Les hommes et l’histoire

image 2L’article précédent a présenté les principaux concepts de la théorie de l’histoire développée par Karl Marx. Il s’est efforcé de faire apparaitre leur articulation. La théorie marxiste, qu’on appelle le matérialisme historique, est dialectique : l’idée de rapport y est centrale et se décline en une suite cohérente d’acceptions (rapports de production, rapports sociaux, rapports de classes). Ces rapports forment des systèmes (mode d’appropriation, mode de production, infrastructure/superstructure). Ni les rapports ni les systèmes ne sont figés. Ils évoluent, se transforment et ont une histoire. Nous avons noté, en présentant la dialectique, dans notre article du 16 juin 2013, que penser dialectiquement, c’est penser en termes de rapports, de système et de devenir et que : « les rapports dans lesquels une chose est prise ne sont pas fixes, ils évoluent dans le cadre des processus dans lesquels elle est engagée ». Il en va ainsi dans le cadre de l’histoire telle que la théorise le matérialisme historique. Il résulte de cela que les rapports entre les structures d’une société évoluent et qu’ils se complexifient au cours du développement historique. Dans toute société, des niveaux de développement différents coexistent. Il reste des traces d’un mode de production dépassé tandis qu’apparaissent déjà les premiers éléments d’un mode de production en gestation. Le mode de production dominant poursuit sa logique de développement. Les consciences sont tantôt en retard, tantôt en avance, sur le développement des rapports sociaux. L’ensemble de ces évolutions (complexes, contradictoires, confuses) modifie les rapports sociaux et par conséquent les hommes eux-mêmes. Il s’agit ici de l’évolution de l’être humain comme être social ; son évolution naturelle et son unité d’espèce sur le plan physiologique sont par ailleurs démontrés par la science mais à une toute autre échelle de temps.

C’est l’évolution de l’être social de l’homme qui explique pourquoi il est si difficile aux historiens de comprendre les façons d’être socialement, d’agir et de penser des hommes dans des époques anciennes vivant sous des modes de production différents. Les hommes ne sont tout simplement pas socialement les mêmes d’une période de l’histoire à l’autre et dans une société développée ou dans une société primitive ; leur univers mental n’est pas le même, leur vision du monde et d’eux-mêmes n’est pas la même. Les modes de pensée de ces hommes ne sont pas les mêmes ainsi que l’ont montré notre article du 17 octobre 2013 (la pensée comme vision) et les suivants. Les types humains sont très divers dans des sociétés elles-mêmes diverses et qui, autrefois, communiquaient peu entre elles jusqu’à pouvoir s’ignorer. Chaque homme est lui-même unique par sa biographie, ses expériences et ses dispositions particulières. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas, chez les individus au-delà d’une base somatique commune, certains éléments constants, communs à toutes les époques et à toutes les sociétés. Il faut bien que l’unité de l’humanité ait un fondement par-delà sa diversité des types humains et en dépit de la variété infinie des individus pour que les hommes puissent communiquer entre eux, se reconnaitre une commune humanité et évoluer en convergence. Le simple fait que les hommes sont des êtres en évolution est déjà un premier élément de l’unité l’humanité. Les hommes ont en commun d’avoir une histoire, ce qui signifie qu’ils évoluent selon des modalités qui échappent à l’évolution naturelle et peuvent même dans une certaine mesure la contrarier. Mais, pour avoir une histoire, il faut que les hommes partagent quelque chose fondamental qui les fait sortir de l’animalité. Quelle est donc cette source originaire de l’unité humaine ?

Ce qui fait évoluer l’humanité, c’est son rapport spécifique à la nature qui prend la forme du travail. Marx l’affirme et s’appuie pour le soutenir sur l’idée qu’il y a des caractères communs à toute production humaine qui en fait un travail. Il pose cela comme un principe plutôt que comme quelque chose qui pourrait se vérifier. Il écrit : «… toutes époques de la production ont certains caractères communs. La production en général est une abstraction, mais une abstraction rationnelle, pour autant qu’elle met réellement en relief les caractères communs, les fixe, et nous épargne ainsi la répétition. Cependant ces caractères généraux, dégagés par comparaison, sont eux-mêmes organisés de manière complexe et divergent en déterminations diverses. Certains de ces caractères appartiennent à toutes les époques, d’autres ne sont communs qu’à quelques-unes ».

