Qu’est-ce que la monnaie ? (2)

image 1Nous avons vu dans l’article précédent que de la monnaie est créée au moment où un crédit est consenti. La monnaie nouvelle constate une valeur future par rapport à des valeurs actuelles, elle en précède la création effective par le travail productif. C’est pourquoi toute monnaie créée a besoin d’être validée. Nous devons voir maintenant ce que sont les mécanismes de validation de la création monétaire.

Le bénéficiaire du crédit utilise la monnaie qui lui a été prêtée par la banque pour effectuer des paiements. La banque exécute ses ordres des virements ou règle les chèques qu’il a émis. Le solde des opérations de paiement et de réception de dépôts ou de virements d’autres établissements constituent la trésorerie de la banque – celle-ci doit toujours rester suffisante pour que la banque puisse honorer ses engagements. Comment se gère la trésorerie d’une banque ?

Les banques se retrouvent sur un marché secondaire où se fait la compensation de leur trésorerie. Sur ce marché les chèques présentés vont se compenser, les billets d’escompte vont être réescomptés. Un solde est dégagé qui donnera lieu à une livraison de monnaie banque centrale entre banques sous la forme de virements entre leurs comptes auprès de la banque centrale car les banques se paient entre elles en monnaie banque centrale, c’est-à-dire par le débit de leur compte auprès d’une banque centrale. La banque centrale fait obligation à chaque banque commerciale de déposer un pourcentage, fixé légalement, du crédit qu’elle a émis. La banque ne peut le faire que si elle dispose de fonds propres suffisants. Elle doit également respecter une série de ratios entre ses fonds propres et l’encours de ses crédits.

Le mécanisme quotidien de compensation et de réescompte vérifie en permanence, par le maintien de leur capacité à disposer d’une trésorerie positive, la validité des crédits qu’émettent les banques commerciales. C’est par ce mécanisme que les monnaies nouvelles émises par les divers établissements se fondent effectivement en une monnaie unique et que s’efface en continu la distinction qu’on fait parfois entre monnaie bancaire et monnaie banque centrale. Ces monnaies se fondent et acquièrent la qualité de monnaie commune qu’elles n’avaient qu’en puissance de l’émission d’un crédit. Lors de l’octroi d’un crédit, la monnaie offerte n’est que nominalement la monnaie commune. Elle le devient effectivement par le mécanisme des compensations interbancaires. La nécessité pour les banques qui créent de la monnaie de la faire valider sur le marché monétaire est le fondement de l’existence effective de la monnaie. Dans une économie moderne, il n’y a de monnaie que validée par ce mécanisme. La tentative récente de passer outre à cette contrainte par l’invention de la titrisation a échoué comme on sait et a été un des éléments déclencheur de la crise financière. Les banques avaient émis massivement des crédits immobiliers qui se sont révélés irrécouvrables. Elles ne s’étaient pas refinancées auprès de la banque centrale mais sur un marché obligataire ad hoc (celui des subprimes). Elles n’avaient pas non plus les fonds propres pour faire face aux sinistres qui se sont multipliés plus que prévu. Leur déconfiture n’a été évitée que par l’émission massive de monnaie banque centrale. Cette monnaie ne constatait pas une valeur mais une destruction de valeur ! Elle aurait été considérée comme de la fausse monnaie si elle n’émanait pas de puissances économiques dominantes. Cette crise a révélé que la monnaie est aussi un fait politique. Nous reviendrons sur cette question ultérieurement.

Hors ce cas historiquement exceptionnel, revenons à la monnaie validée économiquement pour en situer l’importance : l’ensemble de la monnaie créée et de toutes les formes de monnaies en circulation ou en dépôt est comptabilisé par la banque centrale dans le tableau de la masse monétaire. Ce tableau fait apparaître que les banques commerciales créent plus de 90% de la masse monétaire. Cela confirme que le mécanisme que nous avons décrit schématiquement est bien celui par lequel la monnaie est générée.

Quand on observe les opérations de validation dans une salle de marché, on voit des gens occupés à acheter et vendre en permanence, l’œil rivé sur des écrans où des tableaux chiffrés évoluent sans cesse. On se rend compte alors que ce qui est échangé, c’est de la monnaie à vue, à un jour, huit jours, un mois, trois mois etc. La trésorerie d’une banque n’est pas une trésorerie instantanée mais une trésorerie à terme. Les opérations ne se font pas à cours fixe mais selon des cours qui varient sans cesse. Ces cours se déclinent selon une multitude de taux de chaque banque contre chacune des autres banques prises séparément et selon les durées traitées. Les banques ne négocient pas à égalité mais selon l’estimation qu’elles ont de la trésorerie de leur contrepartie et selon l’estimation de sa solidité commerciale. Le cours unique publié dans la presse économique n’est finalement qu’un cours indicatif qui sert de base aux opérations de prêt ou d’emprunt mais qui n’est appliqué à aucune opération interbancaire en particulier. On voit aussi que les opérateurs sur le marché sont parfois masqués. Les opérateurs sont des banques de la place, connues du public, mais se sont aussi des courtiers et des sociétés de réescompte. Une banque qui veut cacher sa situation de trésorerie véritable peut passer certains de ses ordres par l’intermédiaire de courtiers et d’autres ordres, éventuellement inverses, directement. Il n’y a dans ces opérations, aucune relation qui soit fondée sur une confiance ou même une connaissance directe du marché (qui reste opaque). L’ensemble du marché fonctionne selon une rationalité qui lui est propre et dont le principe de base est le repérage de situations permettant des arbitrages favorables et la limitation du risque en soldant chaque jour les positions. En ces matières, l’idée d’une confiance n’a pas véritablement de sens. La psychologie ne joue aucun rôle. La personnalité du trader, souvent critiqué pour son affairisme et sa capacité à céder à des impulsions collectives, n’est qu’une personnalité empruntée. Elle peut certes « déteindre » sur la personnalité « civile » et surtout l’idéologie de celui qui opère, mais elle lui reste en fait le plus souvent étrangère. Cette personnalité est tout aussi empruntée et externe que l’est celle de quelqu’un qui travaille dans l’hôtellerie et sera prévenant, courtois et respectueux par métier, mais pourra n’en être pas moins tout à fait différent dans les moments où il emprunte les transports en commun ou dans tout autre moment de sa vie sociale.

image 2Il faut donc exclure autant que possible toute considération de psychologie si on veut comprendre, ce qu’est la monnaie, d’où elle vient, ce qui en assure le pouvoir libératoire. Il ne faut considérer que des rapports entre des institutions, entre des opérateurs endossant un rôle économique. L’image du bourgeois se promenant sur un boulevard quelques billets en poches, prêt à les dépenser, telle qu’on la trouve chez Simmel, n’aide en rien à comprendre ce dont on parle. Il se peut que ce bourgeois ignore tout du fonctionnement de l’économie et que son point de vue se résume en la croyance naïve qu’il exerce une liberté et que ses billets ont une valeur intrinsèque, mais cela ne dit rien de ce qu’est effectivement la monnaie. Le même bourgeois peut bien aller au restaurant et choisir des mets sur un menu, cela ne nous dira rien des denrées qui sont proposées. Nous ne pouvons pas croire comme lui que le poisson arrive tout pêché et préparé, et les légumes servis sans avoir été plantés, cueillis et apprêtés. En économie, il n’y a pas de sens à parler de relations entre des « individus » ou d’une relation à « autrui ». Il n’y a que des agents économiques qui occupent une position spécifique tout à fait indépendante de leur personnalité. Les agents économiques sont d’ailleurs plus souvent des personnes morales que des personnes physiques. Il y a certes généralement un consensus social autour de la valeur reconnue de la monnaie, et plus particulièrement sous sa forme de monnaie fiduciaire, mais ce fait ne fonde pas le pouvoir libératoire de la monnaie, il n’en n’est pas le ressort, mais est plutôt une conséquence de la stabilité effective du système monétaire. Ce consensus peut s’effondrer et on assiste alors à des retraits massifs ou à une fuite des liquidités quand cette stabilité est compromise.

A tout cela on peut certes objecter que les relations commerciales existent bien et que chacun d’entre nous en est l’acteur et qu’il semble bien que nous sommes aussi acteurs d’une « valeur » de la monnaie. Nous achetons tout ce que nous consommons et nous utilisons de la monnaie pour payer, souvent sous forme de billets et de pièces. Nous sommes donc dans la position du bourgeois qui exerce une préférence et satisfait un besoin. Nous utilisons de l’ « argent » qui est alors la forme visible de la monnaie. Cette forme visible peut susciter des représentations fausses et des croyances erronées : celle que le billet a une valeur intrinsèque est sans doute la plus tenace. Cette erreur est aussi constamment corrigée, pour la plupart d’entre nous, par le fait que l’argent dont nous disposons résulte d’un travail que nous avons accompli. Il nous échoit, presque exclusivement sous forme de rémunération, et seulement marginalement sous forme de profit. Nous oscillons entre l’idée, que les médias nous répètent, selon laquelle la valeur que nous attribuons à nos billets est conventionnelle et quasiment magique ou celle que nous dicte notre vécu selon laquelle notre argent représente un travail (soit le nôtre directement soit celui de l’ensemble des travailleurs). La valeur du billet n’est en fait rien de cela car le billet n’a n’en lui-même aucune valeur propre. Il n’est qu’un signe monétaire. Il représente de la monnaie et, comme nous l’avons vu, la monnaie elle-même n’est pas une valeur mais le constat d’une valeur. Elle n’a qu’un pouvoir libératoire. Le billet, qui est vécu comme la forme première de la monnaie, n’en est, dans les économies modernes, qu’une forme dérivée. Son pouvoir libératoire est dérivé du pouvoir libératoire de la monnaie qui lui-même n’est soutenu que par la capacité des agents économiques à honorer leurs dettes auprès de l’organisme qui leur a fait une avance, et par la capacité de ces organismes eux-mêmes à solder leur trésorerie auprès de la banque centrale. Cette capacité collective est au cœur de la rationalité qui est à l’œuvre au moment de l’émission de chacun des crédits. Elle n’en dépend pas uniquement mais y trouve tout de même sa première source. C’est donc la rationalité qui préside à la gestion monétaire, et plus particulièrement celle en œuvre au moment de sa création, qui lui assure son pouvoir libératoire et lui permet d’exprimer les valeurs relatives des marchandises produites et échangées. Le bon déroulement des opérations bancaires et le fonctionnement correct des marchés la valident pratiquement en continu et valident du même coup le pouvoir libératoire de la monnaie. Pour comprendre ce qu’est véritablement la monnaie, il faut introduire un nouveau paramètre qui nous ramène au thème traité par ce blog depuis plusieurs mois : la question des rapports sociaux. Cela sera l’objet d’un prochain article.

Qu’est-ce que la monnaie ? (1)

Si on veut décrire une chose circulante et mouvante comme la monnaie, il faut commencer par la saisir à un moment de ses cycles. Le moment qui s’impose d’emblée est celui où de la monnaie nouvelle est créée, c’est-à-dire lorsqu’un crédit est consenti. Cela se passe généralement ainsi : un entrepreneur souhaite lancer une nouvelle affaire, il s’adresse à une banque pour demander un crédit. La banque va lui demander de préciser son projet et de produire une étude de marché, un plan de financement, éventuellement les bilans des affaires qu’il a en cours. Elle va prendre des garanties comme une hypothèque sur la résidence principale du demandeur ou elle va exiger le nantissement de son fonds de commerce ou d’un portefeuille de valeurs mobilières. A la banque, c’est le comité de crédit qui va autoriser, en dernier ressort, le crédit. Ce comité est au siège et ne rencontre pas le client, aucun de ses membres n’a de relation personnelle avec lui. La relation qui s’établit n’est donc à aucun moment une relation de confiance. On pourrait plutôt dire qu’elle a pour principe la méfiance. Mais avant tout chose, elle est organisée de manière à assurer une décision rationnelle. La rationalité dont il s’agit ici est une rationalité instrumentale et stratégique. Elle évalue un risque à partir de ratios et sur la base d’expériences similaires. Elle exige des agents de la banque qu’ils se défassent de leurs traits de personnalité et qu’ils congédient toute préférence ou inclination personnelle. Ils agissent en agents de la banque, comme incarnations de sa puissance économique et non comme personnes singulières.

 La création de monnaie, en quoi consiste le crédit, n’est pas une création de valeur : c’est la constatation d’une valeur. Le plan de financement présenté par le client prévoit un certain nombre d’investissements comme des achats de machines, de matière première, l’embauche de travailleurs. Toutes ces opérations sont valorisées en monnaie. Les membres du comité de crédit doivent avoir suffisamment d’expérience du secteur et des affaires pour estimer que cette valorisation est réaliste. Il en va de même de la partie recette du plan de financement qui devra faire apparaître un coût de revient des articles produits tel qu’ils puissent être effectivement vendus et qui doit  prouver qu’il est possible de générer des profits suffisants pour assurer le remboursement du crédit.

 Puisque la création de monnaie n’est pas une création de valeur, la monnaie créée n’a pas une valeur en elle-même, elle ne crée pas non plus  de la valeur, elle constate une valeur : celle des biens qui seront acquis et des biens qui seront produits. La valeur des marchandises, comme leur prix (car ici les deux se confondent), sont déjà là quand la monnaie est créée (ils ont une réalité, dans le sens où ils peuvent être estimés objectivement). Les prix des marchandises qui seront produites sont estimés selon ce qui est constaté pour des marchandises équivalentes. La valeur trouve sa source dans la production et non dans la monnaie. Elle dépend du temps de travail social incorporé dans les marchandises, à la fois sous la forme du travail effectué pour la production et sous la forme de travail « mort » c’est-à-dire déjà incorporé dans les matières et le matériel utilisé.  Cette conception de la valeur est commune à toute l’économie classique. On la trouve chez Ricardo et chez Marx. Le point de départ de Ricardo est la détermination de la valeur d’échange des marchandises, par la quantité de travail nécessaire à leur production. Et comme au moment où Ricardo écrit, la monnaie a principalement la forme de l’or ou de l’argent, il constate que l’or et l’argent ne font pas exception et sont le produit du travail humain et tiennent de lui leur valeur propre. Pour lui la valeur de la monnaie est celle qu’elle aurait comme marchandise, c’est-à-dire comme or ou comme argent.

