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Le mode de pensée d’Anaxagore (1)

image 1Selon tous les commentateurs la conception de la matière d’Anaxagore est problématique. Elle paraît faite de propositions contradictoires.

D’un côté nous avons l’idée d’homéoméries, c’est-à-dire l’idée que les objets sont constitués de parties de même nature « illimitées en nombre et en petitesse ». L’os serait fait d’infimes particules d’os, la chair d’infimes particules de chair et l’or serait fait de particules d’or extrêmement petites.

Mais en même temps, il est affirmé que « toutes choses sont en toutes choses ». Dans la chair se trouve de l’os et dans l’os de la chair, comme dans l’or devrait se trouver de la chair et de l’os. Chaque chose contiendrait une partie de toutes les autres substances du monde.

Ne nous laissons pas aller cependant à un rejet facile du système au prétexte qu’il serait confus et que, par la proposition « toutes choses sont en toutes choses, et ailleurs », il ferait de la confusion le principe même de l’univers. Nous suivrons Nietzsche lorsqu’il écrit « c’est une erreur que d’attribuer à Anaxagore la confusion… ».

Puisqu’Anaxagore n’est pas, non plus, comme Héraclite, un penseur de la contradiction, et que nous ne voudrions pas suivre Nietzsche lorsqu’il écrit — « l’hypothèse d’Anaxagore repose ici sur une bévue en matière de logique » — nous devons lui trouver une cohérence. Nous rechercherons par conséquent soit comment les propositions d’Anaxagore s’accordent entre elles sinon comment l’une l’emporte sur l’autre.

***

La philosophie d’Anaxagore semble avoir eu deux sources : l’observation et l’étude des ses prédécesseurs.

Il semble avoir été un observateur et un expérimentateur minutieux. Il a scruté dans leur génération et leur croissance le ciel nocturne (bien évidemment), mais aussi les plantes, les animaux aussi bien que l’homme. Il aurait fait des recherches jusque sur la respiration des poissons et des huitres (CXV page 647* (1)). De ces observations minutieuses et obstinées à l’extrême, il a tiré des conclusions telles que « les sensations font souffrir sans cesse l’être vivant » (XCIV p. 641) ou « les sensations sont trompeuses » (XCVI p.642) – conclusions qui supposent d’avoir augmenté insensiblement le degré ou la durée d’une sensation d’abord agréable ou indifférente jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable et se révèle être contraire à ce qu’elle était d’abord. On sait aussi qu’il aurait, selon le pseudo Aristote, mené des expériences assez laborieuses « touchant les phénomènes relatifs à la clepsydre (LXIX p.627) ».

Par ailleurs, nous savons, que selon Diogène Laërce, il aurait été l’élève d’Anaximène. Aristote dit dans sa physique qu’il avait accepté la doctrine de Parménide, selon laquelle le semblable nait du semblable et que rien ne nait de rien, mais qu’il se serait efforcé de concilier cette doctrine avec l’évidence du mouvement et de la pluralité des choses. Il aurait ainsi voulu concilier la science et la métaphysique et aurait posé des questions à la fois à la philosophie et à l’observation.

Un fragment (X scolie p. 653) attribué à saint Grégoire de Nazianze retrace ce travail intellectuel. Il dit : « Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne nait du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance ? » … « Car comment se pourrait-il, affirme-t-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? ». Il refuse ainsi à la fois l’idée que les choses puissent naître de rien et qu’elles puissent consister en un mélange d’éléments qui leur seraient étrangers comme les quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Pour cela, il s’appuie sur l’expérience. L’expérience montre, en effet, qu’on peut bien diviser aussi finement qu’on voudra un morceau de chair, on y trouvera rien d’autre que de la chair. Les quatre éléments supposés sont toujours inatteignables. De la même façon, l’expérience ne permet pas d’observer les atomes qui, selon les atomistes, formeraient les choses. La réflexion spéculative, quant à elle, ne permet pas de comprendre comment, à partir d’atomes sans qualités, pourraient émerger des objets aux propriétés diverses. Anaxagore s’en tient donc à l’observation la plus minutieuse qui puisse être et se refuse à conclure au-delà de ce qu’il observe. Ce n’est que l’imagination qui peut déceler des éléments tels que le feu et l’eau dans les tissus de chair. Elle ne s’appuie que sur des observations sommaires comme le constat d’une certaine chaleur, d’un peu d’humidité et d’une matière résistante. L’imagination outrepasse ce que les sensations donnent à éprouver quand, de la sensation d’une chaleur, elle conclut à la présence d’une substance (le feu) et au fait que cette substance serait primordiale.