image 3Pour Marx l’unité de l’humanité se trouve dans la manière humaine de produire et par là de produire son propre être. Le premier caractère que Marx reconnaît comme commun à toute production humaine est d’être sociale : « Toute production est appropriation de la nature par l’individu dans le cadre et par l’intermédiaire d’une forme de société déterminée ». Pour Lukacs, les caractères communs à l’humanité sont liés à la forme spécifique du travail chez l’homme. Ils se ramènent à la « position téléologique » propre au travail humain. Le questionnement de Lukacs porte sur les points suivants : Comment expliquer l’hominisation de l’homme ? Comment des dispositions anatomiques et comportementales ont-elles permis le passage du singe à l’homme ? Comment passe-t-on des fonctions biologiquement fixées propres à l’animal à l’adaptation transmissible et évolutive propre à l’homme ? Comment expliquer l’apparition de la vie sociale et du langage ? Sa réponse se résume ainsi : ce passage fut sans doute extrêmement lent. Il n’en a pas moins le caractère d’une rupture et d’un saut qualitatif. Il parait avoir son origine, son point de départ, dans une activité en germe chez l’animal mais qui acquiert chez l’homme une forme qui lui appartient exclusivement. Cette activité est le travail. Il définit le travail et le caractérise en reprenant ce que Marx avait écrit dans Le capital : « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habilité de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travailleur aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté ». Par le travail une position téléologique, un projet humain, se réalise matériellement. Cette réalisation s’accomplit au travers de médiations qui peuvent être très ramifiées et complexes. Cette forme propre au travail, d’être la réalisation d’une position téléologique, est la caractéristique commune à toutes les activités véritablement humaines. La généralisation de ce fait élémentaire est constitutive de l’expérience ou de l’activité de tout être humain. Elle est commune à toutes les modalités de ses expériences ou activités, des plus rudimentaires jusqu’aux plus complexes. Elle caractérise l’homme comme être sorti de l’animalité.

L’homme a besoin que tout ce qui arrive ait un sens. Dans la détresse et le désarroi, il voudrait connaitre le pourquoi des choses. Ce besoin, si persistant dans la vie quotidienne, pénètre tous les domaines de la vie personnelle immédiate. Il est la source de la morale (de l’affirmation de valeurs) et une condition nécessaire à l’expression des instincts sociaux. Le ramener à sa source originelle, à la logique du travail, exige un grand effort de lucidité. Il est peut-être encore plus difficile de comprendre que dans les pratiques magiques, dans la prière et l’imploration, la conscience est contaminée par la position téléologique qui a son origine dans le travail, que cette position est le fondement de la religiosité et de toutes les activités qu’elle inspire. La position téléologique est commune à l’ensemble de l’humanité et la source de l’aspiration humaine à l’émancipation. C’est en se projetant hors des nécessités immédiates, et en se donnant des buts toujours plus lointains, que les hommes peuvent se donner des valeurs, qu’ils entreprennent de maitriser le développement des sociétés.

Nous avions noté que Charles Darwin avait démontré que la sélection des instincts sociaux avait permis à l’humanité de sortir de l’animalité. Cela n’est pas contradictoire avec ce qui vient d’être dit mais le complète et donne un contenu concret à ce qui chez Darwin restait une idée très générale. L’effet réversif de l’évolution à l’origine de la sortie de l’humanité de l’animalité, a rendu possible la capacité humaine à travailler, c’est-à-dire à transformer la nature pour répondre à ses besoins. (Voir l’article du 4 mars 2014 « la question de l’homme » et celui 26 février « droits de l’homme et spécificité humaine »). Le point de divergence entre Darwin et Marx porte sur l’idée de saut qualitatif qui est étrangère à la théorie de Darwin et essentielle à celle de Marx. Le saut qualitatif est le moment où une autre logique, un autre système s’impose. Il se rapproche de ce que la science appelle une transition de phase.

image 1Aucune des théories de l’humanisation, développées par Darwin, par Marx et par Lukacs, ne contredit l’autre. Elles se complètent et s’articulent ensemble. Retenons que, parce qu’il implique une position téléologique et met en œuvre les instincts sociaux, le travail enclenche le processus de l’humanisation. Les autres caractéristiques de l’humain, comme le langage, présentent déjà un caractère social. Leurs particularités, leurs modes d’action ne se déploient que dans un être social déjà constitué. Elles présupposent que le saut vers l’humain ait déjà eu lieu. Seul le travail comme interaction de l’homme avec la nature, devenant consciente, engage un processus cumulatif, évolutif et transmissible qui est la condition première de l’histoire. La position téléologique imprègne toute la vie humaine. Par elle avoir une histoire est un élément de l’essence générique de l’homme. Travail, position téléologique et instincts sociaux font de l’homme un être dont l’évolution prend la forme de l’histoire. Mais l’histoire est-elle la sortie de la nature ?