 Les choses sont plus compliquées dans le cas du prêt bancaire que nous avons imaginé. Ce qui est créé, c’est de la monnaie scripturale. Elle est le constat, dans la comptabilité de la banque, sous forme monétaire de la créance que détient la banque sur l’entrepreneur. Elle sera inscrite comme telle à l’actif du bilan de la banque. La banque aura donc à l’actif de son bilan une créance exprimée en monnaie et elle devra livrer de la monnaie, c’est-à-dire créditer le compte de l’emprunteur du montant correspondant puis exécuter par le débit de ce compte les règlements qu’il demandera. De l’ensemble de toutes les opérations similaires de la banque, vont se dégager dans ses comptes une situation de trésorerie qu’elle devra gérer. Elle a émis des crédits, reçu des dépôts, exécuté des virements, les comptes de ses clients ont été crédités ou débités. La banque a des fonds propres et fait des opérations pour ses clients et pour son compte. Elle achète et vend sur des marchés, elle vire des fonds dans d’autres établissements et dans d’autres monnaies. C’est l’ensemble de ces opérations qui déterminent sa situation de trésorerie (et non le seul crédit). Néanmoins, pour simplifier, nous pouvons considérer que l’émission d’un crédit crée pour la banque un besoin de trésorerie qu’elle devra compenser.  Mais avant d’en arriver à ce point, il faut d’abord voir ce que fait l’entrepreneur : il émet des chèques, fait des virements, pour payer ses matières premières, acheter les machines dont il a besoin. Il dépense et donne à ceux qui lui vendent de la monnaie scripturale qui n’a d’existence qu’inscrite au bilan d’une banque. Lorsque l’entrepreneur fait ces opérations et que ses fournisseurs acceptent de lui livrer les marchandises au prix auxquels il les avait estimées, la valeur de ses marchandises est vérifiée pratiquement et la capacité de la monnaie émise à exprimer cette valeur se trouve confirmée. La monnaie émise a donc constaté valablement une valeur. Elle en a validé la mesure monétaire qui était supposée.

 Les fournisseurs qui reçoivent cette monnaie la possèdent sous la forme du solde créditeur de leur compte en banque. Le prêt accordé initialement par la banque de l’entrepreneur, a donc permis l’apparition de soldes créditeurs au bilan de la banque des fournisseurs ; ce qui s’exprime par l’adage : « les crédits font les dépôts ». Il apparaît donc que ce sont les banques commerciales qui créent la monnaie nouvelle par les crédits qu’elles accordent. En témoigne le tableau des contreparties de la masse monétaire que les banques centrales publient. Ce tableau permet de savoir à quelle occasion la monnaie a été créée. Les créances sur l’économie y sont le poste principal, suivi généralement des créances sur l’État qui sont également du crédit mais d’une autre nature (et dont nous parlerons ultérieurement). Figurent aussi des créances nettes sur l’extérieur dont le montant est généralement faible et sur lesquelles nous ferons l’impasse pour simplifier le propos.

 Concluons ici ce premier point : le crédit sous ses différentes formes est l’acte générateur de la monnaie dans une société dotée d’une monnaie scripturale. Il l’est  du fait de la logique de fonctionnement du système monétaire (mais cela ne prouve pas que le crédit est, du point de vue historique, à l’origine de la monnaie). Cela nous permet d’ores et déjà d’affirmer que ce qui se présente comme une monnaie mais ne résulte pas d’opérations de crédits n’a pas véritablement la nature d’une monnaie. Ainsi les monnaies locales ou même les bitcoins qui sont émis en échange d’autres monnaies n’en sont que des avatars plus ou moins sophistiqués. Leur valeur ne résulte pas d’une production qui assure le remboursement des crédits mais de la valeur des monnaies contre lesquelles elles ont été échangées et dans lesquelles elles peuvent à nouveau être converties.

 Mais nous avons vu que ce sont les banques qui créent la monnaie. Comment se fait-il alors qu’il n’y ait pas autant de monnaies qu’il y a de banques ? C’est ce que nous verrons dans un prochain article.

Rapport social de sexe (9) : retour final à Marx

image 1L’ensemble des rapports sociaux est modelé par le mode de production dominant et ne peut guère évoluer indépendamment de lui. L’idéologie ne joue qu’un rôle second. Retraçant l’histoire de la condition féminine, Simone de Beauvoir l’affirme : « Ce ne sont pas les idéologies : religion ou poésie, qui conduisent à une libération de la femme ». Les idéologies justifient et renforcent les systèmes de domination, elles ne peuvent, par elles-mêmes, ni les fonder ni les détruire. On ne doit donc pas s’étonner que l’invention de nouvelles formes de famille échoue généralement ; que, par exemple, dans les sociétés qui ont légalisé le mariage homosexuel, cette mesure n’a rien changé de positif aux rapports sociaux de sexe (RSdS) et encore moins aux autres rapports sociaux : elle n’a satisfait le plus souvent que des intérêts à courte vue et elle flatte des aspirations tout de suite déçues. C’est certainement pourquoi cette mesure, qui semble intéresser surtout la petite bourgeoisie intellectuelle, est si volontiers validée par le versant « de gauche » de l’idéologie dominante. Elle égare le processus d’émancipation plutôt qu’elle y participe. La question féminine est brouillée et même parfois occultée, quand elle est posée dans ce cadre. Elle est désintriquée des autres rapports sociaux. Elle est alors traitée sur le plan des mœurs comme une question « sociétale », comme si les problèmes d’inégalité étaient réglés ou secondaires, ce qui désarme en fait les mouvements féministes.

Il faut tout de même reconnaitre quelques aspects positifs à l’idée de « genre ». Ce qui fait sa force dans son usage courant et raisonnable c’est qu’elle met en avant la différence sexuelle dans sa dimension de construction sociale et historique. Cela lui confère un fort pouvoir mobilisateur. Elle critique la « théorie de la nature » en voulant démontrer que celle-ci étaye une stratégie politique de domination qui va de la domination des hommes sur les femmes pour s’étendre aux autres formes de dominations. Elle fait cela en lui opposant une autre stratégie politique. Elle est consciemment politique pour s’opposer à des faits politiques bien souvent non perçus comme tels jusqu’alors. Elle pense la différenciation biologique comme le support qui permet d’assigner aux deux sexes des fonctions à la fois différentes et séparées. Elle met l’accent sur les productions culturelles de significations qui viennent s’ajouter et donner sens aux différences biologiques et elle ouvre ainsi le champ de la critique des représentations, ce qui donne de nouvelles dimensions aux revendications féministes. Le féminisme exprimé en termes de « genre » peut ainsi rompre avec ses origines trop raisonnables et modérées qui considéraient que le premier devoir d’une femme est d’avoir des enfants, que la maternité comme fonction sociale était le plus sûr moyen pour les femmes de faire valoir leurs droits. Ce renversement de ce qui apparaissait comme une évidence naturelle s’est fait au détriment des luttes sociales, mais cela a permis en revanche un épanouissement des luttes spécifiquement féministes, sur des problèmes qui peuvent aller jusqu’aux anomalies grammaticales. Si ces luttes spécifiques sont, nous l’avons vu, souvent brouillées par les agitations homosexuelles ou assimilées, elles n’en sont pas moins réelles et importantes.

Mais l’aspect mobilisateur de l’idée de genre est annulé dans ses formes les plus diffusées (à la fois par les médias et l’université). Le versant négatif l’emporte. Le positif s’inverse en négatif. Ainsi, le féminin et le masculin sont vus, par les théories du genre, comme le résultat d’un processus de formation ou de déformation des personnes à travers l’éducation et les attentes d’une société organisée autour du principe du patriarcat. Dans la lignée des études de Margaret Mead, les tempéraments émotifs ou dominateurs ne sont plus vus comme les attributs naturels des sexes biologiques, féminin ou masculin, (liés au taux de testostérone), mais comme des rôles pouvant être endossés selon les cultures par l’un ou l’autre sexe. L’avantage de cette approche, même si elle est contestée dans le cas de Margaret Mead, est d’ouvrir la voie à la possibilité de penser des variations et des changements des rôles sociaux. Il parait désormais possible de faire ou de défaire le genre. Dans leur article « Doing gender », en 1977, les sociologues Candace West et Don Zimmerman, considèrent que le genre se réalise dans les interactions quotidiennes entre les individus (et c’est ici que commence le renversement idéologique et le passage à l’idéalisme et son corollaire l’agitation volontariste). La relation sociale (inter individuelle) est vue ici comme productrice du rapport social plutôt que comme la modalité d’accès à un rapport social qui en retour agit sur elle tout en étant lui-même façonné par le mode de production dominant. L’ordre des déterminations est inversé : c’est la relation sociale qui est déterminante et non plus elle qui est déterminée par les rapports sociaux eux-mêmes modelés par le mode de production. Une théorie individualiste est substituée à un modèle organisationnel. L’idée de rapport social de sexe est occultée et les luttes sociétales s’imposent au détriment des luttes politiques.

Dans « trouble dans le genre », Judith Butler va encore plus loin et soutient qu’on n’est pas homme ou femme, mais qu’on « performe son genre », qu’on joue à l’homme ou à la femme. Pour justifier cette thèse, elle est contrainte de surévaluer le rôle du langage (car l’idée de performativité vient de la théorie du langage). Dans la théorie de John R. Searle, les réalités sociales sont construites par des actes sociaux et linguistiques. Judith Butler prolonge cela et prend à son compte cette théorie sociale (constructiviste) de la réalité à travers la performativité. Mais pour légitimer cette opération, elle doit faire penser que l’identité sexuelle n’est pas une réalité naturelle mais une construction performative. Elle pose comme équivalents tous les genres, sans pouvoir identifier le bénéfice social ou personnel qui peut amener à « performer » un genre qui sera discriminé et qui peut être destructeur pour celui ou celle qui l’adopte. Comme chez Gayle Rubin, c’est la contrainte du « système sexe/genre » qui explique en final la domination masculine : l’activité répressive du « système » construit le genre en fonction d’une hiérarchie qui accorde des privilèges à certaines formes de comportements sexuels, les autres étant sanctionnées socialement d’une manière ou d’une autre (mais étant en elles-mêmes de valeur égale).

image 3Nous avons, par ailleurs, déjà critiqué l’illogisme de ce genre de théorie. Il n’est pas utile d’y revenir. Rappelons seulement que ce type de théorie renie ce sur quoi elle construit ses catégories : on ne peut concevoir une ambiguïté sexuelle qu’en reconnaissant d’abord implicitement la différence des sexes. La théorie de la performativité se révèle alors elle-même contre performative. Par ailleurs cette théorie entretient une équivoque : le choix d’un genre est présenté à la fois comme le fait d’une « performance » et comme la révélation de la nature de la personne. Le naturalisme qui est fortement critiqué, se réinstalle insidieusement pour justifier que tous les « genres » ont une égale légitimité. Les obscurs développements psychanalytiques de Judith Butler au sujet de la « mélancolie de genre » tendent même à soutenir que la sexualité originaire est d’abord homosexuelle, que le complexe d’Œdipe est d’abord l’abandon d’une sexualité primaire homosexuelle. Pour se renforcer, la théorie de la performativité s’intègre dans une théorie qui insiste sur le caractère performatif des rituels. Le rituel est alors considéré comme ce qui crée le social. Mais là encore on constate une ambiguïté (signe d’un idéalisme philosophique non assumé) qui renouvelle et répète celle déjà soulignée. Ainsi Christoph Wulf Dans « la reconstruction transculturelle de la justice », se réfère à Judith Butler quand il évoque les « rituels qui régissent les relations entre les sexes, lorsque l’enfant est désigné de façon répétée comme ‘garçon’ ou comme ‘fille ‘ et est ainsi assigné à une identité de genre ». Mais dans le même texte, il s’interroge et écrit : « le rituel naît-il de l’ordre social ou celui-ci se génère-t-il par les rituels ? ». Il ajoute « la réponse est indécidable » ce qui ne l’empêche pas de récapituler les principales fonctions des rituels en commençant par ces deux affirmations : « 1. Ils créent le social en faisant naître des communautés dont ils sont l’élément organisateur et dont ils garantissent la cohésion émotionnelle et symbolique. 2. Ils créent l’ordre en fabriquant des structures sociales qui garantissent la répartition des tâches … ». Quelques pages auparavant, il soutenait que le rituel « instaure un ordre et la hiérarchie qui lui est liée. L’ordre, en effet, traduit des rapports de pouvoir : entre les membres de différentes couches sociales, entre les générations, entre les sexes ». Le rapprochement de ces différentes affirmations fait clairement apparaître une volonté de souligner et de généraliser le caractère performatif des rituels, une tentation d’étendre ce caractère performatif et constructiviste aux rapports de classes, de générations et de sexes qui seraient « fabriqués », mais il met en évidence que cette tentation est freinée et même rendue insoutenable face à la factualité de ces rapports, face au fait que le rituel n’existe et ne peut se penser performatif que pour autant que ce qui est performé est déjà là dans l’organisation sociale (par exemple, les rites de passage à l’âge adulte ne sont concevables que parce que l’enfant devient effectivement pubère). Ainsi, l’affirmation du caractère indécidable de la théorie de la performativité des rituels paraît bien construit par la théorie elle-même, il n’est qu’un effet voulu et entretenu par la théorie.

