C’est un préjugé très répandu parmi les philosophes que de penser qu’il pourrait exister quelque chose comme la « politique en soi », qu’on pourrait s’en donner un concept qui nous autoriserait à nous ériger en législateurs universels. Nous aurions ainsi une science bien commode et à peu de frais. Un tel concept vaudrait pour tous les temps et tous les cieux sans qu’il y ait lieu de se préoccuper de ce qu’il en a été effectivement dans l’Athènes antique ou à Constantinople au 1er siècle ou bien comment la politique se vit dans l’Europe moderne.
Seulement, il ne peut pas en être ainsi. Ce qui ne signifie pas qu’on ne puisse pas avoir de la politique une définition très générale qui nous dirait par exemple qu’elle est l’activité sociale par laquelle se règlent l’exercice du pouvoir et les relations de pouvoir dans une société. Mais on voit bien que cette définition ne nous indique rien d’autre que la matière à étudier et non ce que pourrait en produire l’étude et qu’elle ignore par ailleurs la tentative contemporaine de mettre la politique à distance du pouvoir, et notamment du pouvoir d’État.
Le préjugé essentialiste s’accompagne parfois du travers qui consiste à parler métaphoriquement (1). Cela peut être très brillant car les philosophes sont souvent de grands écrivains : ils subjuguent leur lecteur par de pénétrants aphorismes qui lui font oublier que ce qui est suggéré ne s’accompagne d’aucune analyse et se dispense d’une quelconque argumentation. En s’autorisant du vénérable nom de Platon, on peut de cette façon laisser entendre que la politique aurait quelque chose à voir avec le tissage. A charge pour le lecteur qui s’y laisse prendre de chercher à combler la béance ouverte en s’efforçant de trouver des références qui révèlent sa solide culture et donc à faire comme s’il disposait du concept de la « politique en soi ». Seulement, il ne l’a encore moins que le prestidigitateur qui a paru l’exhiber devant lui. Comment donc pourrait-il combler la béance qui s’est ouverte sinon à petites pelletées d’abord pour une époque et une société donnée puis pour une autre et encore une autre sans voir la fin de son ouvrage. Il lui faudra aussi se débattre avec tout ce que peut contenir l’idée de tissage : qui va de celle d’aménager à celle d’ourdir un complot en passant par celles d’arranger, d’harmoniser, d’ordonner, de construire et tout ce qu’on voudra bien trouver en sautant d’un synonyme à l’autre. Là aussi la peine est infinie et le produit d’avance frappé d’inanité.
Mais on pourra dire « vous ne manquez pas d’audace, voilà que vous traitez Platon de prestidigitateur. Vous en faites un vulgaire sophiste, pire encore peut-être car quelqu’un comme Protagoras semble avoir dit des choses très intéressantes et très justes au sujet de la politique ». A cela on peut répondre que Platon tient effectivement un discours bien singulier quand il parle de tissage dans son ouvrage « Le Politique ». Pour ne pas trop lui prêter les travers que nous venons de pointer, il faudrait supposer d’abord qu’il avait en vue les institutions politiques de son temps à Athènes et à Sparte et que c’étaient pour lui les seules qui vaillent qu’on en parle pour les comparer et les réformer. Sinon de quoi aurait-il bien pu parler ? Des banquets « où tous sont égaux » qui étaient, semble-t-il, un des lieux de la politique aux temps archaïques comme le laisse penser la lecture de l’Iliade d’Homère ? Il ne semble pas que cela soit le cas, car le tissage aurait eu bien du mal à y trouver sa place.