Le travail, les instincts sociaux, la position téléologique sont la base de la constitution de l’humanité comme genre humain (distinct de l’animalité). Cela ne parait pas pouvoir être contesté mais cela ne signifie pas que ces caractères sont les seules spécificités de l’humanité. Rien n’autorise réellement à limiter les fondements de l’unité et de la spécificité humaine à une forme commune de production, on peut sans doute étendre cette unité à une forme commune de rapport entre les sexes et peut-être à bien d’autres activités nécessaires à la vie. Ce qui est certain c’est que nous ressentons, par de-là les continents, que nous appartenons à une humanité commune. Nous le ressentons parce que nous avons une histoire, que notre être n’est pas fixé. Nous voyons les autres hommes comme engagés dans un processus de développement historique où les uns nous paraissent en arrière par rapport à notre propre développement et d’autres en avance ou engagés dans une nouveauté qui nous est encore étrangère. Il y a bien évidemment des groupes humains dont le mode de vie semble figé à un stade primitif. Mais outre qu’une meilleure connaissance des groupes primitifs révèle une richesse culturelle qui n’apparaissait pas d’abord, il faut noter que ces groupes sont toujours restreints et isolés dans un environnement qui ne leur permet pas d’engager un véritable processus d’accumulation matérielle et culturelle. Ces groupes génèrent de très faibles surplus sociaux. Aucun groupe n’est véritablement hors l’histoire car cela signifierait qu’il serait définitivement hors de l’unité humaine.

L’humanité comme genre humain ne peut pas être pensée sans histoire. Le fait d’avoir une histoire est une spécificité humaine qui doit toujours être prise en compte. Penser l’homme hors de l’histoire, c’est forger une abstraction. Cette question de la prise en compte de l’histoire est l’objet de la rupture de Marx avec Feuerbach. Elle est ce qui a engagé le développement du marxisme comme philosophie nouvelle et originale. Si nous revenons aux premiers écrits de Marx, nous voyons qu’il faisait à Feuerbach le reproche de faire abstraction de l’histoire, de l’oublier, et de supposer un individu isolé donc étranger à la nature et à l’histoire. Or, nous venons de voir toute l’importance qu’a chez Marx le concept d’histoire. C’est l’histoire qui est le fondement, l’élément déterminant, de l’essence générique de l’homme. L’essence humaine n’est pas figée, elle est en développement, elle est prise dans l’histoire (collective et aussi individuelle).

Précisons un peu notre vocabulaire : nous parlons d’essence générique de l’homme quand l’homme est pensé dans son rapport à la nature et nous parlons d’essence humaine quand l’homme est pensé dans son rapport aux autres hommes. Mais ces deux rapports (le rapport à la nature et le rapport des hommes aux autres hommes) sont toujours présents dans toutes les sociétés. La conception marxiste de l’histoire non seulement ne fait abstraction ni de la collectivité humaine (des rapports des hommes entre eux), ni de la nature (des rapports des hommes à la nature) mais les lie en une unité : celle de l’histoire. Marx fait du rapport à la nature et du rapport aux hommes un seul rapport. Il affirme que « l’histoire est la véritable histoire naturelle de l’homme ». Cette idée sera développée dans un prochain article.

La condition de l’homme moderne – prologue

image 1J’ai commencé la lecture, hautement recommandée, de « la condition de l’homme moderne » d’Hannah Arendt et je me suis arrêté à la fin du prologue, quelque peu déconcerté. J’en résume ici le propos.

Le monde moderne commence avec l’explosion de la bombe atomique. Il voit le lancement du premier satellite artificiel. L’humanité réalise un rêve ancestral. Elle sort de la nature pour entrer dans un monde artificiel, celui de la science et du travail. Mais ce monde est problématique :

 Les vérités de la science ne se prêtent pas « à une expression normale dans le langage et la pensée » car leur langage est celui des mathématiques. C’est la premier problème. La science nous permet de construire un monde complétement humain mais nous ne savons pas penser nos « actions ». Comment se comprend cette curieuse affirmation ? Eh bien, en se donnant une haute idée de la pensée comme matière du politique et de la philosophie et en l’opposant à la difficulté du langage mathématique. Ou plutôt même, cela fait référence à l’idée de Heidegger selon laquelle « la science ne pense pas » parce qu’elle use de concepts, alors que selon Heidegger la vraie pensée est la pensée métaphysico-poétique  propre à la philosophie de la Grèce archaïque, qu’il présente comme la pensée « originaire ». Seulement une telle conception de la « pensée » ne satisfait que les laudateurs de Heidegger !