Pour répondre à toutes ces théories, il faut et il suffit de revenir au matérialisme et commencer par rappeler le rôle anthropologique des rapports sociaux. Un seul exemple suffit : Nous avons vu que l’histoire de l’instinct maternel tel qu’il a été étudié par E. Badinter, nous a amené à prolonger l’idée venant de Marx que les rapports sociaux sont constitutifs de la personne : ils semblent pouvoir lui imprimer jusqu’à ses sentiments et par là les comportements qui s’en suivent. Les sentiments, s’ils ont une base physiologique (donc naturelle), sont aussi modelés socialement. Ce qui fait problème ce n’est pas l’observation de la variété des désirs et des sentiments, mais c’est ce qu’implique la notion de « construction » ou de « performance ». Il faut s’arrêter sur le mot « construire ». Construire n’implique pas un néant préalable, comme le voudrait Judith Butler, et ne semble pas être le mot juste. Il faut certainement mieux parler de modeler. L’idée d’un modelage ou d’un façonnage semble plus exacte (et clairement matérialiste) car, le fait se vérifie que, chaque fois que les conditions sociales ne tuent pas le sentiment d’amour maternel, les mères quasi unanimement aiment leurs enfants. Si cela n’avait pas l’allure d’une explication ad hoc, on pourrait d’ailleurs dire que les mécanismes biologiques qui favorisent ce sentiment ont été sélectionnés naturellement parce qu’ils se sont révélés favorables à la survie de l’espèce. Un sentiment ou un désir atrophié et nié n’en existe pas moins potentiellement (surtout s’il se fonde sur des processus biologiques aussi puissants que ceux de la sexualité). De la même façon, le long et difficile développement de la sexualité jusqu’à la puberté l’expose à des obstacles qui peuvent la dévier, l’atrophier ou l’exacerber. Cela ne devrait pas autoriser à nier qu’il puisse y avoir une forme de sexualité vers lequel ce processus tend et qui est, du point de vue de la société, légitimement souhaitable.

image 2Les théories du genre sont contestables dans leurs bases philosophiques. Celle de Judith Butler est clairement une construction intellectuelle idéaliste qui nie des évidences. Il n’en faut pas moins reconnaître, que les idées développées dans un article comme « doing gender » ont l’avantage d’être mobilisatrices et même volontaristes. Elles impliquent que ce qui s’est fait peut se défaire et qu’en conséquence aucune fatalité sociale ne pèse sur la condition féminine. On peut faire et défaire le genre, c’est-à-dire modifier profondément la conception qu’une société peut avoir des relations entre les sexes. Le rappel de la puissance des contraintes exercées par les rapports sociaux souligne le caractère largement illusoire de ce volontarisme et son fondement philosophiquement idéaliste. Mais ce rappel a peut-être l’inconvénient de trop de lucidité. L’insistance sur le fait que le rapport social de sexe est imbriqué dans les autres rapports sociaux peut être utilisée pour justifier de différer toute action voulant modifier ce rapport au motif qu’il faudrait d’abord instaurer une société sans classes. Nombreux sont donc les écueils à éviter. Ainsi, la philosophe Christine Delphy a opposé à cela une théorie fondée sur le concept de « mode de production domestique ». Dans « l’ennemi principal », elle veut critiquer ce qu’elle pense être la conception marxiste dominante en écrivant : « L’oppression des femmes est vue comme une conséquence secondaire à (et dérivée de) la lutte des classes telle qu’elle est définie actuellement — c’est-à-dire de la seule oppression des prolétaires par le Capital». Mais si la critique peut se justifier face à la réduction du marxisme à un économisme, elle lui oppose un autre économisme puisqu’elle fait de la relation des sexes la base d’une exploitation économique. En soutenant que la société est fondée sur deux modes d’exploitation, elle introduit une confusion qui vide les concepts de mode de production et de marchandise de tout contenu clair. Elle écrit : « On constate l’existence de deux modes de production dans notre société : la plupart des marchandises sont produites sur le mode industriel ; les services domestiques, l’élevage des enfants et un certain nombre de marchandises sont produites sur le mode familial. Le premier mode de production donne lieu à l’exploitation capitaliste. Le second donne lieu à l’exploitation familiale, ou plus exactement patriarcale ». Christine Delphy le souligne elle-même : on ne saurait identifier le travail domestique avec les seules tâches ménagères. Elle admet que l’entretien et l’éducation des enfants, qui font aussi partie de ce travail, et ces tâches, sont aussi effectués par les hommes (même si les femmes s’occupent toujours des tâches les plus répétitives, etc.). Or, ce travail effectué par les hommes n’est pas payé non plus. Cela suffit à invalider le cadre conceptuel dans lequel elle le pense. Le travail domestique ne produit rien qui soit échangé ; il n’incorpore aucun surtravail puisqu’il n’y a aucune vente d’une force de travail ; son produit n’a à aucun moment les propriétés d’une marchandise puisqu’il n’est pas échangé sur un marché. La conception développée par Pierre Bourdieu essaye échapper à cette critique en expliquant « la domination masculine » par ce qu’il appelle « l’économie des biens symboliques ». Mais il ne parait retrouver avec ce concept que ce que dit en clair l’idée de rapports sociaux imbriqués tout en l’évitant. Il écrit ainsi : « Seule une action politique prenant en compte réellement tous les effets de domination qui s’exercent à travers la complicité objective entre les structures incorporées (…) et les structures des grandes institutions où s’accomplit et se reproduit non seulement l’ordre masculin mais aussi tout l’ordre social (…) pourra, sans doute à long terme, (…)contribuer au dépérissement progressif de la domination masculine ». On retrouve en effet ici, dans l’expression « tous les effets de domination », l’idée que les rapports sociaux se conjuguent pour modeler la condition personnelle des femmes comme des hommes, qu’ils sont donc imbriqués, que les « grandes institutions » comme la famille sont le lieu de leur nouage et de leur reproduction. De la même façon la théorie de la sociologue Joan Acker rend compte de cette intrication en utilisant le vocabulaire de la théorie des organisations. Elle envisage le genre comme une structure sociale ou plus précisément comme une sous-structure au sein des organisations. Elle observe que les « organisations de travail » incorporent des « structures de genre » c’est-à-dire que la domination masculine et la domination économique se conjuguent. Les postes de pouvoir sont le plus souvent occupés par des hommes. Cela est théorisé en adaptant l’idée de genre pour y introduire l’imbrication des formes de rapports de domination. Par exemple : « le cœur de la définition du genre repose sur le lien radical entre deux propositions : le genre est un élément constitutif des relations sociales fondées sur la différence avérée entre les sexes ; et le genre est la première façon de signifier les relations de pouvoir».

Ainsi, quand elle va au-delà du travail de sape des identités et qu’elle vise une réelle amélioration de condition féminine, la notion de genre retrouve un élément essentiel de ce qui est déjà contenu dans l’idée de rapports sociaux. Elle analyse les rapports hommes/femmes comme des rapports de pouvoir seulement elle le fait, non en s’efforçant de faire évoluer un rapport social mais en contestant ce qu’elle appelle « la normativité masculine et hétérosexuelle dominante ». Elle combat une idée (une norme) et non ce qui fonde la norme. C’est sur ce dernier point qu’elle trouve sa principale faiblesse. Les théories du genre considèrent implicitement que la domination masculine est induite par la norme dominante, qu’elle est avant tout une affaire de culture ou de mentalité. Elles sont toutes en cela plus ou moins explicitement idéalistes.

image 4A l’inverse l’idée de rapport social a pour corollaire que le rapport social n’est pas produit par la norme mais qu’il est producteur de normes. Le rapport social est organisé dans les sociétés anciennes sous la forme de la religion, puis dans les sociétés complexes et développées, il se régule sous la forme du droit. Dans les sociétés anciennes, les rituels religieux constituent des dispositifs sociaux qui scandent les événements et les âges de la vie (naissance, mariage, mort). Par ces rituels se donnent à voir et s’affirment un ordre et des hiérarchies par le biais d’une action sociale commune qui fait sens. Dans les sociétés modernes, ces dispositifs prennent la forme d’institutions qui sont organisées sous une forme juridique. De ce fait, elles sont contestées dans les termes du droit et les aspirations à l’émancipation s’expriment alors sous la forme de la proclamation de droits fondamentaux. Ce lien essentiel entre rapport social et droits fondamentaux ne peut être compris que dans la théorie des rapports sociaux telle que nous l’avons pensée en partant du concept marxiste d’essence humaine comme « ensemble des rapports sociaux ». L’idée de rapports sociaux a aussi l’avantage de permettre de rendre compte des contraintes exercées par le mode de production (évoluant lui- même historiquement sur la base du développement des forces productives et des rapports sociaux correspondants). Les rapports sociaux comme le mode de production et par là l’essence humaine ne se conçoivent que pris dans un processus de développement historique et naturel. Ces concepts appartiennent à une philosophie dont la base est à la fois matérialiste et dialectique. Ce qui fait la force de cette philosophie, c’est qu’elle permet de penser le lien originel, la communauté d’essence, entre ces trois réalités que sont les rapports sociaux, l’essence humaine et les droits fondamentaux. Elle permet de fonder véritablement les droits fondamentaux et de les ramener du côté des dominés comme arme en vue de l’émancipation humaine.

Rapport social de sexe (8) : le mariage homosexuel

image 1S’il est une question où le mot d’ordre « sortir de la confusion » aurait été utile c’est celle du mariage homosexuel. On ne peut pas dire qu’il y a eu en France un débat à ce sujet puisque personne ne s’est même avisé de définir l’objet du débat. Pour les uns une famille c’est un papa, une maman et leurs enfants. Les autres ont répondu qu’on avait l’exemple de familles composées tout autrement. Tout comme Hippias répondait à la question de Socrate « qu’est-ce que le beau ?» en citant tour à tour une belle jeune fille, une belle marmite, une belle cavale, les uns voient dans la famille nucléaire le prototype de la famille tandis que les autres tournent leur regard vers des formes insolites. Mais donner un exemple, ce n’est pas définir. C’est le premier pas en philosophie que de comprendre cela ! J’en veux pour preuve une histoire qu’on m’a racontée : des professeurs de philosophie devaient faire passer un examen oral aux élèves d’un lycée technique. Voyant qu’aucun d’eux n’était en mesure de raisonner sur les questions du programme, ils décidèrent de poser à tous la même question « qu’est-ce qu’un arbre ? ». J’avoue que j’ai mis un moment à comprendre qu’il s’agissait d’inviter les élèves à faire la démarche intellectuelle nécessaire à la construction d’une définition : dire à quel ordre objets appartient celui qu’on veut définir, puis le situer dans cet ordre, indiquer ce qui fait sa singularité et le distingue des autres ; ou, pour dire cela de façon plus savante : définir une chose c’est dériver son concept d’un concept plus fondamental.

Effectuons cette démarche en posant la question : « qu’est-ce que la famille ? ». Tout d’abord nous voyons que les positions se sont heurtées non pas sur cette question mais sur celle du mariage. Première confusion : le mariage est un rite de passage (lire : « les rites de passage » de Arnold Van Gennep), c’est le rite d’entrée dans la famille, de constitution de la famille, qui organise les interdits sexuels, la filiation et l’héritage. Cette réponse est une définition puisqu’elle classe le mariage dans l’ordre des rites et qu’elle en spécifie la nature en indiquant que c’est un rite de passage et qu’il a pour finalité particulière la création d’une famille. En présentant le mariage comme un rite, cette définition rappelle qu’il s’accompagne toujours de productions imaginaires politico-religieuses que l’on retrouve dans le nœud imaginaire qui accompagne l’idée de famille.

Mais commençons par définir la famille : à quel ordre d’objets appartient la famille ? La réponse est simple : c’est une des institutions qui structurent une société. Seulement, on voit bien que la démarche intellectuelle de la définition n’est pas si facile qu’il paraissait d’abord. Il faudrait maintenant définir ce qu’est une institution sociale. Une définition en appelle une autre, un concept se comprend par l’autre en un processus sans fin. Nous n’allons donc pas nous engager dans une interminable poursuite mais utiliser les définitions dont nous disposons déjà. Nous avons dit, répété et illustré dans tous nos articles l’idée qu’une institution est un ensemble d’usages, de formes d’organisation, de règles (coutumières ou légales) et de normes, de représentations imaginaires par lesquelles sont stabilisés les rapports sociaux qui scindent une société en groupes à la fois complémentaires et antagoniques. Cela nous a permis de définir la famille comme l’institution sociale par laquelle sont organisés, sont stabilisés les rapports sociaux entre les sexes et entre les générations. Nous avons bien une définition puisque nous classons la famille dans l’ordre des institutions sociales et que nous la caractérisons par son objet spécifique, l’organisation et le nouage des rapports sociaux entre les sexes et entre les générations. Les quinze types familiaux distingués par Emmanuel Todd (article du 11 mai) vérifient cela : ils ont bien en commun de régler la vie de couples parentaux formés de femmes et d’hommes et de normaliser leurs relations avec leurs descendants et leurs ascendants ainsi que leurs liens exogamiques avec les autres familles.