La démarche intellectuelle d’Anaxagore et sa façon de penser se donnent des limites. Il voit bien l’eau, il ressent la chaleur mais il voit aussi un élément irréductible qui reste toujours le même. Rien ne l’autorise à appeler cet élément « terre » ou « air ». Ce n’est, quoi qu’il fasse, que de la chair. D’où son idée de considérer comme substance première tout ce qu’il ne peut pas se couper « d’un coup de hache » (VIII p. 652), c’est-à-dire effectivement, en éléments différents. Il semble qu’il se soit efforcé d’accepter ce qu’il voyait sans l’interpréter en fonction d’une théorie d’ensemble préconçue. C’est plutôt la théorie d’ensemble qui devait faire la synthèse des observations. Elle est l’aboutissement du travail intellectuel.

*

image 2L’idée d’une division infinie des éléments s’accorderait mal avec celle qui voudrait qu’Anaxagore était d’abord un expérimentateur et qu’il se refusait à conclure au-delà de l’expérience. L’expérimentateur le plus minutieux est bien incapable de diviser un objet à l’infini. Comment surmonter cet échec inévitable sinon par la pensée ? Comment aller par la pensée plus loin que l’expérience tout en restant fidèle à l’expérience ? La question était donc pour Anaxagore de savoir mener sa pensée de manière à ce qu’elle reste dans ce qu’aurait autorisé une expérience possible. Quel est donc le mode de pensée qui répond à cette exigence ? Anaxagore aurait imaginé des expériences de pensée ?

Effectivement Simplicius lui prête cette formule : « Car dans le petit on ne saurait trouver l’extrêmement petit, mais il a toujours un encore plus petit (car il n’est pas possible que ce qui est soit ce qui n’est pas » (III p. 649)

La première partie de cette formule est claire. Elle évite le mot « infini ». Elle ne dit pas qu’on peut diviser une matière à l’infini mais seulement qu’à chaque division qu’on fait, non pas en pensée mais effectivement, il reste une matière qu’on peut encore diviser. Il suffit de disposer d’une lame suffisamment fine. Anaxagore se situe ainsi dans le cadre d’une expérimentation réelle. Il a certainement divisé soigneusement de nombreux objets et tenté de poursuivre cette opération aussi loin qu’il le pouvait pour atteindre le plus petit élément. Il a constaté que, malgré ses efforts, il y avait toujours « une matière qu’on peut encore diviser ». Mais à aucun moment la chose divisée n’a changé de nature. Elle est restée immuablement la même.

Anaxagore devait connaître les paradoxes de Zénon, pourtant il ne les discute pas (au moins dans les fragments dont nous disposons). Nous ne pouvons donc que spéculer, à partir de ce que nous savons de sa façon de penser, sur ce qu’il aurait pu en dire.

Zénon raisonnait en mathématicien et il utilisait le raisonnement mathématique pour aller au-delà de l’expérience et même contre l’expérience. Son mode de raisonnement allait à l’opposé de celui d’Anaxagore. Il utilisait ce que pouvait la pensée pour discuter ce que pouvait l’expérience et posait comme principe implicite le primat de la pensée sur l’action. Il réfutait de cette façon les atomistes en se plaçant sur le terrain de la spéculation pure où ils s’étaient imprudemment placés. Anaxagore refusait de se laisser piéger de cette manière. Cela nous permet de comprendre le sens de la deuxième partie de son argument « car il n’est pas possible que ce qui est soit ce qui n’est pas ».

Selon Zénon, le mouvement est ce qui est (c’est une réalité qu’on peut constater) et pourtant qui n’est pas (il n’est pas l’être), car il n’est qu’un phénomène. Il est par conséquent une chose inauthentique et seconde. Anaxagore s’insurge contre ce renversement radical qui rend toute observation et toute expérimentation inutiles. Il lui suffit de rappeler cette évidence (pour lui) et ce paradigme: que ce qui est, c’est ce qui se manifeste. Théophraste lui prête l’opinion que « les sensations sont engendrées par les contraires » (XCII p. 639). Le réel est ce qui se manifeste parce qu’il résiste ; le réel c’est ce qui est dur, par exemple, sur lequel la main ne peut pas se refermer complètement (ce qui contrarie donc le geste de refermer la main). Ce qui ne peut pas se manifester (ce qui n’est ni dur ni fluide, ni opaque ni transparent), n’a pas de réalité.

