retrouver une compétitivité.

                L’idéologie propriétaire conclut de cela que la propriété exclusive est la garantie du bon fonctionnement des marchés et par extension de l’efficacité économique. Pour être correctement évalué et échangé sur un marché efficace, tout doit donc devenir objet de propriété. Et d’abord l’entreprise : elle doit être considérée comme un nœud de contrats entre propriétaires individuels (et non comme un lieu où les intérêts des « partenaires sociaux » devraient s’équilibrer). Pour que l’entreprise soit efficience, la propriété de chacun des contractants (de chaque actionnaire) doit être pleine et entière. La gestion doit chercher à maximiser la satisfaction des actionnaires (pour que chacun retire le prix entier de son apport). L’entreprise doit donc être gérée dans l’intérêt exclusif des actionnaires. La traduction de cette théorie est le management tourné vers  la « création de valeur pour l’actionnaire ». Selon cette idéologie et a contrario : une collectivité sans propriétaires n’a pas de réalité. C’est ainsi que Margaret Thatcher a pu dire que la société n’existe pas ! Ne pouvait exister, selon elle, que l’individu propriétaire, éventuellement associé à d’autres propriétaires. Selon l’idéologie propriétaire, c’est la propriété qui fait la valeur. La valeur est exclusivement produite par les actionnaires et ils ont donc le droit de l’accaparer toute entière. Tout doit devenir l’objet de propriété, il ne doit pas y avoir de biens publics. Le vivant lui-même peut et doit être breveté. Décoder un gène, c’est en acquérir la propriété (puisqu’on a acquitté le coût de production de sa connaissance).

   image 2             Une idéologie qui fait de l’ingénieur la propriété des actionnaires : Cette idéologie a paru d’abord si absurde, qu’on a négligé de la combattre. Seulement une idéologie n’est pas seulement discours, c’est aussi une force matérielle qui s’inscrit dans le droit et mobilise les institutions. Elle a un effet certain au niveau macro-économique, mais elle se fait aussi sentir à l’intérieur de l’entreprise par le traitement despotique que subissent les ingénieurs et techniciens : ils deviennent eux-mêmes objet de propriété pour l’entreprise. Ils lui abandonnent le produit de leur savoir et doivent signer des clauses de confidentialité et de non-concurrence. Alors qu’ils étaient traditionnellement de libres agents de la direction des entreprises et qu’ils étaient les alliés « naturels » des propriétaires capitalistes, ils sont devenus leurs captifs. Ils subissent une oppression différentes de celle subie par les ouvriers, mais qui est parfois plus pesante encore puisqu’elle veut leur dicter leurs agissements mais aussi maîtriser l’usage qu’ils font de leur savoir et de ses produits. Ce fait rend possible et envisageable un renversement d’alliance puisque les ingénieurs et techniciens ne peuvent se libérer de cette oppression qu’en en libérant aussi les ouvriers. Il est d’une importance capitale car il ouvre la perspective d’une sortie de la mondialisation capitaliste – non comme un retour au cadre étroit des Etats-Nations mais comme passage à une économie fondée sur la coopération et la rationalisation des échanges.

                Perspectives nouvelles : La question de la démocratie économique se trouve dès-lors  posée dans l’entreprise et on comprend pourquoi les organisations syndicales en discutent et organisent des colloques pour en étudier la mise en œuvre. On ne s’étonne pas que le colloque tenu en juin 2009 dans le cadre d’Espaces Marx ait mobilisé des intervenants et des travailleurs venus des entreprises du plateau de Saclay. Un tel colloque ne pouvait manquer de s’opposer à l’idéologie propriétaire et à  l’organisation moderne du travail. Ainsi, la prise de parole d’« un intervenant, expert en économie sociale » est résumée en une critique et une interrogation : il « évoque les effets délétères de la concurrence marchande sur la science. Parler de connaissances compétitives, c’est faire des connaissances un outil au service du marché – ce qui est contraire à la science ». Il demande : «  Comment trouver des lieux et des moments de rassemblement des travailleurs alors que tout est cloisonné ? ». Dans une autre table ronde, une intervenante fait le même constat : « Dans les faits,  [l’économie informationnelle] renforce l’exploitation par l’individualisation, casse les collectifs, individualise l’évaluation de la performance – ce qui accroît la souffrance au travail. L’enrichissement des compétences ne s’accompagne pas de plus de démocratie ». Le lien entre ces constats et le diagnostic d’un autre participant, n’est pas fait clairement. Ce diagnostic, encore superficiel, va dans le sens de notre analyse. Il est le suivant : «La norme de liberté totale de circulation du capital est la base de toutes les règles européennes …  [elle] n’est possible que par la destruction du droit du travail ». La question de la démocratie économique se pose dans l’entreprise ou le groupe mais aussi au niveau des relations internationales et particulièrement dans l’allocation du capital entre les diverses parties du monde mises en concurrence par le capital.