S’est-il s’agit de cela lors du débat sur le mariage homosexuel ? Manifestement non, d’abord parce qu’on a parlé de mariage et non de famille et que cette confusion a été imposée et entretenue par les tenants du mariage homosexuel. Ensuite et surtout parce qu’il n’a pas été question du rapport entre les sexes. Le rapport entre deux personnes du même sexe n’est pas, par nature, un rapport entre les sexes. Un rite impliquant deux personnes de même sexe est tout à fait concevable mais s’il permet l’entrée dans une institution ce n’est certainement pas la famille en tant qu’institution sociale réglant le rapport entre les sexes et les générations (il n’y a là ni complémentarité et tension entre les sexes, ni rapport de génération avec des descendants : rien donc de ce qui fait l’institution familiale). Avec la légalisation d’un mariage homosexuel, il a été créé quelque chose de nouveau mais qui ne devrait pas être appelé famille au sens qu’a ce mot depuis que cette institution existe, quelque chose qui bouscule des siècles de représentation et d’imaginaire autour du mariage et de la famille.

Une pareille confusion n’a été possible que dans le cadre d’une offensive idéologique de grande envergure, ayant pour préalable l’occultation de l’idée même de rapport social. Ce n’est que si l’on considère l’individu comme la cellule de base d’une société mise au service de ses désirs qu’on peut concevoir de substituer la myriade instable des formes de la sexualité au rapport entre hommes et femmes (qui va bien au-delà des seuls rapports sexuels).

Une des formes de l’offensive idéologique fondée sur l’idée de « genre » a consisté à présenter le mariage comme la consécration d’une sexualité hétérosexuelle et à dénoncer cette restriction comme une discrimination insupportable (déclarée être un effet du traditionalisme et de l’idéologie patriarcale). Les partisans du mariage homosexuel ont demandé l’élargissement du droit au mariage à tous les couples car le mariage aurait, selon eux, pour vocation de permettre aux couples de se faire reconnaitre et devrait en conséquence être ouvert à tous. Cette affirmation mille fois répétée veut s’imposer en utilisant les beaux mots d’égalité et de liberté, mais ses défenseurs ne dédaignent pas, s’il le faut, de l’appuyer en fustigeant comme nécessairement passéiste et rétrograde quiconque la conteste. Cette intimidation, jointe à la confusion sémantique, ont opéré pour empêcher toute réflexion et pour déplacer le débat sur la question dérivée de l’adoption d’enfants par des couples homosexuels et sur ses conséquences éventuelles : question qu’aucune expérience ne permet de trancher mais qui suppose qu’on accepte l’idée, elle aussi très confuse, d’un « droit à l’enfant » et celle d’un « désir de parentalité » qu’on devrait eux aussi reconnaitre sans en discuter le bien-fondé (bien qu’ils réintroduisent le naturalisme dont on fait par ailleurs la critique).

image 2Seulement, l’interprétation du mariage qui est faite par l’idéologie du genre ne correspond pas à ce que l’histoire nous en apprend ni même à ce qu’en disent la sociologie et l’anthropologie. Dans toutes les sociétés le mariage est le rite de fondation de la famille ; il est le moment de renouvellement de cette institution essentielle à la stabilité sociale. Dans « les structures élémentaires de la parenté », il est décrit par l’anthropologue Claude Lévi-Strauss comme le socle pratiquement universel de la famille : « La famille, fondée sur l’union plus ou moins durable, mais socialement approuvée, de deux individus de sexes différents qui fondent un ménage, procréent et élèvent des enfants, apparaît comme un phénomène pratiquement universel, présent dans tous les types de société ». Les époux « sont des individus de sexes différents et [ … ] la relation entre les sexes n’est jamais symétrique ». La famille est donc une institution, présente dans toutes les sociétés, dont l’un des objets est d’assurer la reproduction sociale par le contrôle des filiations. La prohibition de l’inceste, dont on fait souvent la base de toute culture, ne se conçoit pas sans elle. Qu’elle soit nucléaire ou communautaire, la famille est le nœud même de toute société puisqu’elle est au croisement des rapports sociaux de sexe et des rapports de génération qui sont présents dans toutes les sociétés, à toutes les époques, et quel que soit leur mode de production.

La confusion a été favorisée par le fait que la famille est, dans la modernité, une institution en crise. L’image qui en fait le lieu privilégié du bonheur, de la joie et de la tendresse, est bien souvent éloignée de la réalité. En France, comme dans tous les pays développés, le taux de nuptialité est en baisse tandis que le nombre des divorces ne cesse de croître. Le taux de fécondité est partout en baisse. Dans la plupart des pays développés, il est tombé au-dessous du taux de renouvellement de la population depuis le début de la crise du système, c’est-à-dire depuis les années 70. La conception du mariage véhiculée par l’idéologie du genre peut d’ailleurs être vue comme un moment de cette crise de la famille. Elle en brouille l’image au moment où, selon l’historien États-unien Christopher Lasch, l’institution est minée de l’intérieur : prise en tenaille entre le marché et les médias de masse, elle devient le théâtre de toutes les grandes forces qui contribuent à priver l’individu de toute autonomie (tout en lui laissant croire qu’il gagne en autonomie). La famille moderne offre une malheureuse illustration de la perte d’autonomie du sujet : infantilisme, peur panique de la solitude, coupure avec le passé, absence de vie intérieure. La crise de la famille ne serait qu’un moment d’une crise généralisée qui mine progressivement toutes les bases de l’indépendance et de l’autonomie des individus en détruisant toutes les formes sociales et culturelles qui permettent de résister « au grand automate qu’est le capital soumettant tout à sa loi ». La famille réelle s’efface au profit d’une famille virtuelle ou fantasmée. Ainsi le philosophe Dany-Robert Dufour se réfère au roman « Fahrenheit 451 » et écrit : « Ce que le roman avait saisi dès 1953, c’est que les téléspectateurs, désertant les anciens rapports sociaux réels, se mettent tous à appartenir à une même « famille » en ayant soudain les mêmes « oncles » […], les mêmes tantes …. ».

Étudiant la famille aux États-Unis de la fin du 19ème siècle jusqu’aux années soixante dans son essai « Un refuge dans ce monde impitoyable – la famille assiégée », Christopher Lasch fait la critique de « l’État éducateur ». Il constate que la famille a de plus en plus besoin d’être assistée dans son rôle de socialisation et d’éducation mais que la pénétration en son sein des nouvelles professions d’assistance (psychiatrie, sociologie etc.) contribue à la fragiliser encore plus. C’est donc une famille déstabilisée dont la nouvelle idéologie vient troubler l’image.

Rappelons que le mariage a aussi des fonctions sociales et politiques. C’est par lui que se font les alliances et les processus d’assimilation entre les populations et les groupes familiaux. C’est pour cette raison qu’il est traditionnellement consacré par un rituel et des festivités publiques et non pour des raisons sentimentales. Claude Lévy-Strauss insiste particulièrement là-dessus dans « les structures élémentaires de la parenté » page 135 :  » La relation globale d’échange qui constitue le mariage ne s’établit pas entre un homme et une femme qui chacun doit et chacun reçoit quelque chose : elle s’établit entre deux groupes d’hommes, et la femme y figure comme un des objets de l’échange, et non comme un des partenaires entre lesquels il y a lien. Cela reste vrai, même lorsque les sentiment de la jeune fille sont pris en considération…. En acquiesçant à l’union proposée, elle précipite ou permet l’opération d’échange; elle ne peut en modifier la nature. Ce point de vue doit être maintenu dans toute sa rigueur, même en ce qui concerne notre société, où le mariage prend l’apparence d’un contrat entre les personnes. » On constate en effet que les mariages continuent à allier des familles dont le statut social est proche. Un mariage hors de son milieu social est généralement vu comme une anomalie. Quand les rapports sociaux étaient organisés principalement par la religion, le mariage avait la forme exclusive d’une cérémonie religieuse. Dans les sociétés modernes, la cérémonie religieuse est considérée comme une affaire privée et le mariage est consacré par la loi. En France, depuis 1791, la cérémonie religieuse est reproduite sous une forme civile. La loi interdit de procéder à un mariage religieux si le mariage civil n’a pas été prononcé. Une union civile a été créée. Elle permettait déjà l’alliance de personnes du même sexe en la gardant distincte de l’institution familiale.

Comme l’écrivait Saint-Augustin « le mariage fut institué afin que, grâce à la chasteté des femmes, les fils soient connus de leurs pères et les pères de leurs fils. Certes, les hommes auraient pu naître de rapports de hasard, avec n’importe quelle femme, mais il n’y aurait pas eu alors de lien de parenté entre pères et fils ». Cette caractérisation prend en compte le fait que la famille n’est pas seulement le lieu de relations affectives et sexuelles mais aussi celui de l’éducation des enfants, de la transmission d’une culture mais aussi de biens (par l’héritage). Modifier ce fait ce devrait être reconnaître et accepter que si on institue un mariage homosexuel (par nature infertile) on n’ouvre pas un nouvel accès au mariage mais on modifie la nature de l’institution du mariage elle-même qui cesse d’être ce qu’elle a été jusqu’à présent. Dans ce cas le mariage n’organise plus le rapport social de sexe ; il ne vise plus à régler la filiation (qui devient une affaire de « désir d’enfant ») : il donne simplement des droits à des couples qu’on suppose devoir être stables. Il est réduit à ce que Kant appelait la communauté sexuelle et qu’il définissait ainsi (dans Métaphysique des mœurs) : « la communauté sexuelle est l’utilisation réciproque qu’un être humain fait des organes et des facultés sexuels d’un autre être humain, et il s’agit d’une utilisation soit naturelle (celle par laquelle on peut procréer son semblable), soit contre nature … ». Il faut rappeler que Kant ne disposait pas de la notion de rapport social et qu’il avait une conception très pauvre des rapports interhumains. Il considérait le mariage comme communauté sexuelle naturelle qui se conforme à la loi : « la liaison de deux personnes de sexe différent en vue de la possession réciproque, pour toute la durée de la vie, de leurs qualités sexuelles propres ». Ce à quoi nous ramènent les partisans de l’idéologie du genre.

image 3La création d’un mariage homosexuel, brouille la question du rapport social de sexe puisque ce sont ses bases qui lui sont retirées. Elle fait sortir l’institution du mariage de ses gonds. A la problématique du rapport social, par lequel deux groupes en tension entrent dans un rapport qui stabilise leur situation réciproque en la scellant dans des institutions, se substitue celle du communautarisme où les individus se reconnaissent dans un mode de vie, une sexualité et une « culture » qui leurs sont propres et peuvent se décliner quasiment à l’infini et éventuellement même se modifier. (L’article précédent a signalé la confusion entretenue par l’usage des mots de « communauté » et de « culture », nous n’y revenons pas). Les tensions sociales, qui caractérisent les rapports sociaux, sont ignorées. La famille moderne comme lieu potentiel d’une évolution vers un rapport équilibré entre les sexes, d’égalité réciproque, est bouleversée dans ses fondements. Les tensions sociales sont invitées à s’effacer pour permettre le « vivre ensemble » de groupes hétérogènes (avec ce bénéfice pour la classe dominante, que, selon Christopher Lasch, « la famille constitue une ressource culturelle importante dans la lutte menée par la classe ouvrière pour sa survie » que donc son affaiblissement se fait au bénéfice de la domination de classe (dite des marchés)). En imitant en cela les hommes, les femmes sont alors appelées à émietter leurs forces selon leurs affinités en autant de groupes se considérant comme une « minorité » dont les choix de vie devraient être respectés. C’est ainsi l’anthropologue et militante du « genre » Gayle S. Rubin fait des lesbiennes sadomasochistes un groupe spécifique qu’elle organise et dont elle voudrait voir reconnaitre les droits ! Cela ne peut que contribuer encore plus à affaiblir le féminisme et la situation réelle des femmes. Les nouvelles divisions basées sur le genre, viennent s’ajouter à celles déjà observées par Simone de Beauvoir qui constate que « les femmes ne sont pas solidaires en tant que sexe : elles sont d’abord liées à leur classe ; les intérêts des bourgeoises et ceux des femmes prolétaires ne se recoupent pas ». Dans ces conditions, les plus isolées, les moins éduquées, sont immanquablement celles dont les droits sont les moins défendus : ce sont les femmes des milieux populaires et singulièrement des zones rurales ; celles qui ont le moins les moyens de s’organiser pour se faire entendre.

L’illusion utopique voudrait que les institutions s’adaptent aux choix individuels. Elle révèle une philosophie idéaliste qui fait fi des bases matérielles des institutions sociales, à laquelle nous opposons ici une conception matérialiste.  Elle ne veut pas voir que les institutions sont au croisement des rapports sociaux. Elles ne se choisissent pas et n’évoluent pas indépendamment de la société et du mode de production autour duquel elle est organisée. En tant qu’institutions le mariage et la famille ne régulent pas seulement les rapports de sexe, ils régulent les rapports entre les générations. Mais ils le font à partir de ce que sont ces rapports, dont ils codifient l’état à un moment en fonction de l’idéologie dominante et des attentes des couches sociales qui la produisent et la diffusent. Dans la société capitaliste libérale dominée par le marché, il ne faut donc pas s’étonner de voir le mariage considéré parfois comme une espèce de contrat à durée déterminée contracté dans le cadre d’un « projet de vie » librement débattu et bien souvent rompu au détriment des enfants.

image 4Malgré toutes les illusions et la confusion entretenue, la famille reste une cellule économique de production, de consommation et de transmission, marquée par les rapports de classe. Elle est prise dans l’inertie et les contraintes des rapports sociaux et en reflète l’état. L’histoire montre, en effet, que les rôles et les places à l’intérieur de la famille sont largement dictés par la forme du patrimoine (et travers lui par le mode de production). Simone de Beauvoir note que « de la féodalité à nos jours la femme mariée est délibérément sacrifiée à la propriété privée » car le patrimoine restait alors essentiellement immobilier (fiefs et terres). Elle écrit cela en 1949 dans son ouvrage « le deuxième sexe » et ajoute « C’est à travers le patrimoine que la femme était substantiellement attachée à l’époux : le patrimoine aboli, ils ne sont plus que juxtaposition et les enfants mêmes ne constituent pas un lien d’une solidité comparable à celle de l’intérêt ». Le passage d’une forme immobilière de patrimoine à la forme mobilière (immatérielle) qui est celle du capitalisme financier moderne, qu’accompagne une généralisation du salariat, est un facteur à la fois d’affaiblissement de l’institution du mariage (par l’augmentation du nombre des ruptures) et un facteur permettant une certaine indépendance des femmes. Mais cette indépendance n’est pas une libération comme le montre la situation souvent difficile des femmes élevant seules leurs enfants (qu’on voudrait faire appeler par euphémisme : familles monoparentales). Le plus souvent, cette situation n’est pas choisie mais subie. Sa pénibilité tend à être occultée par l’idée qui se répand qu’on pourrait choisir et modeler les formes de ses relations familiales selon ses aspirations. Ainsi les médias, le cinéma et le roman populaire, contribuent à promouvoir la « famille recomposée » comme une forme enviable d’accomplissement (en la présentant dans un cadre où toutes difficultés matérielles sont absentes). En cela, ils sont les premiers agents de la confusion.

