Le problème avec Woody Allen, c’est qu’il a bien trop de métier. Il connait à fond toutes les recettes pour faire un bon film ou du moins un film agréable. Ses dernières œuvres les avaient utilisées avec trop de facilité : aventures amoureuses de jeunes et belles américaines, richissime artiste, impétueuse et talentueuse épouse. Un père milliardaire et poète, des soirées inoubliables et des séjours de rêve dans « Vicky Christina Barcelona ». Un Paris de carte postale dans « Minuit à Paris », le défilé de toutes des références culturelles les plus consensuelles. Là aussi talent et fortune, beauté et intelligence, bien au-dessus de la lourdeur universitaire.
Woody Allen sait mieux que personne comment construire un scénario qui ne peut que fonctionner. La première règle est d’avoir une thématique et d’en exploiter toutes les dimensions. Ainsi « Whatever Works » explore toutes les formes du couple et de la sexualité mais avec la désinvolture et la liberté que permet l’exploration du petit monde branché New-Yorkais qu’il excelle à peindre : différence d’âge, polyandrie, homosexualité, le tout sur fond de décomposition du couple « bourgeois ». Tout cela pour aboutir au plus convenu : rien ne vaut un couple de jeunes gens, beaux, intelligents et riches ! Dans « vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu » c’est le jeu de dupe des couples qui se font et se défont : comédie ironique qui permet de jouer sur les temps, les milieux, les destins, de mêler tragédie et comédie sur fond d’intrigue à suspense.
Blue Jasmine reprend tout cela autour d’un thème qui permet lui aussi d’osciller de la comédie à la tragédie en gardant toute la distance que permet l’ironie : la confrontation de deux milieux – riche et pauvre – avec un renversement de valeur qui ne peut que combler d’aise le spectateur : Ginger et Jasmine ont été élevées ensemble, elles ont été adoptées. Jasmine est toute en apparence : assurance de celle qui a réussi, vernis de culture de celle qui a voyagé et a pu chiner et collectionner autant qu’elle a voulu. Elle a épousé Hal un homme d’affaire dont la réussite n’a été que course à l’abîme. Ginger n’a rien connu de tout cela. Elle vit à San-Francisco dans un quartier populaire. Elle est caissière dans un magasin de quartier, elle a pour fiancé Chili, un prolo avec des goûts, une allure et un cœur de prolo.
Donc le mari de Jasmine est un Madoff qui l’entraine dans sa chute. Il se suicide, elle est ruinée, sans domicile, sans métier, sans aucun talent. Le film commence quand la voilà qui débarque avec ses bagages Vuiton chez sœur. Et c’est là qu’est toute la force du scénario : Jasmine n’est qu’imposture, sa vie, sa réussite, son assurance n’ont été qu’imposture. Derrière Jasmine, il y a Jeannette, un être fragile, désemparé, incapable de sortir de ses mensonges et de s’assumer. Ginger apparait alors, non comme une fille simple mais comme celle à qui la vie et ses difficultés ont appris. Tout le jeu du scénario va tourner autour de cette opposition qui ne cessera de se creuser et de s’approfondir. Jasmine ne pourra pas s’en sortir. Elle est déjà SDF : elle radote, elle ment et se ment à elle-même. Ginger, sans doute, trouvera sinon le bonheur, au moins l’équilibre. Elle est sincère et généreuse. Comment ne pas applaudir.
Woody Allen a l’habileté d’éviter toute critique sociale sérieuse. Ce n’est pas le monde de la finance qui est accusé, c’est seulement « l’inauthenticité ». Au fond les vrais riches, les vrais hommes d’affaires sont tout autant victimes des escroqueries d’Hal que l’ancien mari de Ginger. Ils le sont même plus s’il s’agit des montants en cause. Et puis cet argent perdu par le mari de Ginger n’était qu’un petit pactole gagné à la loterie. Chili, son nouvel amour, aime la bière et le football, il s’habille mal, il parle mal et peut être brusque, mais c’est un brave type dont la tendresse est sincère. L’ironie de Woody Allen nous invite à nous reconnaitre ni dans l’un ni dans l’autre. Nous, spectateurs, ne sommes-nous pas au-dessus de ce petit monde. Ne sommes-nous pas du côté de l’authenticité mais aussi du côté du véritable bon goût et de la culture. Comment ne pas nous sentir flattés et ne pas accepter l’invitation.
Le scénario permet aussi les allers retours dans le temps. Jasmine parle toute seule et c’est le signal du basculement dans son passé ou dans ce qu’elle en fantasme. Mais rapidement ce procédé n’est plus nécessaire. On voit tout de suite à dans quelle époque on se situe. Le rythme du film est ainsi très alerte et évite toute longueur et tout didactisme. Il évite aussi ce qui ce qui a été reproché aux précédents films de Woody Allen : les images trop belles, ces panoramiques sur des demeures luxueuses, sur des paysages enchanteurs. Il semble que Woody Allen ait cherché et trouvé la bonne dose. Saura-t-il la garder avec son prochain film « Magic Moonligth » dont on sait seulement qu’il se passera dans le sud de la France à la Belle Epoque. Attention danger : trop de facilités peut-être.