Suite de la lecture de « la condition de l’homme moderne » d’Hannah Arendt. Chapitre premier pages 43 à 57
Selon Hannah Arendt, la vie humaine est conditionnée. Elle est limitée par les objets naturels tout autant que par ceux fabriqués par l’homme. Au-delà de ce qui est offert par la nature, ce que l’homme rencontre dans le monde et qui lui donne la mesure de son existence a été produit par les hommes eux-mêmes mais ce monde produit par l’activité humaine a la même force de conditionnement que le monde naturel. « Les hommes, quoiqu’ils fassent, sont toujours des êtres conditionnés ». Ce fatalisme est confirmé de façon quelque peu fantaisiste en imaginant une humanité qui voudrait s’installer sur une autre planète. Alors, selon ce que dit H. Arendt, « Il s’agirait encore d’êtres conditionnés, bien que leur condition fût alors, dans une mesure considérable, faite par eux-mêmes ». Sans doute ! Mais cela n’ajoute rien à la compréhension puisqu’il n’est pas dit ce qu’il faut comprendre réellement par « conditionné ». Cela ne fait que confirmer et universaliser le pessimisme anthropologique d’Hannah Arendt.
Ce pessimisme ignore la vision ouverte qui était celle de Marx dans ses manuscrits de 1844. Il s’oppose à lui sans s’y affronter. Pour Marx, le monde humain n’est pas seulement un monde d’objets, c’est d’abord un monde social. Ce que chaque génération d’hommes trouve en arrivant au monde ce n’est pas seulement un état du monde matériel, c’est aussi des rapports sociaux. Ce monde exerce une contrainte. Il modèle la vie des individus, leur assigne une place dans la société, limite leur accès aux biens et au pouvoir et modèle leur conscience même.
Les rapports sociaux, et le monde d’objets et d’institutions dans lesquels ils se réifient, sont d’abord des rapports subis et non pas voulus ; ils sont la trame de la société que chaque génération trouve en naissant : ils sont le cadre imposé et donné comme normal où l’humanité trouve ses limites mais ils sont également le cadre qui lui offre ses opportunités. Le cadre social n’est pas intangible. Il en va de même avec ce que nous appelons la nature. Le monde de la nature n’est pas étranger à l’homme. Les ressources de la nature, le paysage, le monde des plantes et des animaux, sont toujours déjà humanisés. La nature porte la marque de l’activité humaine. Il n’y a de nature que toujours déjà humanisée, c’est-à-dire collectivement et socialement appropriée et transformée. Marx ne reconnait comme pertinente ni l’idée d’un monde naturel existant en soi indépendamment de tout rapport aux hommes et à la société humaine, ni celle d’un monde proprement humain, social et historique, coupé de toute relation à la nature. Pour lui, l’homme et la nature ne font qu’un. L’homme est une partie de la nature mais une partie créatrice. Marx se refuse explicitement à considérer « l’homme comme différent de la nature » car si l’homme est engendré au sein de la nature qui lui préexiste, il inaugure avec elle un rapport spécifique fait de domination et de soumission. Ce rapport spécifique ouvre la voie de son émancipation. Il permet que les nécessités naturelles soient mises au service du progrès humain. Mais l’émancipation est d’abord sociale. L’émancipation humaine commence par la conscience que les rapports sociaux, l’état du monde, s’imposent certes mais ils ont aussi été engendrés et produits par les générations humaines antérieures qui les ont également subis mais aussi fait évoluer ; ils seront reproduits mais aussi transformés par la génération nouvelle qui les rencontrent. L’humanité s’humanise, se développe, en transformant la nature et en se transformant elle-même. Elle satisfait ses besoins vitaux dans l’échange avec la nature par le travail. Sans travail il n’y aurait ni hommes ni histoire. L’essence générique de l’humanité se trouve dans le travail, c’est le travail qui est son ultime fondement. En conséquence, le rapport primordial que les hommes nouent entre eux est celui qui les réunit, et tout à la fois les sépare, dans le travail : c’est la division du travail.