Rapport social de sexe (7) : sortir de la confusion

image 2Si les théories comme celle de Judith Butler sont bien connues des activistes, ceux-ci ont l’habileté de les tenir cachées souvent jusqu’à soutenir qu’il n’existe pas de théorie du genre, que ce n’est qu’un fantasme ou un épouvantail agité par des réactionnaires. Le genre ne serait alors rien d’autre que le sexe social (notion que personne ou presque ne conteste). On peut trouver ainsi des entretiens où Judith Butler semble, elle-même, revenir sur ses écrits. Le débat sur France Culture entre S. Agacinski et E. Fassin, relaté par mon article du 17 mars 2013, illustre bien aussi ce côté fuyant des tenants de l’idéologie du genre. Mais on trouvera facilement aussi sur internet nombre de blogs qui diffusent cette théorie sous ses formes les plus extrêmes. Elle est aussi largement diffusée dans les milieux universitaires qui se laissent séduire par son habillage théorique hermétique faisant appel aux philosophies les plus modernes. Un exemple de ce qui est ainsi diffusé est donné par mon article du 19 mars 2013 « mœurs attaque ».

L’usage courant de la notion de genre ignore toutes ces sophistications théoriques. Il n’en est pas pour autant innocent. Le recours au mot « genre » a souvent pour fonction, dans le discours politique, d’évoquer les inégalités sans les nommer (en usant du mot de « discrimination ») et en oubliant ou en masquant la question des rapports de classe. Dans ce type de discours, la situation des individus ne parait résulter que de leur « sexe social » et non de leur place dans les rapports sociaux de production ; les discriminations fondées sur «l’orientation sexuelle » occupent une place démesurée, sans rapport avec leur réalité.

Malgré la confusion entretenue, en dépit de la variété des usages multiples et souvent peu intelligibles du mot « genre », se dégage quand même une idée commune et nullement contestée : celle que la sexualité n’est pas seulement un fait naturel, qu’elle a toujours une dimension sociale. Il s’agit d’échapper au naturalisme imputé aux usages non critiques de l’idée de sexe. Il s’agit de faire valoir la dimension culturelle de la définition des sexes contre une dimension trop exclusivement biologique (ou supposant que la biologie suffit pour rendre compte de tous les aspects de la différence entre les sexes dans toutes les circonstances de la vie sociale). Face à la virulence des activistes, le mot « genre » est utilisé pour s’éviter d’être faussement interprété.

Pour éviter les débats stériles et faussés, il faut clairement dire que les théories du genre sont des idéologies tout autant que les idées qui s’y opposent au nom du naturalisme et de la tradition. Plutôt que de parler de « la » théorie du genre, il faudrait dire qu’il y a deux principales conceptions de la différence des sexes : celle qui les fonde entièrement sur la nature et celle qui les explique essentiellement par la culture. L’une comme l’autre sont des idéologies et se déclinent en différentes variantes plus ou moins radicales. La querelle à laquelle nous avons assisté en France autour des manuels scolaires évoquant le « genre » était une dispute opposant ces deux courants idéologiques entre lesquels l’opinion balance. L’un naturaliste et fixé sur la différence des sexes, l’autre essentialiste et mettant en avant l’idée de genre.

Le propre d’une idéologie est d’être un discours ayant toutes les apparences de la simple vérité du seul fait qu’il se fonde sur un constat de faits en eux-mêmes simples et irrécusables. Ce discours « du bon sens » a l’avantage de l’évidence et souvent les apparences de la science. C’est celui qu’on adopte spontanément quand on aborde un sujet sans recul critique et sans effort d’analyse : On constate effectivement que l’humanité est composée d’hommes et de femmes, qu’elle est mixte et que la génération n’est concevable que par la rencontre d’un homme et d’une femme. La division sexuelle et la reproduction sexuée sont un fait de la nature qui appartient à la quasi-totalité du vivant. Quoi qu’on dise ou qu’on fasse on est de sexe masculin ou de sexe féminin. Cette différence n’est pas sans effet sur le développement particulièrement à l’adolescence et surtout évidemment dans le rôle dans la reproduction. Ce sont les femmes qui mettent au monde les enfants dans toutes les cultures et quel que soit le discours tenu à ce sujet.

Un autre fait irrécusable, c’est que les comportements sexuels varient selon les individus et ne sont pas nécessairement figés. (Des auteurs comme Judith Butler se plaisent ici à énumérer toute la variété des comportements possibles pour en faire autant de minorités). On peut donc caractériser un individu à la fois par son sexe et sur la base d’un comportement sexuel plus ou moins exclusif. Là où commence l’idéologie, c’est quand on cherche à substituer à l’identité sexuelle fondamentale (celle qui différencie les hommes et les femmes ), une identité fondée sur la sexualité qui oppose les hétérosexuels aux homosexuels et qu’on opère un glissement d’une classification des sujets selon leur sexe à une classification selon le « genre » (celui-ci étant alors exclusivement compris comme reposant sur le comportement sexuel). Cette substitution n’est pas légitime : elle est illogique car elle se fonde sur ce qu’elle nie. En effet, ni l’hétérosexualité ni l’homosexualité – qui sont la structuration du désir- n’ont de sens sans référence à la différence sexuelle. La substitution de l’une par l’autre ou même l’affirmation d’une équivalence entre ces deux formes « d’identité » s’appuie sur l’un des faits constatés pour récuser l’autre (sur la variété des comportements pour nier la différence des sexes). Une des conséquences du glissement opéré ainsi par cette idéologie du « genre » est de construire une classification sexuelle des individus, qui ne concerne plus leur sexe, mais leurs goûts et qui vise à les enfermer dans une détermination fixe et définitive, à doter chaque « communauté » d’une culture propre exclusive de l’autre.

image 3Un autre biais idéologique consiste, en effet, à constituer le sexe en un élément fondant une « communauté ». Ici, c’est la substitution du mot « communauté » à celui de « groupe social » qui introduit le biais idéologique. Le sexe n’est pas un trait culturel, encore moins ethnique et n’est donc pas la caractéristique commune de quelque « communauté » que ce soit, comme le sont une langue, une religion ou un territoire. Le sexe, c’est le premier constat qu’on ne peut manquer de faire, est un trait différentiel universel, car le genre humain n’existe pas hors de sa double forme, masculine et féminine. Les femmes ne forment pas une « communauté », encore moins une « minorité » mais appartiennent au genre humain au même titre que le sexe masculin. Ce qui n’implique pas qu’elles n’aient pas des spécificités (celle de mettre au monde les enfants, en particulier), comme le sexe masculin a ses spécificités. L’union du masculin et du féminin, la mixité, structure universellement toutes les sociétés, quoique les valeurs et les contenus de cette différence soient culturellement variables et toujours en débat. La société n’est pas composée de la juxtaposition d’hommes et de femmes mais de la mixité. Il faut donc écarter le mot « communauté » et surtout ses conséquences.

On entend aussi que la différence des sexes est une « construction sociale ». Là aussi on part d’une évidence et d’un constat simple : attribuer un sens à la différence des sexes est l’un des traits fondamentaux, peut-être même fondateur, de l’espèce humaine ; le statut des hommes et des femmes dans une société est largement déterminé socialement (avec le concours des autres rapports sociaux). L’avenir de l’enfant, garçon ou fille, est marqué par la structure sociale. Mais ce que l’idéologie veut oublier c’est que ces constructions sociales ne s’édifient pas de façon absolument arbitraire et autonome, à partir de rien (1). La forme historique que prend la différence des sexes ne peut pas être le prétexte à occulter cette différence. Il n’y a pas sous les formes sociales des statuts masculins ou féminins, un sujet neutre ou asexué. La philosophe Michèle Le Doeuff fait d’ailleurs remarquer que la « perspective dite de gender » conduit à sa propre négation. Elle écrit : « on ne croit plus à des natures sexuées, tout çà c’est du culturellement construit, mais construit par qui ? Ah par les hommes et du coup, comme ils sont constructeurs de la culture plus que construits par elle, c’est bien une masculinité en soi, pour soi et réelle qui détermine les productions culturelles »(2) . Ainsi donc réapparait ce qu’on avait nié. L’égalité des sexes ne peut donc pas être la négation des sexes (l’article du 31/01/14 « les ABCD de l’égalité » a développé cette question de l’égalité). Ce qui est occulté, sous la recherche d’indifférenciation sexuelle, c’est la primauté du rapport social de sexe et la question de l’intrication des rapports sociaux, avec ses conséquences. Ce qui est nié c’est, en fait, l’objet même de la question. Or cette différence sexuelle est fondamentale. C’est, selon l’anthropologue Françoise Héritier, la différence sexuelle qui fait l’humanité, qui fait l’art. Nous dirions peut-être plutôt que comme premier rapport social, elle est la base sur laquelle s’initie le processus d’abstraction par lequel l’humanité se pense comme genre humain. François Héritier va plus loin encore et lui attribue l’essor de la pensée : « La pensée naissante, pendant les millénaires de la formation de l’espèce Homo-sapiens, prend son essor sur ces observations et sur la nécessité de leur donner du sens, à partir de la première opération qui consiste à apparier et à classer » (3) .

Les problématiques de la différence et de l’égalité, qui sont au cœur des débats publics récents autour de l’idée de genre, peuvent-elles se clore ? On peut en douter si on lit l’ouvrage qu’a fait paraitre l’été dernier l’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier. Selon elle : « Toute société ne pourrait être construite autrement que sur cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable, et, […] la valence différentielle des sexes « . Toute société se fonde sur la reconnaissance de différences complémentaires : la différence des sexes, la succession des générations et leur résultante, la distinction des lignages (la différence des sangs). Ces différences sont au fondement de la prohibition de l’inceste qui prohibe les relations sexuelles entre parents et enfants mais aussi à l’intérieur des fratries, les deux étant pris dans un sens élargi allant selon les sociétés d’une part, au-delà de la parenté directe, aux différentes formes de liens d’oncles et tantes à neveux et nièces et d’autre part, au-delà de la fratrie directe, à des degrés assez divers de cousinages.

image 1La différence première et fondamentale est la différence des sexes. N’en déplaise aux partisans de la théorie du genre, elle apparait, selon Françoise Héritier « au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique ». C’est sur elle que se fonde l’institution commune à toutes les sociétés qu’est « une forme légale et reconnue d’union stable ». Cela ne signifie pas qu’il y ait une forme unique d’organisation familiale. Bien au contraire, car « l’inscription dans le biologique est nécessaire, mais sans qu’il y ait une traduction unique et universelle de ces données universelles ». Dans toutes les formes familiales, on retrouve les quatre composantes de la société. Comme l’écrit Françoise Héritier : « Les faits biologiques premiers dont les éléments sont recomposés de diverses manières, sont bien le sexe (le genre), la notion de génération, celle de fratrie par rapport à un ou des géniteurs communs et de façon adventice, le caractère aîné ou celle de cadet au sein de la fratrie ou de la génération ».

De la combinaison de ces données, on peut déduire qu’il ne peut y avoir qu’un nombre fini de combinaisons. Mais de toutes les combinaisons possibles, seul un petit nombre a pu être constaté. Ainsi, le classement selon les types terminologiques de parenté donne six grands systèmes : « eskimo (le nôtre relève de ce type), hawaiien, soudanais, iroquois, crow et omaha ». Les systèmes possibles selon le calcul combinatoire, qui ne sont pas réalisés, sont selon Françoise Héritier, ceux qui contreviennent à la « valence différentielle des sexes » c’est-à-dire ceux qui n’introduiraient aucune distinction de niveau hiérarchique entre hommes et femmes ou qui inverseraient l’ordre des sexes. Cela ne signifie pas qu’une égalité hommes/femmes n’est pas possible mais qu’elle est, selon l’expression utilisée par l’auteur, une visée « asymptotique ». La valence différentielle des sexes ne repose pas sur des considérations de capacités moindre des femmes (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l’allaitement). Elle est plutôt « l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier ». C’est d’ailleurs ce contrôle masculin sur la procréation qui est poussé à son paroxysme par l’idée de permettre à des couples masculins d’accéder à une forme de filiation excluant la procréatrice ! L’égalité des genres parait ici renforcer la valence différentielle des sexes.