Platon aurait donc parlé de la société de son temps à des gens qui la connaissaient aussi bien que lui et qui peut-être avaient plus que lui l’expérience des responsabilités publiques. Cela parait bien peu probable car il aurait parlé inutilement. A moins qu’il ait parlé, non de la société de son temps, mais à partir de la société de son temps pour lui proposer quelque chose d’autre. Là aussi la démarche est singulière car elle suppose qu’on puisse faire une espèce de « table rase » ou au moins engager une tentative de dépassement. Pour être légitime, il faudrait que cette démarche soit l’expression d’une science politique nouvelle qui aurait été non pas la science de ce qui est mais celle de ce qui devrait être. Une telle « science » (et il faut entourer le mot de beaucoup de guillemets) peut bien alors avoir recours à la métaphore car son principe même lui interdit d’être trop concrète : autrement elle s’abaisserait au niveau d’un extravagant programme politique. Elle a même besoin de la métaphore car son premier travail est de s’auto-définir. Elle se construit dans sa propre recherche, elle est elle-même l’objet de sa recherche. Il lui faut donc passer par certaines étapes pour arriver à se dévoiler à elle-même. La métaphore, ou plutôt le paradigme, serait un moment de cette recherche qui a pour but de donner un peu de chair à la forme qui a commencé à se dessiner, à la première notion du politique dégagée par la méthode dialectique.
C’est cette interprétation que nous retiendrons. La science royale que serait la politique selon Platon serait la sienne. Mais ce serait non pas une science dont il dispose ou dans laquelle son personnage, l’Étranger, serait maître : ce serait seulement celle qui est en train de se découvrir, celle qu’il travaille à construire. Ainsi s’explique que cette science n’est pleinement en possession de personne, pas même de ceux qui sont réellement rois et dont la compétence n’est pas contestée. On comprend ainsi qu’aucune des étapes de la recherche de cette science n’en achève la construction et qu’au fur et à mesure qu’on s’en approche, l’expression des idées devient plus incertaine, qu’on passe du mythe à la métaphore au lieu de suivre le chemin inverse qui devrait aller d’une saisie imprécise à une connaissance de plus en plus claire et assurée, toujours plus proche de la réalité de son objet. Si le défaut de la définition du roi comme pasteur n’est pas corrigé en allant voir ce que font effectivement les rois, quels sont les buts qu’ils se donnent et quels sont leurs moyens d’actions, c’est qu’il s’agit non pas de dire ce qu’est effectivement la royauté mais ce qu’elle devrait être, non ce qu’elle est en réalité mais ce qu’elle devrait être en idée ou dans l’absolu. Si au lieu de faire une recherche concrète, Platon passe par le mythe et arrive au tissage, c’est qu’il n’analyse pas ce qui est mais qu’il cherche ce qui devrait être. Il travaille à distinguer les techniques du tissage des techniques auxiliaires au lieu de s’occuper tout simplement de distinguer les activités politiques des autres activités sociales. Il s’intéresse aussi aux matières tissées bien plus qu’à celles dont traite les pouvoirs politiques. Il est d’autant plus précis sur la question du tissage qu’il l’est moins sur la politique qui aurait pu être l’unique objet de son propos. Socrate procédait déjà ainsi. Il allait vers les hommes de métier mais au lieu d’apprendre d’eux, il s’évertuait à leur démontrer qu’ils ne connaissaient pas ce qu’ils faisaient profession d’enseigner. On pourrait s’indigner de l’outrecuidance de quelqu’un qui n’a jamais tenu un outil et prétend en savoir plus que celui qui l’utilise en expert. C’est qu’il recherche (de façon encore confuse) non pas ce que la chose est concrètement et effectivement mais comment elle apparaitrait à une intelligence parfaite qui pourrait dire ce qu’elle serait dans sa perfection, ce qu’elle devrait être dans l’absolu ou dans son essence.
On peut faire remarquer que cette prétention Platonicienne ou Socratique ne fait que porter au centuple le préjugé dont nous disions qu’il est très commun chez les philosophes. Effectivement, le platonisme, c’est le préjugé essentialiste érigé en système. Mais on peut tout de même passer outre à cette objection et nous essayer nous-mêmes à l’exercice en essayant de trouver ce que le tissage pourrait bien nous permettre de dire de ce la politique devrait être et non de ce qu’elle est. Il ne s’agit plus alors d’éclairer ce qu’est la chose politique en s’aidant d’une comparaison hasardeuse, mais de jeter quelques lumières sur ce qu’il faudrait qu’elle soit ou ce qu’on voudrait qu’elle soit.
