La question de l’histoire

image 1Ce blog ayant été interrompu pour une période de vacances, il n’est pas peut-être pas inutile de faire le point de la recherche entreprise par les précédents articles. L’objet ultime de cette recherche est de d’établir, sur les bases d’une philosophie matérialiste, le fondement des droits fondamentaux et par conséquent de ne pas abandonner cette question à l’idéalisme philosophique et à sa critique plus ou moins vénéneuse. Dans ce contexte fonder signifie «démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme ». Le premier acquis de la recherche a permis de mettre en évidence l’inscription des droits fondamentaux dans l’essence humaine sous la forme du lien ontologique, de la « trialectique », entre rapports sociaux sociaux/essence humaine/et droits fondamentaux. Nous avons observé, en parallèle, le passage de sociétés organisées par la religion à des sociétés régies par le droit. Cette évolution générale n’est nullement contingente puisqu’elle est commune à toutes les sociétés. Nous avons pu établir qu’elle est liée à l’apparition des formes bourgeoises de propriété et qu’elle prend la forme d’une convergence entre droit et morale.

Il nous reste à établir que l’histoire a une rationalité propre qui ne se réduit pas aux volontés d’individualités exceptionnelles. Elle serait plutôt la résultante imprévue de volontés concurrentes. Dans ce cadre, les droits fondamentaux, comme produits de l’histoire, pourront être considérés comme transcendants aux individus qui s’en réclament. L’humanité a nécessairement une histoire qui dépasse l’individu du fait que les individus sont eux-mêmes des produits de l’histoire et qu’ils sont nécessairement engagés dans un processus d’émancipation car, selon ce qui a été dit : « ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation».

Tout cela peut se résumer par cette formule : les droits fondamentaux, c’est l’essence humaine se réalisant dans l’histoire (c’est-à-dire sur la longue durée) car le chemin qui va de l’essence humaine aux droits fondamentaux est celui de l’histoire. L’histoire est la dimension fondamentale du développement humain. On reste philosophiquement idéaliste et on ne comprend pas l’essence humaine et son lien aux droits fondamentaux si on n’y introduit pas la dimension de l’histoire, si on ne la voit pas comme prise dans un processus historique et comme partie d’un processus historique. Il n’y a pas d’hommes sans histoire. Mais comment penser l’histoire ? Encore une fois c’est Marx qui va nous permettre de répondre à cette question.

Parce qu’elle met l’histoire au premier rang des sciences humaines, la conception développée par Marx est à la fois plus large et plus dynamique que celle de la sociologie. Elle unifie les sciences humaines en un système cohérent qui repose sur une philosophie alliant le matérialisme et la dialectique mais qui y ajoute la dimension de l’histoire. L’essence humaine et ses liens avec les droits fondamentaux ne peuvent être véritablement compris que dans ce cadre : que si on y intègre la dimension de l’histoire.

Marx pense l’histoire comme un ensemble de processus, il la comprend dans un cadre conceptuel complexe qu’on peut considérer comme l’illustration concrète de la dialectique qu’il s’est refusé à développer pour elle-même mais dont nous avons essayé de résumer les grandes lignes dans notre article du 16 juin 2013. Le cadre conceptuel de la théorie marxiste de l’histoire est un système de catégories essentiellement économiques dans la mesure où Marx n’a pas eu le temps de produire une critique des doctrines politiques (aussi peut-être parce que son expérience concrète de la politique est restée très épisodique). Son système de catégories doit être considéré comme inachevé même s’il forme un ensemble cohérent : il demanderait à être mis en relation avec un système de catégories élaborées dans le cadre d’une critique du politique qui aurait été équivalente à sa critique de l’économie et l’aurait redoublée sur un autre plan. On peut estimer qu’on trouve une ébauche de cette critique du politique et de cette production catégorielle chez un auteur comme Gramsci mais aussi chez le philosophe argentin Enrique Dussel (dont l’œuvre est très peu éditée en Français). Cependant, même incomplète la conception marxiste de l’histoire, parce qu’elle est centrée sur l’idée de rapports sociaux, peut nous aider à comprendre comment évoluent les rapports sociaux, comment ils modèlent les consciences et comment leur évolution a fait émerger l’idée de droits humains mais comment aussi elle l’occulte. Si nous nous limitons aux concepts élaborés par Marx pour penser l’histoire, c’est qu’ils suffisent à notre propos. Les critiques qui sont adressées à ce système conceptuel ignorent le plus souvent son caractère inachevé. Elles ne voient pas qu’elles critiquent l’apport d’un jeune homme (puisque Marx avait moins de trente ans quand il en a conçu l’essentiel) et surtout qu’elles critiquent l’apport d’une pensée qui vient avant le développement réel de l’histoire comme science. Les apports des écoles historiques modernes, comme ceux de Fernand Braudel, de Jacques Le Goff ou de Georges Duby, complexifient cette conception de l’histoire mais n’en renversent pas les fondements. L’essentiel reste non seulement valable mais est confirmé par la pratique de l’histoire scientifique. Exposons donc cet essentiel et ses concepts les plus généraux (qui seront en gras dans le texte):