Le second problème est celui-ci : L’automatisation permise par la science moderne autorise à imaginer une société délivrée du travail mais nous vivons dans une société de travailleurs. Dans les temps anciens, le travail était épargné aux élites pour leur permettre de se consacrer aux choses de l’esprit que sont la politique et la philosophie. Dans le monde moderne la masse même peut être libérée du travail mais elle ne saura pas atteindre aux hauteurs de la pensée. Pourquoi cela ? Toujours parce qu’on se donne, à nouveau, une haute idée de la « pensée », tellement haute qu’il est exclu que le commun des mortels en ait sa part.

image 3Voici donc le dilemme de la modernité : elle peut émanciper des contraintes de la nature et du travail et s’ouvrir à la pensée mais dans le même temps elle en est incapable. Elle ne sait pas penser son « action » (régie par la science mathématisée). La perspective est celle d’une « société de travailleurs sans travail » mais privés de la seule activité qui aurait pu leur rester : toujours la « pensée ».

Hannah Arendt se propose d’explorer cette problématique, fondée sur l’opposition de la pensée à la science et au travail, en déployant trois concepts : le travail, l’œuvre et l’action.

Je suis déconcerté par ce qu’il y a de scolaire dans cette façon de faire. On construit une problématique, puis on annonce un plan en trois parties gouvernées par les trois concepts qui vont permettre d’explorer cette problématique. C’est bien mené, bien écrit, mais on ne peut pas le lire sans penser très exactement le contraire.

Oui, les propositions du langage mathématique sont absolument intraduisibles dans le langage courant. Mais sont-elles pour autant incommunicables ? Non, bien-sûr. On peut soutenir que le langage mathématique est celui dans lequel la communication ne peut jamais échouer (pourvu que chacun maitrise ce langage). Il en va tout autrement avec le langage courant. Les plus grands intellectuels lisent Platon depuis 2400 ans et  ne cessent d’en continuer l’interprétation. A l’inverse, le théorème de Thalès est parfaitement intelligible pour un enfant. Sa compréhension ne souffre aucune ambiguïté. Il en va de même avec la science Newtonienne ou toute autre théorie scientifique pourvu qu’on ait le niveau de formation suffisant. La science permet de mener des actions dont la réussite est assurée. Le succès de ce qu’on peut entreprendre sur la base de la pensée philosophique ou des conceptions politiques est beaucoup moins assuré.  Ne faudrait-il donc pas renverser la proposition et dire que les hommes ne se comprennent les uns les autres et ne se comprennent eux-mêmes que dans le langage de la science. Le langage de la politique ou même le langage de la philosophie ne sont-ils pas le plus souvent ceux du malentendu et de la dispute ?

image 2Et que dire de cette idée que nous vivons dans une société de travailleurs ? Curieuse idée pour caractériser un monde où sont apparues des choses complétement inconnues dans les temps anciens : le chômage et les congés. C’est vrai que l’histoire, telle qu’elle est racontée, ignore ceux qui travaillaient, les paysans, les artisans et tous ceux sans lesquels l’oisiveté de quelques-uns n’aurait pas été possible. Il y avait peut-être 2000 hommes libres pour 200000 esclaves dans l’Athènes du temps de Platon. Combien des 2000 peuvent être crédités d’une « pensée » comme l’entend Hannah Arendt ? Il semble qu’on serait généreux en en comptant une dizaine (sachant que beaucoup de sophistes étaient des étrangers).  Ce qui est nouveau dans le monde moderne, ce n’est pas le travail mais sa forme qui est devenue massivement celle du salariat. Ce qui est plus nouveau encore, c’est que les salariés ont les moyens de s’aménager des loisirs, que leur temps de travail est limité et qu’ils peuvent prendre des congés. Les congés payés n’existent en France que depuis 1936 : hier à l’échelle de l’histoire. Ils sont la nouveauté absolue. Quant à l’idée que les salariés ne sauraient rien faire de bien du loisir qui leur est laissé pour la « pensée », il faut en laisser la responsabilité à Hannah Arendt. A ce moment de la lecture, je ne suis pas seulement déconcerté, mais quelque peu agacé par cette prétention à la hauteur intellectuelle de la part de quelqu’un qui expose une idée aussi crétine.

Hannah Arendt maitrisait-elle donc vraiment ce qu’elle appelle la « pensée » ? Pour le savoir, il faut poursuivre la lecture. Pour l’heure l’affaire parait mal engagée, mais qui sait ?