(1)Présentant, sur France Culture le 22/05/12, son dernier livre « Reflets dans un œil d’homme » Actes Sud, l’écrivain Nancy Huston s’en est pris violemment à cette théorie : « N’en déplaise aux queer, n’en déplaise aux genristes qui sont des illuminées, le fait de naître garçon ou fille continue à être perçu partout dans le monde comme significatif. Il y a des garçons et il y a des filles et puis çà se travaille. Dans toutes les sociétés çà a été une des différences les plus férocement retravaillées : on a asséné le genre à un sexe et à l’autre. On a inventé toutes sortes de codes, de traditions, de rituels » …. « Je vois bien qu’il y a le patriarcat, je vois bien que les femmes sont opprimées et sont des citoyennes de deuxième ordre dans le monde entier, je vois bien qu’il y a des injustices criantes qui sont commises contre les femmes () mais il me semble que ces théories qui refusent de voir qu’il y a du donné et pas seulement de l’acquis sont dans une sorte de délire volontariste ».
(2) Michèle Le Doeuff : « le sexe du savoir » – Champs Flammarion – Aubier Paris 1998 – page 240
(3) Modèle dominant et usage du corps des femmes – Françoise Héritier Augé – Article LE MONDE – 11 février 2003.

RSdS (6) : l’offensive de la théorie du genre

image 1La théorie du genre est foisonnante et multiple. Il n’est possible que d’en présenter les formes les plus remarquables. Celle de Judith Butler, telle qu’elle est développée dans « Trouble dans le genre » est sans doute la plus en vue mais c’est aussi l’une des plus extrémistes. On peut l’aborder par la préface d’Eric Fassin pour l’édition française de l’ouvrage.

Cette préface présente le tableau d’une thèse centrale protégée par des couches théoriques. Il faut, en effet, dire « protégée » et non pas justifiée ou démontrée car ces couches théoriques viennent d’horizons différents et non compatibles entre eux. La couche principale est constituée par la théorie de la performativité venue de la philosophie du langage (Austin). Judith Butler reconnait que les critiques sur l’emploi qu’elle en a fait sont justifiées. C’est pourquoi sans doute viennent s’ajouter une seconde et une troisième couche. La seconde est empruntée à Althusser, c’est l’idée « d’interpellation » (notion utilisée métaphoriquement dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État » pour expliquer la constitution du sujet c’est-à-dire de la personnalité). La troisième référence est l’idée d’habitus développée par Pierre Bourdieu. Sous ces couches protectrices le statut de la notion de genre reste dans le vague ; Eric Fassin écrit : « Ce n’est pas une proposition métaphysique, mais plutôt un postulat méthodologique ».

Quelle est donc la thèse qui est ainsi à la fois posée et masquée ? Sa formulation la plus claire est la suivante : « Le genre n’est pas notre essence, qui se révélerait dans nos pratiques ; ce sont les pratiques du corps dont la répétition institue le genre. L’identité sexuelle ne préexiste pas à nos actions ». Autrement dit ce sont nos comportements qui nous font ce que nous sommes. Cela vaut aussi bien pour le fait d’être homme ou femme que pour le fait d’avoir un comportement sexuel hétérosexuel ou d’une autre forme. Identité biologique à la naissance et comportement adopté sont mis sur la même plan.

L’affirmation du caractère construit et fondamentalement instable du genre se veut critique et en particulier critique de toute la philosophie occidentale ! Car selon ce qu’écrit Eric Fassin : « la philosophie semble proposer une théorie générale du genre, indépendamment des contextes historiques où il se déploie ». Clairement cette observation fait l’impasse, entre autres, sur le marxisme et sa théorie des rapports sociaux, des formes historiques d’individualité (voir Lucien Sève). La conséquence de l’évitement du marxisme se retrouve dans l’idée qu’il y aurait une norme sociale constituée s’adressant à tous. Par exemple : « l’hétérosexualité offre des positions sexuelles normatives qu’il est intrinsèquement impossible d’incarner ». Autrement dit la société proposerait un modèle idéal de masculinité ou de féminité impossible à réaliser. Cet a priori parait très contestable. En effet, chaque individu entre dans les rapports sociaux depuis un lieu qui lui est propre, il n’a qu’un accès nécessairement limité à l’éducation, à la culture, à l’information et plus généralement aux autres. Ce ne sont pas un modèle et encore moins un idéal qui sont proposés (par qui concrètement le serait-il d’ailleurs ?) mais c’est une multitude d’images concurrentes qui assaillent chacun et voudraient lui imposer sa conduite et surtout sa consommation à travers la publicité, le cinéma, la pression du milieu familial, professionnel et local etc.

Il y aurait selon Judith Butler une difficulté à se conformer à la norme. Il me semblerait que la difficulté soit, au contraire, de se constituer un modèle permettant de se construire et de se stabiliser. Ce qui caractérise notre société, c’est bien plus l’instabilité des représentations que l’imposition d’une norme claire. Il me semble que sur ce plan, la théorie du genre manque complétement la réalité de notre société. Son projet politique est particulièrement original. Judith Butler l’exprime ainsi : «ouvrir l’horizon des possibilités pour les configurations de genre » ou encore « inventer, subvertir ou déstabiliser de l’intérieur une identité construite ». En clair, renverser toute espèce de norme comportementale.

image 2La finalité d’un tel projet n’est pas claire. Ce qui est clair c’est que l’ennemi est désigné : c’est le féminisme. Il s’agit d’en détruire les fondements. Judith Butler lui conteste le droit de prétendre représenter les femmes ! Elle lui demande de renoncer au « sujet femme ». Cela donne dans son langage : « Peut-être la ‘représentation’ finira-t-elle paradoxalement par n’avoir de sens pour le féminisme qu’au moment où l’on aura renoncé en tout point au postulat de base : le sujet ‘femme’ ». Autrement dit : le féminisme sera représentatif quand il aura renoncé à représenter les femmes ! En cohérence avec ce projet Judith Butler emploie autant qu’elle le peut le mot « femme » en le mettant entre guillemets comme s’il existait bien une « catégorie », un mot « femme » mais que ce qu’il désigne n’était pas clair. Car n’existent pour Judith Butler que des « constructions ». Ainsi peut-on lire : « Le corps est lui-même une construction, comme l’est la myriade de corps qui constitue le domaine des sujets genrés ».

Ce qui est vraiment étonnant, dans la version extrémiste de la théorie du genre chez E.Butler dans « Trouble dans le genre », c’est qu’elle débouche sur une espèce de puritanisme. Elle nie le sexe et s’oppose à ce qu’on parle de sexe, qu’on décrive ou même qu’on désigne les attributs sexuels quels qu’ils soient. Toute la fin de l’ouvrage est sur ce thème une reprise et une longue paraphrase des thèses de Monique Witting.

Ainsi, on peut lire : « Witting considère que le « sexe » est une entité discursivement produite mise en circulation par un système de significations qui oppresse les femmes, les gais et les lesbiennes ». Mais, en quoi le fait de se désigner soi-même comme homme ou femme, ou de désigner quelqu’un comme homme ou femme peut bien oppresser qui que ce soit ? Eh bien, parce que c’est une « discrimination linguistique » ! Cette discrimination est de caractère politique car « la catégorie de sexe n’est ni invariante ni naturelle, mais qu’elle est un usage spécifiquement politique de la catégorie de nature qui sert les fins de la sexualité reproductive ». Il semble qu’il faut comprendre que désigner une femme comme femme c’est l’enjoindre à avoir une fonction reproductrice. Une prétention aussi intrusive est condamnable.

Witting, que Judith Butler paraphrase, fait de cette affaire un combat politique. On peut lire : « son objectif politique consiste … à renverser tout le discours sur le sexe, même à renverser toute la grammaire qui institue le « genre » — ou « sexe fictif » — comme attribut aussi essentiels aux humains qu’aux objets ». En clair, il s’agit de réformer la langue de telle façon qu’elle ne connaisse ni masculin, ni féminin. Rien dans la langue ne devrait évoquer une différence de sexe. Mais c’est surtout la description des corps qui pose problème. « Dans ses écrits théoriques et littéraires, [Witting] appelle à une réorganisation fondamentale de la description des corps et des sexualités sans recourir au sexe et, en conséquence, sans recourir aux différentiations pronominales qui régulent et distribuent l’accès autorisé à la parole dans la matrice du genre ». L’expression est assez alambiquée mais l’intention parait claire. Il s’agit d’éviter de dire quoi que ce soit qui permette de dire qu’on a affaire à un homme ou à une femme.

Il ne faut pas voir le sexe ! D’ailleurs le sexe est une illusion ; une illusion tenace puisque personne n’y échappe, mais une illusion tout de même. En tout cas, çà doit être traité comme une illusion dont il faut se débarrasser. En effet : « Bien qu’il semble que les individus aient une « perception directe » du sexe, telle une donnée objective de l’expérience, Witting soutient qu’un tel objet a été violemment façonné comme tel et que l’histoire ainsi que le mécanisme de façonnement violent ne sont plus visibles dans cet objet ». Pour qui ne comprendrait pas, la suite précise : « Par conséquent, le sexe est un effet de réalité produit par un processus violent ».

Ce processus violent reste énigmatique. Comment ne pas voir que c’est une chose étrange que cette violence que tout le monde subit et que tout le monde exerce. Dans cette affaire les oppresseurs et les oppressés sont les mêmes personnes si bien que personne ne ressent l’oppression et que personne n’a conscience d’exercer une oppression.

Mais, la pruderie ne parait être que l’attitude adoptée en milieu hostile. Elle s’inverse quand la théorie du genre devient un programme politique. La thèse, rappelons-le, est que « la catégorie de sexe et l’institution naturalisée de l’hétérosexualité sont des constructions, des fantasmes ou des « fétiches » socialement institués et régulés, des catégories non pas naturelles, mais politiques (des catégories qui prouvent que le recours au « naturel » est toujours politique) ». Puisque la question est politique, la riposte doit être politique. L’action va consister à renverser une construction fantasmatique universelle. Rude bataille, s’il en est ! Monique Witting ne cache pas que« seule une stratégie de guerre, qui soit de taille à rivaliser avec l’hétérosexualité obligatoire, arrivera effectivement à mettre en cause l’hégémonie épistémique de cette dernière »

image 3La théorie du genre extrémiste est en guerre! Elle mène une guerre totale ! Entrer dans cette guerre, c’est comme rejoindre le maquis. Cela se fait « en quittant définitivement les contextes hétérosexuels – à savoir en devenant lesbienne ou gai ». Car « c’est en lesbianisant le monde entier qu’on pourra vraiment détruire l’ordre obligatoire de l’hétérosexualité ». Mais attention, ce n’est pas la guérilla, c’est la guerre. Il y a une multitude de groupes de combat mais le mot d’ordre est l’unité. C’est l’unité d’action des groupes dispersés qui fait leur force. Ils doivent frapper ensemble, n’avoir qu’un seul drapeau. S’engager sous cette bannière revient « à ne plus reconnaitre son sexe, à être engagé-e dans une confusion et une prolifération des catégories faisant du sexe une catégorie d’identité impossible ». Ainsi, l’ennemi doit être submergé par le nombre et harcelé de tous les côtés à tel point qu’il ne reconnaitra plus les siens. En conséquence « Witting annule les discours dans les cultures gaies et lesbiennes en s’appropriant et en redéployant les catégories de sexes ». En clair, elle unifie sous l’étendard arc-en-ciel ce qui est dispersé, à savoir les « queen, butch, fem, girl, et même les reprises parodiques de dyke, queer, et fag ». Harcelé par toutes ces tribus confédérées, celui dont l’identité repose sur le fantasme « sexe » ne peut que s’affoler.

Parmi les assiégés se trouvent pris ceux qui se disent de sexe masculin comme celles qui se disent de sexe féminin. C’est parce qu’ils ou elles se définissent ainsi, qu’ils et elles sont dans la confusion. Pour les assaillants tout est clair. Witting le dit : « la lesbienne n’est pas une femme ». Elle peut donc « se couper de toute forme de solidarité avec les femmes hétérosexuelles et admettre implicitement que le lesbianisme est la conséquence nécessaire, logiquement et politiquement, du féminisme ». On pourrait se demander pourquoi ce fait doit être admis « implicitement ». La réponse semble être que cela ne doit pas l’être ouvertement car la guerrière du genre pratique l’entrisme. Elle investit les organisations féministes et les dynamite de l’intérieur en sommant ses membres de se faire lesbiennes. Elle fustige les tièdes qui restent aliénées à la domination masculine.

Judith Butler applaudit à cela, mais elle pense pouvoir faire mieux. Sa tactique ne parait pas aussi limpide qu’une stratégie napoléonienne. Elle la résume ainsi : « La stratégie la plus insidieuse et efficace serait de s’approprier et de redéployer entièrement les catégories mêmes de l’identité, non pas simplement pour contester le « sexe » mais aussi pour faire converger les multiples discours sexuels où est l’ « identité », afin de rendre cette catégorie sous toutes ses formes problématique ». En fait, Il s’agirait, semble-t-il, de s’attaquer non pas seulement à la catégorie de sexe (masculin/féminin) mais directement et globalement à toute espèce de catégorie et, de cette façon, de remettre en cause l’idée que c’est le social qui construit l’individu et forme son essence et non pas le « genre » qui serait construit (par qui et pourquoi, d’ailleurs ?).

On pourrait s’étonner de la place qu’occupe ce qui parait plus un instrument polémique qu’une théorie. Ce serait oublier que c’est justement son caractère polémique qui intéresse. Ce qui est visé dans cette négation de la réalité de la relation des femmes aux hommes, c’est que cette relation est la base d’un rapport social. La pensée de Judith Butler a le mérite, pour ceux qui en font la promotion, de proposer le tableau d’une société scindée, non en groupes sociaux antagonistes mais complémentaires, mais en communautés hétéroclites aux cultures, aux mœurs, et aux intérêts divergents (ce en quoi on peut la qualifier de postmoderne). Ce tableau relativise ou plutôt même ignore le rapport de classe, il oppose de supposés défenseurs de « l’hétérosexualité obligatoire » à ceux qui la vivraient comme une insupportable contrainte. La pensée de Judith Butler rend ainsi impossible d’analyser le fonctionnement social et la place des individus en terme de rapports sociaux (de sexe, de classe, de race etc.) intriqués et modelés par un rapport fondamental : le rapport de production. Son effet destructeur s’étend bien au-delà du féminisme.