Marx pense les rapports sociaux comme produits ou façonnés dans le cadre de « modes de production » fondés sur la domination d’une classe sur une autre ou sur les autres et il les décline en plusieurs concepts associés. Il appelle « rapports sociaux de production » l’ensemble des liens de dépendance réciproques qui s’établissent entre les hommes à l’occasion de la production de la vie matérielle, par l’intermédiaire des objets matériels qui servent à la satisfaction des besoins sociaux (moyens de production et biens de consommation). Il articule les concepts de « rapports sociaux de production » et de « forces productives ». La logique de cette articulation est la suivante : un « mode de production » est un ensemble dynamique constitué par les forces productives et les rapports sociaux de production correspondants. Dans ce qui forme ainsi l’ossature du système économique qui conditionne l’ensemble de la société, les « forces productives » constituent le facteur de développement le plus actif. Elles consistent en l’ensemble des moyens, des puissances aussi bien matérielles qu’intellectuelles, dont dispose la société pour produire.

image 2Son mode de production et la forme de domination politique qui lui correspond sont ce qui caractérise le mieux une société, ce qui conditionne son niveau de développement. Ils sont le cadre de ses rapports sociaux et le déterminant principal de leur forme et de leur niveau humain. C’est au final, dans une société et à un moment de son histoire, ce qui fait que les hommes y sont tels qu’ils sont. Dans le cadre des modes de production fondés sur la domination d’une classe sur une autre, les liens noués à l’occasion de la production et de la reproduction sociale prennent la forme de relations de domination et de subordination. Ils sont antagonistes et produisent une conflictualité entre classes, sexes, races ou ethnies. Ils prennent donc la forme de « rapports sociaux » dont l’ensemble se différencie en rapports de classe, de sexe, de racisation, imbriqués et réagissant l’un sur l’autre.

Ainsi, les rapports sociaux de production sont, pour Marx et le marxisme, le cadre dans lequel les rapports sociaux dans leur ensemble sont produits et s’articulent en formant un ensemble complexe. Ils ont aussi la base du développement historique. Toutefois, selon Marx, s’ils sont un cadre dans lequel s’articulent les autres rapports sociaux et s’ils sont la base (le premier moteur) du développement historique, ce n’est que dans le mode de production capitaliste que les rapports sociaux de production deviennent prédominants dans la conscience qu’ont les hommes de leur histoire (dans le sens où ils modèlent les consciences, où ils sont la base de la rationalité de l’histoire et de la séparation du producteur des produits de son travail et à partir de là, de sa constitution comme sujet). Dans les sociétés les plus anciennes et les plus archaïques, le rapport des hommes à la nature est premier dans les consciences. Les rapports sociaux ne sont vécus qu’au travers de la religion sous une forme aliénée et fantasmatique, la conscience individuelle n’est pas encore développée. L’homme ne se sépare pas de la nature. Tout cela a été développé dans l’article du 25 mars « rapports sociaux et conscience ».

