Développement inégal et crise générale : la généralisation de la domination des monopoles ne signifie pas que le capitalisme est unifié. Il connait plus que jamais un développement inégal. Le transfert de valeurs se fait du sud vers le nord : de ce fait la confrontation nord/sud tend à s’exacerber. Le concept récent « d’émergence » tend à occulter cette réalité. Il voudrait faire penser que si le capitalisme est en crise dans les pays du centre, il est plus que jamais dynamique dans certains pays périphériques. Un examen un peu attentif dément cette prétention. Si on examine la situation d’un pays comme la Chine, on voit que le taux de chômage réel y est beaucoup plus important que les 4% qu’indiquent les chiffres officiels. La consommation des ménages, qui atteignait 50% du PIB en 1980, est tombée aujourd’hui à 38%. En 1980 on avait 44% de capacité de production oisive dans l’appareil productif. Aujourd’hui on tourne autour de 50% en moyenne ; pour les biens de consommation on est à 56% de capacités de production oisives ; et pour les industries de bien de production on est à 48%. Le pays est dans une situation de surinvestissement et de surproduction caractéristique d’une crise majeure. Il ne parait guère possible d’y remédier en augmentant le pouvoir d’achat des ménages car les taux de profit sont déjà au plus bas (on a une stagnation de la productivité globale des facteurs). Il semble pourtant, qu’au contraire de ce qui se dit, on va devoir peser sur les salaires pour augmenter la masse des profits et sauver les secteurs en difficulté. Ainsi, selon l’agence de notation Moody’s, 25% du PIB serait nécessaire aujourd’hui pour recapitaliser le système bancaire. Les réserves de change sont en baisse et le pays ne semble pas en mesure de les mobiliser pour relancer son économie. Il a déjà mis en œuvre un plan de relance de 10% du PIB sans obtenir les résultats escomptés. Il semble donc bien que l’émergence du pays soit compromise et qu’elle ne soit pas un effet du dynamisme du capitalisme ni une preuve de sa capacité à rebondir. Elle serait plutôt une manifestation de son emballement, de son incapacité à se maîtriser et donc de sa crise.
Suraccumulation du capital : L’accumulation du capital est à l’origine de la financiarisation du système économique. Mais les masses financières accumulées ne trouvent plus à s’investir dans des systèmes productifs. Elles se concentrent sous la forme de placements financiers. Ces placements contribuent encore plus à soumettre la gestion des plus petites entreprises aux dictats de rentabilité que leur imposent les monopoles[1]. Ce phénomène a un effet cumulatif qui aboutit à ce que le capital fictif domine le capital productif. Le capital accumulé est fictif dans le sens où il représente une masse de créances sur l’économie mondiale complétement irrécouvrable du fait qu’elle est sans mesure avec la réalité des richesses disponibles et qu’elle est en fait la capitalisation d’un revenu dérivé d’une survaleur à venir[2]. Cette masse est gigantesque : en 2006, par exemple, la valeur annuelle des exportations mondiales égalait la valeur de trois jours d’échange d’OTC (de gré à gré – hors bilan)- soit 4200 milliards de dollars (et cela n’a fait que croître depuis-lors). Ces échanges étant réalisés en fait par une poignée d’oligopoles (le G15).
Selon Samir Amin : « la financiarisation a transféré à une trentaine de banques géantes de la triade [USA- Europe- Japon] la responsabilité majeure de la commande de la reproduction de ce système d’exploitation ». Ce qui se cache sous le vocable « les marchés », ce n’est donc pas un mécanisme par lequel des « agents » confronteraient leurs offres et leurs demandes mais des processus par lesquels une trentaine de banques se disputent la rente mondiale en manipulant des richesses fictives. Le capital fictif, qui était autrefois un phénomène occasionnel, est devenu une réalité permanente qui, par son gigantisme, impose ses exigences à l’ensemble du système. On estime les transactions spéculatives à deux cents fois les transactions réelles. Elles sont si nombreuses qu’elles sont de plus en plus gérées par des automates. Elles sont démultipliées par une multitude de mécanismes « d’effets de leviers » toujours plus sophistiqués. Ce phénomène semble s’amplifier à une vitesse vertigineuse.
Accumulation de dettes : Pour trouver toujours de nouvelles sources de revenus, les capitaux accumulés ont besoin que les États accumulent de la dette. Ils poussent toujours plus les sociétés à produire des déficits en leur demandant de réduire la collecte fiscale sous le prétexte de « compétitivité », et par conséquent de réduire leurs revenus pour recourir à leurs « services » qui deviennent d’autant plus coûteux que les pays sont endettés. Les États européens se sont ainsi privés de leur capacité de financer eux-mêmes leurs déficits. Ils empruntent sur « les marchés » c’est-à-dire auprès des monopoles les capitaux que ces monopoles reçoivent sans limite des banques centrales. Ce mécanisme ne fait qu’accroître toujours plus la domination des groupes mondiaux. Il se traduit par un déficit démocratique de plus en plus flagrant. La démocratie, qu’elle soit politique ou économique, est mise à mal et ne peut par conséquent en aucun cas être présentée comme un bénéfice de la « mondialisation ». Mais cette mise hors-jeu de la démocratie ne se fait pas ouvertement. La mondialisation se présente même plutôt comme la consécration de la démocratie. En effet, l’extension de la puissance des monopoles se traduit paradoxalement par un double mouvement : il généralise partout les États s’appuyant sur un système électif, mais, dans le même temps il vide le système électif de toute efficience. Ce phénomène nouveau qui domine la vie politique se théorise sous le thème de la « gouvernance ».