Alors on voit qu’un fil de laine est fragile et qu’il se rompt facilement mais qu’un tissu de laine est résistant, que là où il se défait on peut le repriser. L’opération du tricotage est très facile mais elle demande du temps, de la patience et de la persévérance. Dans une société dont auraient été éliminées les tensions irréductibles, la politique aurait quelque chose du tricotage et surtout du travail de reprise. Elle s’assurerait qu’aucune rupture ne risquerait de permettre au corps social de se défaire, aux mailles des relations sociales de s’altérer et à ses composantes de se dévider. Cette politique n’inventerait pas du nouveau mais remettrait en état ce qui serait menacé de se défaire. Tout au plus pourrait-elle parfois essayer un nouveau point. Elle passerait du point mousse au point chasse ou plutôt d’un maillage social où la convivialité serait superficielle à une société où les liens entre hommes seraient plus forts. Elle irait d’une société faite à grosses mailles, composée de grandes villes, de communautés et de nations s’ignorant l’une l’autre pour aller vers la constitution d’un village mondial où les hommes ne seraient jamais tout à fait étrangers les uns aux autres.
Le tissu imaginé par Platon a l’allure d’un patchwork. Il propose une société de caste qui serait toujours en risque de se découdre. L’image du tissu tricoté invite plutôt à rêver d’une société égalitaire. Comme un tissu a besoin d’une trame pour tenir, cette société égalitaire n’en aurait pas moins une élite. Comme la trame du tissu, cette élite ne serait pas séparée du corps social mais répandue en lui. Elle serait enfouie en lui au lieu d’en être la partie la plus visible. Elle le contraindrait sans lui faire violence.
On pourrait poursuivre ce rêve à l’infini. Mais en matière politique, rêver n’est utile que si on revient à la réalité. A partir de ce rêve, on peut faire l’examen de l’état du tissu social. On peut voir les endroits où il se délite, comment s’étendent des zones de non droit, des déserts sociaux et culturels dont toute élite est absente : pas de médecins, pas d’institutions culturelles, pas de gendarmerie, pas même ces marchés qui autrefois voyaient affluer les populations de tout l’alentour. On voit les liens sociaux se défaire, les associations et les clubs disparaitre. On voit dans les villes que chacun se replie sur son foyer, son quant à soi, qu’il ignore ses voisins quand il ne leur est pas hostile. La nécessité de retricoter est urgente. Les grandes organisations politiques, syndicales et sociales qui structuraient autrefois la vie locale et la reliaient à la sociabilité globale ont besoin d’être reconstruites. La politique c’est aussi cela : faire revivre une association de quartier, une section syndicale, la cellule d’un parti, retourner sur les marchés même si ce n’est dans l’immédiat pour ne rien y faire d’autre que de bavarder avec quelques passants ; mais faire cela toujours avec l’idée de relier le local au national, le particulier au général, l’intérêt particulier à l’intérêt général. Une société se défait si elle n’est reliée que par le commerce et la consommation des mêmes produits standardisés. Autrement c’est l’homme lui-même qui se défait. Il devient consommateur, usager, contribuable, justiciable. Il est administré mais perd l’unité de son être.
On voit donc que prise ainsi la métaphore est productive. Elle permet d’aller à l’essentiel. Elle ouvre quelques perspectives pourvu qu’on ne perde pas de vue qu’elle n’est qu’une métaphore et qu’elle est appelée à être dépassée pour aller au concret : à la situation réelle, à son analyse et à ce qu’elle exige d’actions.
1– ce qui nous ramène à la question de la métaphore en philosophie déjà abordée par les articles du 7 novembre « bien parler et/ou bien penser » et du 10 novembre « Deleuze l’incompris » ainsi que par celui du 3 novembre « le mode de pensée Deleuzien ».