Si les rapports sociaux de production sont constitutifs des rapports sociaux dans leur ensemble, on peut en induire que le « mode d’appropriation » est un élément déterminant de la forme des rapports sociaux et donc des formes d’existence et d’être des hommes qui les vivent. Dans les sociétés les plus développées, qui génèrent un important surplus social, la forme de la propriété des moyens de production est fondamentale : c’est elle qui détermine le plus directement la forme des rapports sociaux de production. Elle est en conséquence ce qui façonne les rapports sociaux qui en sont l’expression. Ces rapports ne seront pas les mêmes selon que la classe dominée est formée d’esclaves ou de serfs attachés au sol qu’ils cultivent. Ils sont bouleversés quand le travailleur doit vendre sa force de travail et dépend du travail domestique pour l’entretenir et selon que la force physique ou le savoir sont l’élément prioritairement mobilisés dans le travail. Ceci vaut à la fois pour les rapports de classe et pour les rapports de sexe. L’un et l’autre se coproduisent et interagissent l’un sur l’autre mais dans le cadre d’un mode de production qui les bornent et les façonnent l’un et l’autre.

Parce qu’elle se fonde sur l’idée de rapports sociaux, la conception marxiste de l’histoire est matérialiste. Le matérialisme ne consiste pas seulement à dire que la matière serait première et l’esprit second (ce qui maintient la division idéaliste) mais à soutenir et démontrer que les chaines causales remontent toujours à une base matérielle, au réel sous sa forme et sa persistance matérielle. Ainsi, Marx considère que l’histoire est autre chose qu’une suite fortuite ou arbitraire d’événements politiques, de guerres, de conflits religieux ou d’idées ou de choix politiques ; elle n’est ni une succession insensée de hasards ni l’œuvre de personnages désincarnés. Quand on remonte la chaine des causes qui partent des événements, l’histoire apparait comme le produit collectif de l’activité d’hommes et de femmes qui ont d’abord à se nourrir, à se vêtir, à se loger et à reproduire leur vie, qui s’efforcent de satisfaire leurs besoins dans les conditions qui leurs sont données et en collaboration (et aussi en lutte) avec ceux et celles avec qui ils font société.

L’histoire a une base matérielle qui la base matérielle de la vie humaine elle-même, laquelle se fait et se maintient par le travail. Car l’humanité satisfait ses besoins vitaux dans l’échange avec la nature par le travail. Sans travail il n’y aurait ni hommes ni histoire. L’essence générique de l’humanité se trouve dans le travail, c’est le travail qui est fondement ultime de l’essence générique de l’homme, c’est dans le travail qu’il a la genèse ontologique de son être. Pour Marx en conséquence, le rapport primordial que les hommes nouent entre eux est celui qui les réunit, et tout à la fois les sépare, dans le travail : c’est la division du travail.

La division du travail est un des concepts centraux à partir duquel les autres s’articulent pour former l’ensemble théorique qu’on appelle le matérialisme historique. Il faut en décrire rapidement les principes théoriques pour comprendre l’importance anthropologique de l’histoire telle qu’elle a été mise en lumière par Marx.

image 3La division du travail dépend du secteur de production (industrie, agriculture, commerce) et du niveau de développement des forces productives. Au final, sa forme est déterminée par le mode de production et en particulier par le développement des forces productives (source d’énergie utilisée, mécanisation, informatisation etc.) et de leur évolution dans le temps : la façon dont les hommes sont organisés pour produire (leurs rapports de production) et les moyens dont ils disposent et qu’ils ont appris à mettre en œuvre (les forces productives) évoluent avec le temps et sont conditionnés l’un par l’autre. Rappelons qu’ils forment ensemble un mode de production dont la forme caractérise un type de société. Les forces productives se développent en modifiant les rapports de production en les faisant passer d’une forme à une autre plus adaptée. Ainsi se succèdent les modes d’appropriation et de distribution (communautaire, familiale, individuelle) et les modes de production (esclavagisme, féodalisme, capitalisme) ainsi que les types humains qui y prospèrent. Ce schéma théorique forme la base de la compréhension des formations économiques et sociales déterminées. Aucune société ne le réalise parfaitement car toute société conserve des éléments du mode de production dépassé ou intègre ceux du mode de production en gestation. De plus, aucune société ne se réduit à son ossature productive. Toute société est, selon l’expression de Georges Lukacs, un « complexe de complexes ». Elle est donc prise dans un ensemble de processus d’évolution dont l’évolution du mode de production n’est que la première. Pour comprendre une société et son évolution historique, il faut donc analyser les « complexes » qui la forment. Et en premier lieu, puisque c’est ce qui est au plus près des rapports sociaux, sa structure de classe.