Il est difficile de comprendre son influence sur des auteurs plus mesurés. Particulièrement chez un sociologue comme Pierre Bourdieu. Mais nous avons déjà traité ce sujet et nous n’y reviendrons pas puisque les articles du 7 et du 10 février 2013 sont consacrés à l’ouvrage « la domination masculine ». Le lecteur est invité à lire ces articles : il pourra y trouver la même négation de la différence des sexes sous un appareillage théorique tout aussi ambitieux et sophistique et qui vise clairement cette fois une dénaturation ou une liquidation du marxisme (qui aurait ignoré « l’économie symbolique »).

RSdS (5) : subversion du féminisme par le genre

image 1L’article précédent a montré que les débats idéologiques entre différentialistes et universalistes ou entre naturalistes et culturalistes divisent inutilement les féministes. Les conceptions qui s’opposent ont en commun de rejeter sans examen l’idée de rapport social de sexe (RSdS). Pourtant, ce concept permet de comprendre que la relation entre les sexes n’a jamais été une relation seulement exclusivement interpersonnelle. Elle est toujours prise dans un rapport social qui se traduit par la présence d’institutions, de normes et de rituels. Ce qui est premier dans l’évolution du rapport entre les sexes, n’est pas la forme des relations interpersonnelles (la forme de la vie amoureuse) mais l’évolution du rapport social. C’est le rapport social, sous la forme de la tradition, des institutions et des usages, qui commande la forme de la relation interpersonnelle, et non l’inverse. Faire évoluer les relations entre les sexes exige par conséquent de modifier les structures mêmes de la société, les institutions, les représentations, la législation en sachant que le rapport social de sexe est intriqué aux autres rapports sociaux en un système qui prend la forme d’un mode de production. Or, le féminisme dans le dernier quart du 20ème siècle est allé à l’inverse de cela en abandonnant de plus en plus les questions sociales pour se concentrer sur celles de la sexualité (contraception, avortement) comme si ces questions n’étaient pas liées étroitement aux questions sociales. Le féminisme a porté ses attaques contre les mentalités, un atemporel « patriarcat », sans poser la question de leur origine, de ce qui les entretenait. Il a fait de la libération de la femme une affaire de développement personnel plus qu’une question sociale. Cela a ouvert la voie à une nouvelle idéologie qui occupe aujourd’hui tout l’espace médiatique : l’idéologie du genre.

La question du féminisme, déjà marquée par les oppositions dommageables entre différentialistes et universalistes, naturalistes et culturalistes, est encore brouillée par celle du « genre ». Cette nouvelle notion vient obscurcir encore plus la question du rapport social de sexe. Elle vise à l’occulter complétement. C’est, en effet, une notion fortement idéologique. L’idée de « genre » vient du monde anglo-saxon et des mouvements activistes en matière de libération sexuelle. Elle se déploie dans deux directions opposées qu’elle s’emploie à concilier. Elle est à la fois « culturaliste » et « essentialiste ». Elle répète et amplifie les oppositions déjà présentes dans le féminisme. Elle va vers le culturalisme (elle fait du genre un fait culturel) quand elle conteste la naturalité de la division en masculin et en féminin en soutenant que le « genre est une performance sociale apprise, répétée et exécutée » ou, avec Simone de Beauvoir, qu’on « ne nait pas femme, on le devient » en donnant à cette affirmation un sens qui dépasse ce que voulait dire Simone de Beauvoir. Mais dans le même temps, l’idée de genre fait des « genres » qu’elle inventorie autant d’identités différentes qui définissent la personne, la différencient et la fixent dans une catégorie clairement distinguées des autres et donc, de fait, essentialisée.

image 2De cette façon l’idéologie du genre déplace complétement la question et abandonne même le terrain du féminisme. Elle passe de la libération sexuelle des femmes à celle de la place des multiples formes de sexualité. La question tourne alors autour de la place des homosexuels dans la société, de leurs droits en tant que « minorité » c’est-à-dire en tant que groupe équivalent (sauf pour le nombre) aux groupes masculin et féminin. Cette question subvertit et relativise celle du féminisme. Selon l’idéologie du genre, le groupe des homosexuels se différencie comme un groupe sexuel par le « genre ». De nouveaux concepts sont proposés pour donner à cela l’allure d’une théorie : identité sexuelle, orientation sexuelle. La question posée est alors celle de l’égalité entre « genres » et non spécifiquement celle des femmes dans la société. Chacun est sommé de se ranger dans un « genre » et de se définir, de s’y déclarer (faire son « coming out »). La question du genre recouvre ainsi la question de l’égalité des sexes. Elle donne lieu à des crispations d’autant plus fortes qu’elle s’oppose à l’évidence des faits : selon une étude récente les homosexuels représenteraient environ 6% de la population. Mais on peut lire aussi dans un ouvrage très populaire et constamment réédité (« le singe nu » de Desmond Morris, mais certainement ailleurs aussi) que chez les Américains « à l’âge de quarante-cinq ans, 13% des femelles et 37% des mâles ont eu des contacts homosexuels allant jusqu’à l’orgasme ». Le rapprochement de ces chiffres montre que l’homosexualité est plus un comportement qu’un état (ou un genre) et que ce comportement n’est pas nécessairement fixé. Il n’y a donc pas de minorités « genrées », mais des comportements divers et qui suivent une gradation et peuvent évoluer, (comme le disait déjà Freud dans les années 20 du siècle dernier) : Sigmund Freud s’insurgeait contre la prétention des homosexuels à former un « troisième sexe ». Dans son Introduction à la psychanalyse, il écrivait : « Ceux qui se nomment eux-mêmes homosexuels ne sont que des invertis conscients et manifestes, et leur nombre est minime à côté de celui des homosexuels latents ». Dans « Trois essais sur la théorie de la sexualité » (1905), il distingue trois types d’invertis : les invertis absolus, les invertis amphigènes (bisexuels), les invertis occasionnels. Il remarque « que l’inversion fut une pratique fréquente, on pourrait dire une institution importante chez les peuples de l’Antiquité » et aussi que « l’inversion est extrêmement répandue parmi les peuplades primitives et sauvages ». Il en conclut que l’homosexualité ne s’explique pas par « une dégénérescence congénitale ». Il n’accepte pas non plus la théorie d’un « hermaphrodisme psychique » car « nombre d’invertis hommes ont conservé les caractères psychiques de leur sexe » et « recherchent dans l’objet sexuel des caractères psychiques de féminité ». Cela le conduit « à dissocier, jusqu’à un certain point, la pulsion et l’objet ». Dans son analyse, l’état général des relations entre les sexes dans la société n’est pas pris en compte. Il se limite à dire, sans le justifier, que « le climat et la race ont une influence considérable ». Il ne prend pas du tout en compte l’état du rapport social de sexe (et ignore totalement l’idée de rapport social). Pourtant, on sait qu’en Grèce antique, l’âge du mariage était généralement de 30 ans pour les hommes et 14 ou 16 ans pour les femmes. Les femmes libres étaient considérées comme des moyens d’alliance et soustraites au contact des hommes (dans le « gynécée »). En conséquence, la seule sexualité libre était la sexualité dirigée sur les prostituées, les esclaves et les jeunes garçons. La relation avec les jeunes garçons avait une fonction éducative qui l’institutionnalisait. Dans cette situation, l’homosexualité « virile » peut être vue comme un aspect du rapport social de sexe. On en rend certainement mieux compte en l’analysant en termes de « rapport social de sexe » qu’en termes de genre.

Il y a donc, avec les revendications basées sur le « genre », un second essentialisme qui vient se greffer à l’essentialisme du féminisme et en perturbe la lisibilité. A un mouvement aux bases évidentes l’idéologie du genre veut adjoindre une lutte confuse. Mais c’est un mouvement très actif et qui trouve des relais politiques auprès de la gauche social-démocrate et qu’utilise aussi la politique extérieure des USA comme moyen de déstabilisation des sociétés. Les groupes activistes sont parvenus à mettre la question du « genre » au centre des débats d’idées et des différends politiques. Cette question est illustrée par une multitude de films, de séries télés, de livres et d’écrits plus ou moins polémiques. Les activistes du genre opposent leur droit, en tant que « minorité », d’être ce qu’ils sont à une société qu’ils perçoivent comme « raciste » : patriarcale et sous la domination de machos blancs hétéros. A l’image du macho, ils accolent celle du bourgeois aussi bien que celle de l’ouvrier. Ils travaillent de cette façon à subvertir la division de la société en classes au profit d’une opposition des « genres » où les « minorités » (appelées souvent « communautés ») devraient s’émanciper et ils utilisent ainsi des problèmes réels, mais qui sont transversaux aux classes sociales, pour en faire un lieu de rapprochement de la classe moyenne et des idées libérales. C’est là évidemment que la social-démocratie trouve son terrain, alors qu’elle a renoncé à s’appuyer sur les couches populaires et veut aller vers «les diplômés, les jeunes, les femmes, les minorités » (comme le dit un rapport du Think tank Terra Nova : gauche quelle majorité pour 2012). La question du genre devient alors un point d’accroche qui vise à éloigner la classe moyenne des problèmes sociaux pour la fixer sur les questions de mœurs. Elle est un terrain où la social-démocratie se sent à l’aise et peut se présenter comme un mouvement d’opposition tout en pactisant de fait avec la classe dominante.

Ainsi, la question féminine est quasiment effacée. Sexe, classe, genre sont confondus de telle manière que la définition de ce qu’est un sexe devient difficile à saisir. Par exemple, pour le Dictionnaire critique du féminisme « les sexes ne sont pas de simples catégories biosociales, mais des classes (au sens marxien) constituées par et dans le rapport de pouvoir des hommes sur les femmes, qui est l’axe même de la définition du genre (et de sa précédence sur le sexe) : le genre construit le sexe ». L’idéologie est clairement ici dans la volonté de faire du rapport de sexe un rapport de classe plutôt que de voir son intrication avec le rapport de classe et ses conséquences. Elle est aussi évidemment dans la volonté de faire du sexe une forme ou un produit du genre.

image 3Un renversement encore plus complet est effectué par Judith Lorber lorsqu’elle définit le genre de manière très large comme « un processus de construction sociale, un système de stratification sociale et une institution qui structure chaque aspect de nos vies parce qu’il est encastré dans la famille, le lieu de travail, l’État, ainsi que dans la sexualité, le langage et la culture » (dans « paradoxes of gender »). Dans cette définition, ce ne sont plus la famille, l’Etat et l’entreprise qui sont des institutions mais c’est le genre. C’est aussi le genre qui construit le social et le stratifie et non la société qui est structurée par les rapports sociaux qui mettent des groupes sociaux en tensions. Le genre est encastré dans les institutions au lieu que ce soit les institutions qui sont modelées par les rapports sociaux et qui les consolident. Le genre est présenté d’abord comme actif et structurant puis comme passif et encastré. L’être social des hommes et des femmes n’est pas modelé par les rapports sociaux, il semble être plutôt l’agent à partir duquel les structurations se font. Les rapports sociaux de classe semblent être ignorés ou englobés dans le terme de manière à neutraliser la question de leur intrication aux autres rapports sociaux et en premier lieu aux rapports sociaux de sexe.

La théorie du genre est foisonnante et multiple. Il n’est possible que d’en présenter les formes les plus remarquables. Celle de Judith Butler, telle qu’elle est développée dans « Trouble dans le genre » est sans doute la plus en vue mais c’est aussi l’une des plus extrémistes. Elle sera l’objet d’un prochain article.

RSdS (4) : division idéologique du féminisme

image 3L’article précédent a fait le constat d’une faiblesse manifeste de la conscience des femmes comme groupe social dominé. Les causes de cette faiblesse tiennent d’abord au poids du rapport social de classe dans lequel est pris le rapport social de sexe (RSdS). Les femmes des classes dominantes sont d’abord inscrites dans leur classe avant d’être solidaires de leurs sœurs des classes défavorisées. La situation défavorable des femmes est liée à l’asservissement général des travailleurs mais sa persistance est certainement due aussi à la spécificité du rapport de sexe.

Celle-ci peut se résumer ainsi : hommes et femmes ne peuvent pas vivre séparés, même dans les sociétés qui organisent une espèce d’apartheid ; pourtant la société organise dès l’enfance une séparation sexuée parfois réelle mais le plus souvent symbolique. Le rapport de sexe est le moins impersonnel, le plus chargé de sentiments : la différence sexuelle est toujours vécue d’abord dans les relations interpersonnelles très proches. Ces relations commencent dans l’intimité de la famille (que les pouvoirs politiques s’efforcent de modeler à l’image de la société politique). Le rapport de sexe est aussi le plus imprégné de codes culturels et moraux (désignés péjorativement comme stéréotypes). Enfin, il n’y a pas dans le rapport de sexe un groupe restreint et séparé qui impose sa domination à un groupe plus nombreux. Les deux groupes sont égaux en nombre. La conscience évidente d’appartenir à un sexe est immédiate. Elle ne parait pas discutable. Elle est vécue comme une différence mais qui n’implique pas d’opposition mais au contraire l’union.

Il y a ainsi des freins spécifiques à la prise de conscience dans le rapport de sexe qui se manifestent par la faiblesse du mouvement féministe laquelle est aggravée par sa division idéologique. Alors que la conscience d’appartenir à un sexe est évidente, la compréhension de la spécificité du rôle social des femmes n’est pas claire. Les revendications liées au statut de la femme, ne sont pas comprises par toutes de la même façon. De là l’âpreté des luttes idéologiques autour de l’idée même de rapport social de sexe. Les femmes se reconnaissent immédiatement comme telles. Elles le font le plus souvent dans des termes qui désignent un rapport social et pourtant elles ont une difficulté à voir celui-ci comme tel.

