Suite de la lecture de « la condition de l’homme moderne » chapitre 2 pages 59 à 76.
Je vais essayer de passer rapidement sur le chapitre 2 de cette « condition de l’homme moderne » dont j’ai commencé la lecture fin novembre et que j’ai abandonnée faute de temps pendant près d’une semaine. Hannah Arendt introduit dans ce chapitre 2 la dimension sociale des activités humaines. Elle la situe sur deux plans : le domaine privé et le domaine public. Fidèle à sa méthode, elle en recherche l’origine dans la Grèce antique, la transformation sous la domination romaine, les formes nouvelles au moyen-âge : leur cristallisation ou leur dépérissement.
L’antiquité grecque aurait strictement séparé domaine public et domaine privé. Cela du moins ne concerne que le citoyen qui est le seul à avoir accès à la parole publique. Une première séparation se fait dans le domaine public au sein de la polis (la cité) : « l’action et la parole se séparèrent et devinrent des activités de plus en plus indépendantes ». Cela parait indiquer un double processus : l’apparition d’une « action » proprement politique et la forme nouvelle dans la polis de cette action politique qui prend essentiellement la forme de la persuasion par la parole. Cette distinction entre action et parole peut paraitre un peu curieuse car il semblait bien (même si cela n’était pas dit expressément) que le domaine de l’action était celui du langage. L’action semble avoir ici le sens qu’elle a dans l’expression « un homme d’action » puisqu’on peut lire : « on mit l’accent non plus sur l’action mais sur la parole » ce qui suppose que l’action, originellement, se passait de parole ou du moins que sa forme première n’était pas la parole mais la violence. Elle s’imposait sans discuter.
Mais maintenant, je ne suis plus sûr de comprendre ce que c’est que l’action. Au chapitre 1, l’action mettait « directement en rapport les hommes, sans l’intermédiaire des objets ni de la matière ». Cela semblait exclure l’usage des armes, de l’argent ou de tout autre instrument qui force les choses et les gens, il ne paraissait rester que le langage. Mais peut-être fallait-il comprendre qu’il ne restait que l’autorité naturelle du père, de l’ainé, de l’habile ou du fort sur ceux dont la vie dépend de lui, et que l’objet de l’action n’était pas seulement le domaine commun du politique mais tout domaine où se manifeste un pouvoir sur les autres (hors de la violence pure). Dans ce cas, il faudrait comprendre que la « parole » n’est pas simplement l’utilisation du langage (qui permet « de répondre, de répliquer » et dont l’usage peut être violent), mais que c’est la pratique politique et solennelle du langage incarnée par un Périclès ou un Démosthène. Ce serait, comme l’était la « Pensée » dans le prologue, une forme de vita activia propre à la sphère politique (à l’agora) réservée au citoyen (surtout aux plus éminents) et pouvant par conséquent rester hors de la tripartition en travail, œuvre et action.
C’est sans doute idéaliser à l’excès la vie politique grecque ou même seulement athénienne que d’imaginer qu’elle excluait toute forme de contrainte. Quoi qu’il en soit, pour Hannah Arendt, le domaine politique aurait été celui de la persuasion, le domaine privé celui de la contrainte (le plus souvent sous la forme de l’autorité naturelle). Le grec persuadait ses pairs et contraignait sa femme !
Hannah Arendt passe de l’antiquité grecque au monde moderne par une erreur de traduction : celle de Rome et de Saint Thomas d’Aquin qui ont fait du « politique » d’Aristote le « social ». Du coup s’est brouillée dans nos esprits la nette séparation entre domaine public (lieu de la politique et de la parole) et domaine privé (lieu de l’action et de l’entretien de la vie). Le domaine public moderne est devenu celui « d’une gigantesque administration ménagère ». Cela semble supposer que les anciens se désintéressaient des questions économiques et administratives tandis que la modernité en ferait l’objet premier de la politique. Et effectivement, pour Hannah Arendt, mais cela vient plus tard dans son texte, dans la cité antique « aucune activité n’ayant d’autre but que le gain ou le simple entretien de la vie n’était admise dans le domaine politique ». C’est ignorer les mines du Laurion et les esclaves qui y étaient employés ou c’est supposer qu’ils n’avaient de valeur pour la cité que dans la mesure où ils pouvaient servir des buts proprement politiques. Toutefois Hannah Arendt atténue aussitôt le propos : « la frontière entre ménage et polis » s’estompe chez Platon pour qui la polis avait pour objet « la vie bonne ». Encore que, chez lui comme chez Aristote, l’idée que « la politique n’est pas faite pour la vie » n’est pas contestée. Le souci de manager la vie « bonne » n’est qu’originaire dans la constitution de la cité. Celle-ci établie il devient affaire privée.