En effet, les relations économiques caractérisant un mode de production ne s’établissent pas entre individus mais entre classes sociales. Elles se redoublent donc nécessairement en relations politiques à travers des institutions dont la première est l’État. Les classes sociales sont des groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un mode de production. Dans tout mode de production fondé sur une division en classes sociales, on peut distinguer deux classes fondamentales : la classe dominante, la classe dominée. C’est la position qu’un homme occupe dans la division du travail en vigueur dans un mode de production qui définit son appartenance de classe. La conscience qu’il a de cette position détermine le niveau de sa conscience sociale. Si le niveau de conscience des individus est intimement lié à leur position de classe, il n’en émane pas spontanément. Il dépend de multiples facteurs dont le premier est le degré d’organisation autonome de leur classe sociale.

La classe dominante dans un mode de production est celle qui s’assure la maîtrise des moyens de production et qui dispose des produits du travail au détriment de la classe dominée. La lutte des classes qui en résulte est le « moteur de l’histoire » c’est-à-dire ce qui fournit l’explication des événements les plus décisifs et permet de comprendre la dynamique des processus en cours. Cette lutte, tantôt ouverte, tantôt masquée ou indirecte, est fondamentalement inconciliable. Elle suscite de continuelles transformations dans tout l’édifice social dans les domaines économiques, juridiques, politiques et culturels. Chacune de ces transformations a ses racines dans la base économique de la formation sociale concernée (dans l’état de ses rapports de production et de ses forces productives).

L’évolution des rapports juridiques et politiques dans une société dépend en dernier ressort de celle de sa base économique et sociale. Cette évolution s’accompagne de celle des idéologies et des expressions artistiques et culturelles. Ces rapports et ces expressions font partie de la superstructure de toute société. Ils n’ont pas d’autonomie propre bien que chacun soit animé par ailleurs d’une logique et d’une cohérence intrinsèque. La superstructure d’une société est faite de deux ensembles fortement liés : un ensemble de concepts et d’idées sociales (politiques, philosophiques, juridiques, artistiques, religieuses etc.) et un ensemble d’institutions politiques, juridiques et administratives qui y correspond.

Toujours selon la théorie développée par Marx, la base économique et sociale (infrastructure) d’une société a une relation complexe avec ses superstructures institutionnelles et idéelles. Marx n’a jamais vraiment approfondi cette question mais on peut déduire de ses opuscules sur l’actualité politique de son temps que sa théorie n’a rien à voir avec la conception mécaniste que lui attribuent faussement ses détracteurs. Mon article du 24 janvier « conflit de valeurs » propose une piste de recherche originale à ce sujet en faisant l’hypothèse d’une médiation par le « code culturel » (concept emprunté à Michel Clouscard). L’essentiel à retenir est que le rapport de l’infrastructure à la superstructure est réciproque mais, dans ce rapport, la base économique est l’élément dominant en dernière instance. Cela signifie qu’à l’échelle de l’histoire, l’évolution des forces productives et des rapports de production l’emporte sur les représentations qui la freinent : des conceptions sociales ou politiques inadéquates ne peuvent pas s’imposer durablement à une base économique et sociale inadaptée. De la même façon des idées correspondant au développement atteint par un mode de production et à un état des tensions sociales qui lui sont inhérentes ne peuvent finalement que finir par s’imposer. Il en va ainsi de l’idée de droits fondamentaux et de la revendication du respect de ces droits dont nous entendons chaque jour actuellement la clameur dans le cadre du capitalisme à la fois triomphant et en crise. C’est ce que les prochains articles vont développer.