Démocratie et gouvernance : l’insistance récente sur ce mot de gouvernance est révélatrice de cette démocratie purement formelle. C’est un de ces mots à la mode qui s’utilise de plus en plus. On nous dira qu’il signifie « bien gouverner » mais on devrait alors s’étonner qu’on y insiste si souvent. Il va de soi qu’il faut «bien gouverner » plutôt que mal gouverner. En fait il s’agit de tout autre chose : ce qu’il faut comprendre c’est que la « gouvernance » est la démocratie fonctionnant à l’envers. La théorie, c’est-à-dire les constructions idéologiques dans le cadre desquelles on fait l’apologie du système représentatif, voudraient qu’en démocratie, les gouvernants soient investis pour mener la politique qu’ils ont soumise au suffrage universel. Ils seraient chargés de la mettre en œuvre. Or, quand on parle de « gouvernance », il s’agit du mécanisme inverse : les élus n’ont pas réellement de programme. Ils appliquent la politique qui leur est dictée par les intérêts qui ont assurés leur élection en finançant leur campagne et en mobilisant pour eux les médias[3]. Ces intérêts sont toujours plus ou moins ouvertement ceux des monopoles et la bonne forme de gestion est calquée sur la gestion des entreprises privées capitalistes. La « gouvernance » est bonne si les pouvoirs établis parviennent à faire accepter cette politique par la population, ce qui est indiqué par les sondages d’opinion. La « gouvernance » est bonne aussi si les gouvernants sont en état de se faire réélire dans les mêmes conditions. Autrement ce qui est mis en cause ce n’est pas leur politique mais leur « gouvernance ». On dira qu’il faut « rétablir la confiance » et qu’il faut désormais « avoir une gouvernance correcte ». Avec la « gouvernance », donc, l’électeur n’est plus le représentant du peuple souverain et il ne détermine pas la politique qui doit être suivie. Il n’intervient que pour approuver ou pour sanctionner après coup la « gouvernance » c’est-à-dire au final la domination des monopoles.
La question du pouvoir : la réalité du pouvoir est, par conséquent, celle d’une ploutocratie. Mais, le niveau de centralisation des pouvoirs est tel que son maintien est de plus en plus incertain. Autrefois, la classe dominante était constituée de familles bourgeoises stables qui se perpétuaient de génération en génération dans la même activité et disposaient ainsi d’une certaine légitimité. Elles paraissaient et étaient souvent effectivement liées aux intérêts de la nation. La stabilité de ces familles assurait leur rayonnement sur la société tout entière. Elles paraissaient mériter leurs privilèges et leur richesse. Les firmes actuelles ont perdu cette forme de légitimité. Elles sont contrôlées par des actionnaires qui ne se comptent plus que par dizaines de milliers et non par millions et dont une bonne proportion est constituée de nouveaux venus. De ces derniers, seuls sont généralement connus ceux qui doivent leur ascension aux nouvelles technologies. La grande masse est sans visage. Les spécialistes mêmes ne semblent pas en mesure de les identifier[4].
En résumé : une ploutocratie -pouvoir sans visage -, la violence politique, la domination généralisée des monopoles – de trente banques-, une crise économique généralisée et qui semble devoir d’aggraver : voilà donc la réalité de la mondialisation. Elle n’est a priori ni favorable à une démocratie politique, ni le terrain propice à une démocratie économique. Pourtant des colloques se tiennent pour étudier « comment développer des stratégies pour étendre la démocratie à l’économie, à l’entreprise, face aux actionnaires et aux marchés financiers »[5]. C’est que les choses ne sont pas si simples : il y a la nature du système (qui est contraire à la démocratie) mais il y a aussi ses aléas qui le mettent en situation d’avoir à solliciter des aides. Le capitalisme est fragilisé par sa crise. Nous verrons dans un prochain article par quoi cela se traduit et quelles perspectives cela ouvre.
[1] Ce qu’en France un économiste comme David Thesmar présente benoîtement de cette façon : « Dans le « private equity », l’innovation consiste à s’engager à ne détenir les entreprises que pour une durée limitée, à rendre rapidement l’argent des investisseurs et de donner de fortes incitations au management pour engager les restructurations nécessaires ».
[2] Voir Marx : section 5 du livre III du Capital ; puis, pour la période récente, la titrisation et les produits dérivés (qui sont des « puissances » du capital fictif).
[3] Lesquels sont contrôlés dans leur quasi-totalité par le groupes monopolistiques ; ainsi en France, la plus grande partie des médias est détenue par cinq empires financiers : Bouygues, Dassault, Lagardère, Bertelsmann (groupe RTL, M6), Vivendi-Universal (canal+, SFR).
[4] Selon le magazine «Alternatives économiques » : « 37% du stock d’investissements à l’étranger des firmes françaises et européennes se trouvent dans les paradis fiscaux. Et 47% du stock des investissements étrangers en France sont détenus par des investisseurs situés dans des paradis fiscaux, les Pays-Bas représentant un tiers du total, suivis par le Royaume-Uni, le Luxembourg et la Suisse. L’Union européenne est son propre paradis fiscal». On sait par ailleurs que 60% du trafic commercial mondial se fait pas des « ports francs »
[5] Séminaire Espaces Marx tenu le 22 juin 2009