La condition de l’homme moderne – prologue

image 1J’ai commencé la lecture, hautement recommandée, de « la condition de l’homme moderne » d’Hannah Arendt et je me suis arrêté à la fin du prologue, quelque peu déconcerté. J’en résume ici le propos.

Le monde moderne commence avec l’explosion de la bombe atomique. Il voit le lancement du premier satellite artificiel. L’humanité réalise un rêve ancestral. Elle sort de la nature pour entrer dans un monde artificiel, celui de la science et du travail. Mais ce monde est problématique :

 Les vérités de la science ne se prêtent pas « à une expression normale dans le langage et la pensée » car leur langage est celui des mathématiques. C’est la premier problème. La science nous permet de construire un monde complétement humain mais nous ne savons pas penser nos « actions ». Comment se comprend cette curieuse affirmation ? Eh bien, en se donnant une haute idée de la pensée comme matière du politique et de la philosophie et en l’opposant à la difficulté du langage mathématique. Ou plutôt même, cela fait référence à l’idée de Heidegger selon laquelle « la science ne pense pas » parce qu’elle use de concepts, alors que selon Heidegger la vraie pensée est la pensée métaphysico-poétique  propre à la philosophie de la Grèce archaïque, qu’il présente comme la pensée « originaire ». Seulement une telle conception de la « pensée » ne satisfait que les laudateurs de Heidegger !

Le second problème est celui-ci : L’automatisation permise par la science moderne autorise à imaginer une société délivrée du travail mais nous vivons dans une société de travailleurs. Dans les temps anciens, le travail était épargné aux élites pour leur permettre de se consacrer aux choses de l’esprit que sont la politique et la philosophie. Dans le monde moderne la masse même peut être libérée du travail mais elle ne saura pas atteindre aux hauteurs de la pensée. Pourquoi cela ? Toujours parce qu’on se donne, à nouveau, une haute idée de la « pensée », tellement haute qu’il est exclu que le commun des mortels en ait sa part.

image 3Voici donc le dilemme de la modernité : elle peut émanciper des contraintes de la nature et du travail et s’ouvrir à la pensée mais dans le même temps elle en est incapable. Elle ne sait pas penser son « action » (régie par la science mathématisée). La perspective est celle d’une « société de travailleurs sans travail » mais privés de la seule activité qui aurait pu leur rester : toujours la « pensée ».

Hannah Arendt se propose d’explorer cette problématique, fondée sur l’opposition de la pensée à la science et au travail, en déployant trois concepts : le travail, l’œuvre et l’action.

Je suis déconcerté par ce qu’il y a de scolaire dans cette façon de faire. On construit une problématique, puis on annonce un plan en trois parties gouvernées par les trois concepts qui vont permettre d’explorer cette problématique. C’est bien mené, bien écrit, mais on ne peut pas le lire sans penser très exactement le contraire.

Oui, les propositions du langage mathématique sont absolument intraduisibles dans le langage courant. Mais sont-elles pour autant incommunicables ? Non, bien-sûr. On peut soutenir que le langage mathématique est celui dans lequel la communication ne peut jamais échouer (pourvu que chacun maitrise ce langage). Il en va tout autrement avec le langage courant. Les plus grands intellectuels lisent Platon depuis 2400 ans et  ne cessent d’en continuer l’interprétation. A l’inverse, le théorème de Thalès est parfaitement intelligible pour un enfant. Sa compréhension ne souffre aucune ambiguïté. Il en va de même avec la science Newtonienne ou toute autre théorie scientifique pourvu qu’on ait le niveau de formation suffisant. La science permet de mener des actions dont la réussite est assurée. Le succès de ce qu’on peut entreprendre sur la base de la pensée philosophique ou des conceptions politiques est beaucoup moins assuré.  Ne faudrait-il donc pas renverser la proposition et dire que les hommes ne se comprennent les uns les autres et ne se comprennent eux-mêmes que dans le langage de la science. Le langage de la politique ou même le langage de la philosophie ne sont-ils pas le plus souvent ceux du malentendu et de la dispute ?

image 2Et que dire de cette idée que nous vivons dans une société de travailleurs ? Curieuse idée pour caractériser un monde où sont apparues des choses complétement inconnues dans les temps anciens : le chômage et les congés. C’est vrai que l’histoire, telle qu’elle est racontée, ignore ceux qui travaillaient, les paysans, les artisans et tous ceux sans lesquels l’oisiveté de quelques-uns n’aurait pas été possible. Il y avait peut-être 2000 hommes libres pour 200000 esclaves dans l’Athènes du temps de Platon. Combien des 2000 peuvent être crédités d’une « pensée » comme l’entend Hannah Arendt ? Il semble qu’on serait généreux en en comptant une dizaine (sachant que beaucoup de sophistes étaient des étrangers).  Ce qui est nouveau dans le monde moderne, ce n’est pas le travail mais sa forme qui est devenue massivement celle du salariat. Ce qui est plus nouveau encore, c’est que les salariés ont les moyens de s’aménager des loisirs, que leur temps de travail est limité et qu’ils peuvent prendre des congés. Les congés payés n’existent en France que depuis 1936 : hier à l’échelle de l’histoire. Ils sont la nouveauté absolue. Quant à l’idée que les salariés ne sauraient rien faire de bien du loisir qui leur est laissé pour la « pensée », il faut en laisser la responsabilité à Hannah Arendt. A ce moment de la lecture, je ne suis pas seulement déconcerté, mais quelque peu agacé par cette prétention à la hauteur intellectuelle de la part de quelqu’un qui expose une idée aussi crétine.

Hannah Arendt maitrisait-elle donc vraiment ce qu’elle appelle la « pensée » ? Pour le savoir, il faut poursuivre la lecture. Pour l’heure l’affaire parait mal engagée, mais qui sait ?