Comprendre la mondialisation : 6 (conclusion et perspectives)

image 3La science comme force productive : plutôt que d’appeler de ses vœux le développement d’un « patriotisme constitutionnel » comme le fait l’école de Francfort, il suffit d’identifier un développement de forces productives[1] porteur d’une nouvelle démocratie. Ce qui très facile et se voit aisément : en effet, ce qui caractérise les secteurs économiques en forte croissance, c’est leur fort potentiel en travail qualifié. Le capitalisme moderne et mondialisé exige toujours plus de travailleurs hautement diplômés et compétents, disposant de savoirs très pointus acquis au cours d’une formation universitaire longue. Le techno-centre Renault, qui s’est illustré dans l’actualité récente comme un lieu de souffrance au travail provoquant de nombreux suicides, est une unité où se concentrent des ingénieurs hautement qualifiés et spécialisés. Ces ingénieurs sont eux-mêmes la force productive dont le développement fait craquer les cadres rigides des managements, parce que, par sa compétence, elle remet en question le pouvoir discrétionnaire d’une direction dépassée par son savoir. C’est précisément parce qu’ils sont, par leur compétence, l’essentiel des forces productives que sont mis en œuvre des techniques radicales pour contraindre ces salariés hautement qualifiés à se plier aux exigences de la logique du profit immédiat. Ces ingénieurs sont suivis  dans la mise en œuvre de compétences par la masse des ouvriers de l’industrie dont les tâches exigent toujours plus le développement de la technicité de leurs capacités de travail. Il y a sans doute peu de secteurs de l’économie où le développement des nouvelles technologies ne s’accompagne pas d’une exigence du développement des connaissances et des capacités d’initiative et d’adaptation des travailleurs. On a donc clairement un développement des forces productives intellectuelles porteur d’une exigence de démocratie économique aussi bien que politique.

L’idéologie propriétaire comme moyen d’en capter le produit : Ce n’est pas une nouveauté que de dire que la science tend de plus en plus à devenir une force productive directe que le capitalisme a beaucoup de difficulté à maîtriser du fait que par nature elle a tendance à échapper au principe de la propriété privée. De là vient le développement récent de  « l’idéologie propriétaire » qui s’impose aujourd’hui comme un obstacle majeur à la démocratie économique. Il faut rappeler ici, telle que la présente l’économiste Benjamin Coriat, l’origine et la nature de cette idéologie qui est le cœur même de l’idéologie libérale. Elle est apparue dans les années 1980 quand les Etats-Unis se sont rendu compte que le Japon les devançait dans le domaine des hautes technologies et qu’ils ne pouvaient pas résister à la concurrence des pays émergents dans les industries de base. Leur économie était prise en tenaille, mais leur recherche restait la première du monde. Pour la valoriser, ils ont développé cette « l’idéologie propriétaire ».

 Ils ont « constaté » que les marchés ne savent pas rémunérer la recherche.  Ils ne sont autorégulateurs que lorsque les agents ont un droit exclusif sur leurs produits. Or, lorsque qu’une connaissance est librement partagée, son coût de reproduction (l’enseignement) est moins élevé que son coût de production (la recherche).  Les agents économiques vont donc l’évaluer au coût de reproduction et non au coût de production : le producteur se trouve ainsi lésé et l’innovation est menacée de se tarir puisque son producteur n’a pas intérêt à la mettre sur le marché. Pour corriger cela, il fallait évaluer l’innovation à son coût de production et donc développer un droit exclusif sur les connaissances nouvelles : il fallait breveter les connaissances. Cela a été fait en développant la propriété intellectuelle et en la faisant avaliser par les instances internationales. Ce qui permettait, miraculeusement, aux Etats-Unis de retrouver une compétitivité.

                L’idéologie propriétaire conclut de cela que la propriété exclusive est la garantie du bon fonctionnement des marchés et par extension de l’efficacité économique. Pour être correctement évalué et échangé sur un marché efficace, tout doit donc devenir objet de propriété. Et d’abord l’entreprise : elle doit être considérée comme un nœud de contrats entre propriétaires individuels (et non comme un lieu où les intérêts des « partenaires sociaux » devraient s’équilibrer). Pour que l’entreprise soit efficience, la propriété de chacun des contractants (de chaque actionnaire) doit être pleine et entière. La gestion doit chercher à maximiser la satisfaction des actionnaires (pour que chacun retire le prix entier de son apport). L’entreprise doit donc être gérée dans l’intérêt exclusif des actionnaires. La traduction de cette théorie est le management tourné vers  la « création de valeur pour l’actionnaire ». Selon cette idéologie et a contrario : une collectivité sans propriétaires n’a pas de réalité. C’est ainsi que Margaret Thatcher a pu dire que la société n’existe pas ! Ne pouvait exister, selon elle, que l’individu propriétaire, éventuellement associé à d’autres propriétaires. Selon l’idéologie propriétaire, c’est la propriété qui fait la valeur. La valeur est exclusivement produite par les actionnaires et ils ont donc le droit de l’accaparer toute entière. Tout doit devenir l’objet de propriété, il ne doit pas y avoir de biens publics. Le vivant lui-même peut et doit être breveté. Décoder un gène, c’est en acquérir la propriété (puisqu’on a acquitté le coût de production de sa connaissance).