Si les sens peuvent nous tromper, c’est sur les propriétés de choses et non sur leur présence. Ainsi en est-il des couleurs. Selon Anaxagore l’eau est noire (Sextus Empiricus XCVII p. 642) donc la neige est noire. Le phénomène de la blancheur de la neige est une tromperie des sens. Une telle affirmation révèle l’expérimentateur : effectivement la neige est blanche selon l’expérience première. Mais si on sectionne un flocon de neige, nous trouvons de l’eau et si nous entreprenons de séparer une goutte d’eau en parties toujours plus petites, nous finissons inévitablement par avoir quelque chose d’invisible. Le noir serait alors la « couleur » de l’invisible et par conséquence il serait la couleur de l’eau en tant qu’elle devient invisible. Mais nous ne sommes encore ici que dans l’expérience possible, sinon effectivement réalisée. Il reste à trouver comment franchir le pas supplémentaire.

Ici intervient la doctrine d’Anaxagore concernant le langage : certains mots sont vides. Ils ne renvoient à rien de réel. Le mot « destin » est ainsi un mot vide, selon l’opinion d’Anaxagore rapportée par Alexandre d’Aphrodise (LXCI p. 626). On peut penser qu’il disait la même chose du mot « infini » car il faut bien que les choses soient finies pour pouvoir tomber sous les sens et faire l’objet d’une expérimentation. Anaxagore pouvait donc opposer à Zénon le vide du mot « infini » et l’inconsistance d’un découpage à l’infini de l’espace qui sépare la flèche imaginaire de la cible imaginaire.

Si le découpage à l’infini n’est pas possible, il ne reste plus que la possibilité d’une opération de découpage qui se répéterait inutilement si on la poursuivait, car elle ne fait rien apparaître de nouveau. D’où l’idée des homéoméries. Ils sont le produit de la division répétée, ou plutôt ils sont le produit de l’échec de la division répétée à produire du nouveau. Encore que le mot lui-même semble appartenir à Aristote plutôt qu’Anaxagore. Le mot homéoméries suppose que le « encore plus petit » peut constituer une classe d’objets et que le travail d’inventaire des divers « encore plus petit » puisse être achevé. Le fait que ce mot n’est attesté dans aucun des fragments retenus comme venant d’Anaxagore, est un indice de plus de son extrême circonspection. Anaxagore ne se prononce pas sur la variété des homéomères.

Selon ce qu’écrit Simplicius (I p 648), Anaxagore aurait considéré les homéomères comme « illimités en nombre » ou, selon ce qu’il écrit plus loin, illimités « en nombre et en petitesse ». La première remarque ne concerne pas la variété des homéoméries mais le nombre d’unité de chaque espèce. Ici, le fait que leur nombre soit sans limite n’est que le corolaire de leur petitesse sans limite. Rien n’est dit de leur variété. Il semble donc qu’Anaxagore devait suspendre son jugement sur ce point. S’il s’en tenait, comme nous le supposons, à ce qu’il pouvait conclure de ses expériences, il ne lui était pas possible de se prononcer sur ce point. Il n’affirme rien, non plus, de l’air et de l’éther sinon qu’ils « renfermeraient toutes choses, étant l’un et l’autre illimités ». Il fait le constat que l’air est partout, y compris dans une outre apparemment vide. Selon Simplicius, il aurait pensé que l’air et l’éther « constituent les deux plus importants éléments qui se trouvent image 3dans l’ensemble de toute choses, à la fois par leur nombre et par leur taille ». L’importance de l’air et de l’éther ne paraît donc pas une importance en valeur mais par leur part relative en volume occupé dans l’ensemble du monde. Pour occuper un volume illimité, il faut en effet un nombre illimité de « encore plus petits » aériens ou d’éther. Cela fait de l’air et de l’éther les premiers éléments du monde. Ils participent à tous les mélanges mais du fait qu’ils sont insécables, ils échappent à l’analyse. Cependant, aucun fragment ne nous permet d’affirmer qu’Anaxagore pensait que les matières insécables étaient d’une autre nature que celles sur lesquelles il pouvait opérer. On peut supposer que là aussi, il retenait son jugement.

Anaxagore apparaît donc comme un observateur et un expérimentateur très circonspect qui limite ses conclusions à ce qu’autorisent l’observation et la manipulation. Il se refuse à toute spéculation qui ne s’appuierait pas sur une observation vérifiable. A partir de cette conclusion, nous pouvons reconstituer son mode de pensée. Ce sera l’objet du prochain article.

(1) les références renvoient à : « les écoles présocratiques » édition établie par Jean-Paul Dumont – Gallimard 1991

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