Hannah Arendt passe alors à la Rome antique. « L’ancienne Rome » respecta plus encore que la Grèce classique « l’antique sainteté du foyer ». Si je comprends bien, c’est le temps de la cristallisation (celui où les choses prennent forme d’institutions et de lois).
C’est peut-être passer un peu vite sur l’institution du censeur, puis sous Jules César la création du préfet et mœurs. C’est oublier les lois somptuaires. Mais cela n’est pas bien important puisqu’il s’agit clairement de marquer la rupture constituée par la modernité. Ainsi, alors que pour l’antiquité la politique (et donc la sphère publique) était le lieu de la liberté, pour la modernité c’est l’inverse : la sphère privée est le lieu d’une certaine liberté et la sphère publique (le politique) est limitée au nom de cette liberté. Et même, plus nettement encore : « La liberté se situe dans le domaine social, la force et la violence devient le monopole du gouvernement ».
L’idée du renversement est poursuivie dans la conception de la violence et de l’égalité. Dans l’antiquité la violence et la contrainte auraient été des phénomènes prépolitiques « caractérisant l’organisation familiale privée ». Depuis le XVIIème siècle elles sont le monopole de l’État. La famille antique considérait ses membres comme inégaux (la femme, les enfants et les esclaves étaient soumis au pater familias). En revanche, dans la sphère politique les citoyens étaient égaux. C’est l’inverse dans la conception moderne : l’égalité est liée à la justice, elle est une question politique. Elle est à réaliser dans la sphère sociale tandis qu’elle est un fait naturel dans la sphère privée.
A quoi sert toute cette construction qui parait bien trop théorique, bien trop arrangée pour être gratuite ? Peut-être à ce qui suit : remettre en question la correspondance entre « superstructures » et « intérêt social » : idée simpliste que Marx aurait reçu « sans examen des économistes politiques de l’école moderne ». Les choses, selon Hannah Arendt, seraient beaucoup plus compliquées ! Nous verrons, en leur temps, comment seront traitées ces complications. Mais, il est à craindre que la mise au rebut du marxisme et les simplifications qu’elle a elle-même introduites dans le traitement de la société antique préparent assez mal l’auteur à l’analyse des complexités du monde moderne.
Après cet aparté anti-Marx, Hannah Arendt reprend son exposé historique. Elle passe au moyen-âge qui sera le temps du dépérissement. Il s’agit de montrer cette fois comment l’opposition domaine public/domaine privé s’est brouillée avant de se renverser en leur contraire.
Au moyen-âge « le passage du laïc au religieux, correspond à bien des égards au passage du privé au public » dans la mesure où « le domaine laïc sous la féodalité fut certainement dans sa totalité ce qu’avait été chez les anciens le domaine privé ». Mais ce domaine privé n’est pas restreint à l’économie domestique : il s’étend au fief sur lequel le seigneur rend la justice. Ce qui caractérise aussi le moyen-âge serait : « l’absence de ce curieux hybride dans lequel les intérêts privés prennent une importance publique et que nous nommons « société » ». A vrai dire, je ne comprends pas grand-chose à ces subtilités. Il m’aurait semblé plutôt que pour les féodaux les affaires familiales étaient directement politiques – la naissance réglant la succession (et plus généralement la condition sociale) et les alliances prenant souvent la forme du mariage. Ce que Marx d’ailleurs avait soutenu dans « la question juive », dans ces termes mêmes, pour indiquer que la séparation entre société civile et Etat était apparue avec l’avènement de la société bourgeoise et avait été pensée sous la forme du dédoublement l’homme et du citoyen. Avec la constitution de la monarchie, c’est dans la personne même du monarque que se confondent le public et le privé. Ce qu’a tenté de clarifier la théorie des deux corps du roi (voir Kantorowicz). Mais peut-être s’agit-il chez H. Arendt, des mêmes idées exprimées de façon confuse. La vertu politique du moyen-âge aurait été le « courage » car c’était risquer sa vie que de vouloir passer du privé au public comme le fait le condottiere, selon Machiavel (interprété par H. Arendt) : « le condottiere s’élève d’une basse condition jusqu’au premier rang ». C’est par le courage qu’on accédait la « vie bonne ». Un trop grand attachement à la vie « était le signe de la servilité ». Il faut sans doute voir là une allusion la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel !
Quoi qu’il en soit, le dépérissement et le brouillage des choses au moyen-âge aurait été le préalable à leur renversement dans la modernité. La construction du texte qui est revenu au moyen-âge après avoir insisté sur l’opposition du moderne à l’antique ne permet pas de le comprendre immédiatement mais sa logique semble imposer cette idée.