   image 2             Une idéologie qui fait de l’ingénieur la propriété des actionnaires : Cette idéologie a paru d’abord si absurde, qu’on a négligé de la combattre. Seulement une idéologie n’est pas seulement discours, c’est aussi une force matérielle qui s’inscrit dans le droit et mobilise les institutions. Elle a un effet certain au niveau macro-économique, mais elle se fait aussi sentir à l’intérieur de l’entreprise par le traitement despotique que subissent les ingénieurs et techniciens : ils deviennent eux-mêmes objet de propriété pour l’entreprise. Ils lui abandonnent le produit de leur savoir et doivent signer des clauses de confidentialité et de non-concurrence. Alors qu’ils étaient traditionnellement de libres agents de la direction des entreprises et qu’ils étaient les alliés « naturels » des propriétaires capitalistes, ils sont devenus leurs captifs. Ils subissent une oppression différentes de celle subie par les ouvriers, mais qui est parfois plus pesante encore puisqu’elle veut leur dicter leurs agissements mais aussi maîtriser l’usage qu’ils font de leur savoir et de ses produits. Ce fait rend possible et envisageable un renversement d’alliance puisque les ingénieurs et techniciens ne peuvent se libérer de cette oppression qu’en en libérant aussi les ouvriers. Il est d’une importance capitale car il ouvre la perspective d’une sortie de la mondialisation capitaliste – non comme un retour au cadre étroit des Etats-Nations mais comme passage à une économie fondée sur la coopération et la rationalisation des échanges.

                Perspectives nouvelles : La question de la démocratie économique se trouve dès-lors  posée dans l’entreprise et on comprend pourquoi les organisations syndicales en discutent et organisent des colloques pour en étudier la mise en œuvre. On ne s’étonne pas que le colloque tenu en juin 2009 dans le cadre d’Espaces Marx ait mobilisé des intervenants et des travailleurs venus des entreprises du plateau de Saclay. Un tel colloque ne pouvait manquer de s’opposer à l’idéologie propriétaire et à  l’organisation moderne du travail. Ainsi, la prise de parole d’« un intervenant, expert en économie sociale » est résumée en une critique et une interrogation : il « évoque les effets délétères de la concurrence marchande sur la science. Parler de connaissances compétitives, c’est faire des connaissances un outil au service du marché – ce qui est contraire à la science ». Il demande : «  Comment trouver des lieux et des moments de rassemblement des travailleurs alors que tout est cloisonné ? ». Dans une autre table ronde, une intervenante fait le même constat : « Dans les faits,  [l’économie informationnelle] renforce l’exploitation par l’individualisation, casse les collectifs, individualise l’évaluation de la performance – ce qui accroît la souffrance au travail. L’enrichissement des compétences ne s’accompagne pas de plus de démocratie ». Le lien entre ces constats et le diagnostic d’un autre participant, n’est pas fait clairement. Ce diagnostic, encore superficiel, va dans le sens de notre analyse. Il est le suivant : «La norme de liberté totale de circulation du capital est la base de toutes les règles européennes …  [elle] n’est possible que par la destruction du droit du travail ». La question de la démocratie économique se pose dans l’entreprise ou le groupe mais aussi au niveau des relations internationales et particulièrement dans l’allocation du capital entre les diverses parties du monde mises en concurrence par le capital.