                La démocratie économique : l’objectif parait clair pour tous les participants au colloque : « la démocratie économique, c’est la capacité de faire des contre-propositions sur les finalités de la production, d’interroger et de modifier radicalement les critères de gestion ».  Il s’agit « de renforcer les pouvoirs d’intervention des représentants des salariés de toute la communauté de travail, donneurs d’ordre et entreprises sous-traitantes, de favoriser le droit d’alerte et la construction de propositions alternatives aux choix stratégiques, de consolider l’exercice des libertés syndicales et de la citoyenneté dans l’entreprise ».  Mais le syndicaliste qui propose ce programme ne semble pas mesurer le défi majeur que représente sa conclusion et ce qu’il implique de combat politique aigu. Il  termine ainsi : « Démocratiser l’économie est un combat contre l’arbitraire patronal et actionnarial, et donc, forcément, un combat pour une autre partage des richesses produites ». C’est un sociologue, membre du CNRS, qui évoque la problématique décisive : « Elle consisterait plutôt en une véritable réappropriation citoyenne des moyens de production, bien au-delà de l’intervention des salariés dans les stratégies d’entreprises ou d’une répartition équitable des profits ». S’il peut aller à une conclusion si radicale, c’est qu’il a basé son analyse sur le constat de « l’ampleur des crises écologique, économique et financière que traverse aujourd’hui le capitalisme ».  Effectivement, il semble bien qu’envisager « un nouveau mode de développement respectueux de l’environnement naturel et social », ce n’est pas seulement vouloir modifier le pouvoir dans l’entreprise, ni même le mode de gestion du système, c’est vouloir modifier le mode de production lui-même. C’est remettre en cause la mondialisation capitaliste et proposer une autre économie, une autre société, d’autres rapports internationaux.

                Le problème d’alliance stratégique, d’alliance entre les ingénieurs et techniciens auquel notre analyse a abouti, se retrouve dans l’intervention de ce sociologue ; il dit : « Prenons par exemple le cas des cadres et ingénieurs des grandes entreprises, délégués du capital dont on dit qu’ils sont fragilisés depuis les années 1990. Longtemps perçus comme les piliers des organisations productives, un désengagement de leur part affaiblirait considérablement le capitalisme et ferait des cadres les instigateurs privilégiés de la démocratie économique ».

           image 1    Conclusion optimiste : il est intéressant pour moi de constater qu’on retrouve mes principales thèses dans les actes d’un colloque réunissant des organisations syndicales, des chercheurs et des représentants des collectivités locales. Cela ne prouve évidemment pas leur justesse, mais cela confirme au  moins leur pertinence. Ce qui apparait dispersé dans les interventions du colloque est réuni dans  l’analyse que j’ai développée depuis « comprendre la mondialisation : 1 » en un ensemble qui s’efforce de progresser dans une analyse suivie. Il est normal que les organisations syndicales se soucient d’abord des actions qu’elles peuvent mener concrètement en fonction de la spécificité des entreprises où elles sont implantées. La cohérence d’une analyse d’ensemble ne leur est pas nécessaire dans l’immédiat de leur action. Elle en revanche mon seul souci.

                Nous pouvons néanmoins laisser la conclusion à un participant au colloque qui parait voir plus loin que les autres : « La démocratie est un processus et non une institution, ni un « état » de société. Du point de vue de la dialectique de l’histoire, la lutte pour la démocratie est la lutte des opprimés et des dominés pour imposer leurs propres intérêts et besoins dans un agenda qui serait autrement imposé par les riches et les puissants. La lutte pour le suffrage universel (tous égaux devant les urnes) a été une lutte pour la représentation des classes pauvres et laborieuses dans le but de promouvoir les droits du travail dans la société « bourgeoise ». La limitation du temps de travail, la protection sociale, ont évidemment déterminé le fonctionnement de l’économie d’alors. En ce sens, c’était une lutte pour la démocratie économique.

                Nous devrions donc parler de démocratiser l’économie ou encore d’une économie plus démocratique (plutôt  que de parler de démocratie économique), comme réponse actuelle à nos problèmes actuels. Et aujourd’hui démocratiser l’économie est très lié à la question de la démocratisation de l’Etat». En ce sens la démocratie économique est la réponse à la domination du    «capitalisme des monopoles généralisés, financiarisés et mondialisés »


[1] Il faut rappeler que les forces productives ne sont pas constituées uniquement des moyens matériels de la production. Elles comprennent les moyens de travail et les hommes qui les utilisent (force de travail) et leurs techniques. Elles sont donc constituées des moyens de travail,  des méthodes de production, du niveau de la science et de la technique.

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