Au point où nous sommes de la lecture, Hannah Arendt est très loin de ces hauteurs. C’est Saint-Augustin qu’elle évoque pour poser la question d’une nature humaine. Elle déclare d’emblée cette question insoluble et redouble son pessimisme en ajoutant qu’il est « fort probable » que nous soyons jamais capables de la connaitre ! Selon elle « rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence ». Elle étaye cette affirmation en évoquant les échecs de Platon et des religions pour la découvrir. Il y a bien Aristote qui a défini l’homme comme un animal politique « bios politikos » mais c’était en raison de la dignité qu’il accordait à cette activité (alors qu’il méprisait le travail – par nature servile).
C’est tout de même chez Aristote qu’Hannah Arendt trouve la source de la tripartition de l’activité humaine en travail, œuvre et action. Mais avec la disparition de la Cité que Saint-Augustin fut le dernier à connaitre, la valorisation du politique ne fut plus possible. Le travail étant toujours jugé indigne de l’humanité, la valorisation de la vita activia se perdit au profit de la vita contemplativa. Ce qui, selon Hannah Arendt, était un retour à Platon et même à Socrate dans la mesure où avec lui le philosophe se sépare de la cité. La contemplation de la vérité, qui chez Platon était le rare privilège de quelques-uns, devint avec la chrétienté l’apanage de tous. La vita activia prit alors une connotation négative comme nécessité imposée par le corps mortel. Selon Hannah Arendt cette vita activia était liée à la quête d’immortalité terrestre tandis que la vita contemplativa est tournée vers l’éternité. Or la chute de Rome prouva que rien de ce qui est terrestre n’est immortel.
Hannah Arendt rappelle toute cette histoire pour annoncer qu’elle entend opérer un nouveau renversement. La vita contemplativa avait supplanté la vita activia, qu’elle entend rétablir. Elle renverse la tradition car elle « met en doute…. l’ordre hiérarchique qui lui est inhérent depuis son origine ». C’est une curieuse opération et une bien extravagante prétention. Elle vient tout juste de montrer que c’est un phénomène historique, la disparition de la cité antique, qui a été la raison de la dévaluation de la politique et avec elle de de la vita activia ; il aurait semblé cohérent que ce soit un autre phénomène historique qui soit la source d’un nouveau renversement (si tant est que les notions de vita activia et vita contemplativa aient encore un sens dans le monde moderne). D’autant que dans le même temps les renversements de valeurs attribués à Marx et Nietzsche sont déclarés illusoires. Nouvelle bizarrerie donc car si Nietzsche a annoncé à grand bruit son intention de renverser toutes les « idoles », aucune prétention de cet ordre n’a jamais été attribué à Marx. Passons là-dessus !
Je reviens sur une phrase qui m’a beaucoup surpris puisqu’elle est de nature à remettre en cause l’objet même de la recherche. Voici ce que j’ai lu et qui parait avoir été jeté là sans même en saisir les implications : « ceci ne veut pas dire que j’entende contester, ni même discuter d’ailleurs, le concept traditionnel du vrai comme révélation et donc essentiellement comme cadeau fait à l’homme ». Je n’imaginais pas qu’on puisse lire quelque chose de pareil sous la plume de quelqu’un qu’on présente comme un sommet de la philosophie du 20ème siècle ! C’est une déclaration d’allégeance à la vérité révélée des religions ! C’est surtout la renonciation à l’objet même de la philosophie puisque si la vérité est donnée, pourquoi travailler à la chercher ? Il faut abandonner la philosophie pour la théologie. Quel sens reste-t-il à la réflexion philosophique si la vérité est révélée, qu’il suffit d’en prendre connaissance ? Une philosophie qui adopte ce genre de « vérité » s’autodétruit ! Elle fait plus même, elle se contredit, puisqu’à peine quelques pages plus tôt la vérité au sujet de la condition humaine était déclarée probablement inaccessible. Pour Hannah Arendt, selon ce qu’elle dit dans la suite de la même phrase, l’autre possibilité de vérité aurait été « le pragmatisme des temps modernes affirmant que l’homme ne sait que ce qu’il fait ». Il n’y aurait donc d’autres choix qu’entre une vérité révélée ou une vérité qui ne serait que fondée sur un assentiment ou une convention sociale. Si on prend tout cela comme quelque chose de vraiment réfléchi, alors il faudrait comprendre que le pessimisme anthropologique d’Hannah Arendt a une racine profonde, qu’il est la conséquence du pessimisme d’une intelligence qui se refuse la capacité à accéder au vrai.