                La démocratie économique : l’objectif parait clair pour tous les participants au colloque : « la démocratie économique, c’est la capacité de faire des contre-propositions sur les finalités de la production, d’interroger et de modifier radicalement les critères de gestion ».  Il s’agit « de renforcer les pouvoirs d’intervention des représentants des salariés de toute la communauté de travail, donneurs d’ordre et entreprises sous-traitantes, de favoriser le droit d’alerte et la construction de propositions alternatives aux choix stratégiques, de consolider l’exercice des libertés syndicales et de la citoyenneté dans l’entreprise ».  Mais le syndicaliste qui propose ce programme ne semble pas mesurer le défi majeur que représente sa conclusion et ce qu’il implique de combat politique aigu. Il  termine ainsi : « Démocratiser l’économie est un combat contre l’arbitraire patronal et actionnarial, et donc, forcément, un combat pour une autre partage des richesses produites ». C’est un sociologue, membre du CNRS, qui évoque la problématique décisive : « Elle consisterait plutôt en une véritable réappropriation citoyenne des moyens de production, bien au-delà de l’intervention des salariés dans les stratégies d’entreprises ou d’une répartition équitable des profits ». S’il peut aller à une conclusion si radicale, c’est qu’il a basé son analyse sur le constat de « l’ampleur des crises écologique, économique et financière que traverse aujourd’hui le capitalisme ».  Effectivement, il semble bien qu’envisager « un nouveau mode de développement respectueux de l’environnement naturel et social », ce n’est pas seulement vouloir modifier le pouvoir dans l’entreprise, ni même le mode de gestion du système, c’est vouloir modifier le mode de production lui-même. C’est remettre en cause la mondialisation capitaliste et proposer une autre économie, une autre société, d’autres rapports internationaux.

                Le problème d’alliance stratégique, d’alliance entre les ingénieurs et techniciens auquel notre analyse a abouti, se retrouve dans l’intervention de ce sociologue ; il dit : « Prenons par exemple le cas des cadres et ingénieurs des grandes entreprises, délégués du capital dont on dit qu’ils sont fragilisés depuis les années 1990. Longtemps perçus comme les piliers des organisations productives, un désengagement de leur part affaiblirait considérablement le capitalisme et ferait des cadres les instigateurs privilégiés de la démocratie économique ».

           image 1    Conclusion optimiste : il est intéressant pour moi de constater qu’on retrouve mes principales thèses dans les actes d’un colloque réunissant des organisations syndicales, des chercheurs et des représentants des collectivités locales. Cela ne prouve évidemment pas leur justesse, mais cela confirme au  moins leur pertinence. Ce qui apparait dispersé dans les interventions du colloque est réuni dans  l’analyse que j’ai développée depuis « comprendre la mondialisation : 1 » en un ensemble qui s’efforce de progresser dans une analyse suivie. Il est normal que les organisations syndicales se soucient d’abord des actions qu’elles peuvent mener concrètement en fonction de la spécificité des entreprises où elles sont implantées. La cohérence d’une analyse d’ensemble ne leur est pas nécessaire dans l’immédiat de leur action. Elle en revanche mon seul souci.

                Nous pouvons néanmoins laisser la conclusion à un participant au colloque qui parait voir plus loin que les autres : « La démocratie est un processus et non une institution, ni un « état » de société. Du point de vue de la dialectique de l’histoire, la lutte pour la démocratie est la lutte des opprimés et des dominés pour imposer leurs propres intérêts et besoins dans un agenda qui serait autrement imposé par les riches et les puissants. La lutte pour le suffrage universel (tous égaux devant les urnes) a été une lutte pour la représentation des classes pauvres et laborieuses dans le but de promouvoir les droits du travail dans la société « bourgeoise ». La limitation du temps de travail, la protection sociale, ont évidemment déterminé le fonctionnement de l’économie d’alors. En ce sens, c’était une lutte pour la démocratie économique.

                Nous devrions donc parler de démocratiser l’économie ou encore d’une économie plus démocratique (plutôt  que de parler de démocratie économique), comme réponse actuelle à nos problèmes actuels. Et aujourd’hui démocratiser l’économie est très lié à la question de la démocratisation de l’Etat». En ce sens la démocratie économique est la réponse à la domination du    «capitalisme des monopoles généralisés, financiarisés et mondialisés »


[1] Il faut rappeler que les forces productives ne sont pas constituées uniquement des moyens matériels de la production. Elles comprennent les moyens de travail et les hommes qui les utilisent (force de travail) et leurs techniques. Elles sont donc constituées des moyens de travail,  des méthodes de production, du niveau de la science et de la technique.