Ainsi, Simone de Beauvoir écrit dès les premières pages du « Deuxième sexe » : « Si je veux me définir, je suis obligée d’abord de déclarer : je suis une femme ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera toute autre affirmation ». Elle exprime très clairement que sa qualité et son statut de femme lui sont imposés tout autant par la société (elle dit « je suis obligée ») que par sa réalité physique et physiologique mais que ce statut et cette qualité, elle les reconnait en même temps les siennes, qu’ils sont essences (« constitue de fond ») et qu’il y a donc là une « vérité ». Elle exprime ainsi bien clairement la réalité d’un rapport social et son caractère structurant et fondateur de la personne (de l’identité) mais ne le désigne pas comme tel. Cette omission s’explique aisément car la « vérité » de la féminité n’est pas seulement sociale (ce qu’on devient) mais elle est d’abord naturelle (de ce fait non seulement incontestable mais aussi objet de fierté). Contrairement à ce qu’on voudrait parfois lui faire dire, Simone de Beauvoir ne nie pas le fondement naturel de la différence des sexes. Elle se moque de ces « américaines » qui voudraient remettre en cause cette évidence. Son souci est que cette évidence naturelle n’efface celle du caractère social des formes de la féminité. Ce n’est que dans les formes postmodernes les plus extrêmes du féminisme (ou ce qui voudrait se désigner comme tel), qu’on assiste au renversement contraire où la réalité des formes sociales de la féminité voudrait faire effacer l’évidence et la vérité de la différence des sexes. Ces formes très idéologiques sont propres à la société capitaliste ultra libérale, comme chez Judith Butler dans « Trouble dans le genre ». On peut lire dans ce texte des choses comme : « le corps apparaît comme un simple véhicule sur lequel sont inscrites des significations culturelles » et « on ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la marque du genre » – phrases qui, à défaut d’avoir un sens très clair, manifestent une claire intention d’ignorer la différence des sexes pour laisser place à la diversité des pratiques sexuelles. Ce qui s’exprime encore plus nettement dans la préface d’Eric Fassin à l’édition française : « L’identité sexuelle ne préexiste pas à nos actions » autrement dit notre corps ne dit rien de notre réalité sexuelle.

La difficulté à reconnaitre que la relation des femmes aux hommes est inscrite dans un rapport social (avec tout ce qu’implique cette idée) est à la base de la faiblesse du féminisme et de sa division. La fracture est bien visible en France autour de la question de la parité c’est-à-dire de l’accès équivalent des femmes aux responsabilités. Du fait de la personnalité de celles qui s’opposent, elle est très politisée. Deux courants s’affrontent. Le premier est mené par Elisabeth Badinter qui est mariée à l’ancien garde des sceaux, Robert Badinter. Le camp adverse suit Sylviane Agacinski, professeur à EHESS, mariée à l’ancien premier ministre Lionel Jospin. La polémique a commencé en 1990. E. Batinder pense qu’une loi de « parité » qui applique le principe américain des quotas est humiliante et surtout qu’elle viole le principe républicain d’égalité (qui ignore la race et le genre). S. Agacinski répond qu’il est juste que les femmes soient traitées différemment car elles sont effectivement différentes. La féminité et ses contraintes sont bien une réalité qui doit être prise en compte. L’égalité effective, l’équivalence des situations, passe par une différence de traitement car elle doit être fondée sur la reconnaissance d’une différence essentielle dont on ne peut nier les incidences sociales. Le courant différentialiste ou essentialiste rejette de facto l’égalité formelle. Ses représentantes (S. Agacinski, Luce Irigaray, Julia Kristeva, Hélène Cixous ou encore Antoinette Fouque) considèrent que l’égalité formelle se réduit à un alignement indifférencié sur le « masculin » et, qu’ainsi comprise, elle constitue une mutilation par rapport à l’essence du féminin. Elles s’appuient sur de très forts arguments mais font de la question des droits des femmes une question spécifique qui fait exception aux principes universalistes. Elles ne mènent pas le combat féministe au nom d’un universalisme des droits fondamentaux ce qui l’écarte des autres mouvements d’émancipation.

image 1Dans les faits la position de S. Agacinski l’a emporté en 1999 quand la parité a été introduite dans la Loi. Mais le débat a été relancé avec la proposition de la ministre Nadine Morano de revenir sur la loi de 2004 interdisant les mères porteuses. La ministre a déclaré que si ses filles étaient stériles et voulaient tout de même avoir un enfant, elle serait heureuse qu’elles puissent faire appel à une mère porteuse. E. Badinter s’est ralliée à cette idée en invoquant la thèse de Simone de Beauvoir selon laquelle on ne nait pas mère (ou femme), on le devient. La célèbre thèse de Simone de Beauvoir, encore invoquée ici mais déformée, mérite qu’on s’y arrête à nouveau pour rappeler le sens que lui donnait son auteur : Simone de Beauvoir commence le tome II de son livre « le deuxième sexe » par cette affirmation « On ne nait pas femme : on le devient » mais les lignes qui suivent font apparaitre la difficulté qu’elle a à conceptualiser cette idée. Elle recourt à des abstractions vagues comme « l’ensemble de la civilisation » ou « la médiation d’autrui ». Puis elle s’appuie pour leur donner un contenu d’abord sur la psychanalyse puis sur l’existentialisme (où « le nourrisson vit le drame originel de tout existant qui est le drame de son rapport à l’Autre »). Cela est suivi de descriptions et d’interprétations de comportements éducatifs dont il avait été dit dès l’introduction qu’ils valent « dans l’état actuel de l’éducation et de mœurs ». Ces comportements paraissent effectivement très datés et presque caricaturaux. Curieusement, elle accorde une place primordiale à la façon d’uriner des filles et des garçons tout en reconnaissant qu’elle doit autant, sinon plus, à l’anatomie qu’aux conventions sociales. C’est sans doute l’imprécision de l’appareil théorique qui l’accompagne qui fait que cette thèse est si souvent récupérée, alors que la notion de « rapport social de sexe » est ignorée (ce qui dispense de la discuter).

L’usage de la thèse de Simone de Beauvoir fait par E. Badinter la rapproche des conceptions de Judith Butler. Selon E. Badinter, la maternité comme la féminité seraient des constructions et non des « différences essentielles ». Les femmes ne devraient pas être considérées comme les femelles animales dont les hormones gouvernent le comportement ; car « L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait» (selon ce qu’a écrit J.P. Sartre). Cette thèse qui se présente donc comme une reprise de celle de Simone de Beauvoir, en prend en fait le contrepied. Rappelons-le une fois de plus, Simone de Beauvoir explique effectivement comment l’éducation des fillettes en fait des femmes à l’image de ce qui est attendu par la société et l’état des mœurs, mais elle n’en nie pas pour autant le socle biologique de ce développement. Au contraire, elle en fait la base sur laquelle se fait l’éducation : un « premier plan ». Elle écrit : « Ces données biologiques sont d’une extrême importance : elles jouent dans l’histoire de la femme un rôle de premier plan, elles sont un élément essentiel de sa situation ». Pour Simone de Beauvoir « on devient femme » socialement parce qu’on l’est physiologiquement.

image 2S. Agacinski a répliqué aux thèses d’E. Badinter dans son livre « Corps en miettes ». Elle dénonce l’ «androcentrisme » de notre démocratie. Elle défend une position « différentialiste » qui dit que la différence entre les sexes est une donnée irréductible qui n’implique aucune supériorité mais qu’on ne peut pas se permettre d’ignorer, avec laquelle on ne peut pas « jouer ». Elle considère qu’on ne doit pas instrumentaliser le corps humain et vouloir palier ses imperfections par la technologie. L’autorisation des mères porteuses nous engagerait dans une évolution périlleuse. Créer un droit à la maternité et à l’enfant, ignorant les limites naturelles, c’est ouvrir la voie à un commerce de la gestation et faire des enfants des biens négociables. Elle voit dans la pratique de la gestation pour autrui une nouvelle forme d’exploitation. Elle ne peut s’empêcher alors d’être virulente : «Devant l’indifférence à l’égard de ces femmes, dont on fait aujourd’hui des couveuses « indemnisées », on ne peut s’empêcher de reconnaître la froideur égoïste et le vieux mépris de classe de ceux qui estiment normal de mettre la vie des autres à leur service. Serait-on prêt, sous couvert de modernité, à revenir au temps des valets, des « bonnes à tout faire » et des nourrices ? »

L’androcentrisme que S. Agacinski dénonce a, selon elle, sa source dans le christianisme. Dans « Métaphysique des sexes », elle analyse les mythes bibliques et les grands textes fondateurs du christianisme. Ces textes et la théologie développés autour d’eux font le récit d’une vision masculine des origines où l’universel et le masculin se confondent. L’affirmation de Saint Paul (Galates 3,28) : « Il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni mâle ni femelle, car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus », n’implique aucune égalité. Il n’est pas dit que l’homme et la femme sont égaux ou devraient l’être, bien au contraire. Les femmes sont invitées à l’obéissance et à la soumission. La parole de saint Paul se situe sur deux plans : il établit « une différence de registres entre le spirituel et le temporel, c’est-à-dire un double rapport au temps ». Il appelle « le temps présent » celui qui succède à la venue du Christ où seule importe la question du salut et où hommes et femmes doivent rester dans les liens qui sont les leurs et dans leur situation inégale. Et il appelle « fin des temps » le moment du salut où hommes et femmes « échangeront leur corps mortel et sexué contre un corps glorieux, éthéré » et où, selon la lecture de S. Agacinski se fera la dissolution de la différence des sexes « dans l’unité d’un être moralement et spirituellement angélique, et masculin ». Le dualisme des temps aboutit donc à la fois à pérenniser la soumission des femmes et à effacer la féminité comme une déchéance corrigée à la fin des temps.

A l’opposition virulente entre universalistes et différentialistes, s’ajoute un débat entre culturalisme et naturalisme. Là aussi, c’est le radicalisme des positions d’Elisabeth Badinter qui a initié la polémique. En 1980, elle fait paraître un livre « l’amour en plus » dans lequel elle montre qu’au 17ème siècle l’amour maternel n’existait quasiment pas dans les familles françaises. Alors que la mortalité infantile était extrêmement importante et que le lait de la mère offrait une grande chance de survie, on constate que, principalement dans la classe aisée des villes, les mères refusaient de nourrir leurs enfants et les abandonnaient à des nourrices. Puis, s’ils avaient survécu, elles les confiaient à des précepteurs, les mettaient en pension ou au couvent (selon leur sexe). L’idée que les femmes devraient naturellement aimer leurs enfants, ne se serait répandue en Europe qu’à la fin du 18ème siècle. E. Badinter conclut de cela que l’amour maternel n’aurait pas de fondement naturel et biologique et qu’il n’y aurait, par conséquent, pas d’instinct maternel. Elle démontre, en multipliant les exemples : « qu’il n’y a pas de comportement maternel suffisamment unifié pour que l’on puisse parler d’instinct maternel ou d’attitude maternelle « en soi » ». Loin d’être une donnée naturelle, un instinct inscrit dans les gènes des femmes, l’amour maternel serait profondément modelé par le poids des cultures. Ce serait une erreur de postuler une nature féminine caractérisée par l’instinct maternel. Cette erreur caractériserait l’idéologie naturaliste. Toutefois, il faut le souligner, la thèse d’Elisabeth Badinter n’est pas aussi claire et unilatérale qu’il y parait. Non seulement elle reconnait que l’amour maternel se constate dans toutes les sociétés et avait existé en France par le passé, mais que, pour disparaitre, il a dû être vigoureusement combattu (alors qu’elle ne mentionne aucun effort social équivalent pour le promouvoir). Ainsi, selon elle, la théologie « proteste contre une tendresse réellement existante que de nombreuses mères sembleront ignorer un siècle plus tard ». Il aurait donc fallu un siècle pour détruire ce qui apparaît comme un penchant de la mère qui se manifeste très largement chaque fois qu’il est favorisé (dont il importe peu alors qu’il soit une affaire de gêne ou d’autre chose) et qui ne s’affaiblit que lorsqu’il est vigoureusement combattu.

E. Badinter s’oppose à nouveau au « naturalisme » en publiant un essai en 2010 : « Le conflit, la femme et la mère». Elle y dénonce les pressions exercée par cette idéologie sur les femmes pour les contraindre à être des « mères parfaites » c’est-à-dire des mères qui allaitent leur bébé et lui sacrifient leurs ambitions professionnelles et sociales. Plus fondamentalement, elle condamne l’idéologie passéiste qui fait pression sur les femmes en parant le « naturel » de toutes les vertus. Elle répond aussi à l’anthropologue et primatologue américaine Sarah Blaffer Hrdy qui lui avait opposé que l’instinct maternel existe et qu’il est le produit de mécanismes hormonaux qui se mettent en place au cours de la grossesse. Selon cette théorie, non seulement, il y aurait des bases physiologiques à l’instinct maternel, mais cet instinct serait renforcé par les stratégies naturelles de séduction du bébé : ses pleurs, ses sourires, ses cris et son apparence. Cependant, on voit que dans ce débat, personne ne défend véritablement la position idéologique du « naturalisme » telle que le combat E. Badinter. Dans « les instincts maternels», S. Blaffer Hrdy défend une thèse qui se démarque d’un naturalisme qui postulerait un déterminisme équivalent à celui observé chez les animaux : elle emprunte aussi au culturalisme. Ses études démontrent qu’il existe des mécanismes biologiques qui attachent la mère à l’enfant ; mais ces mécanismes ne sont pas des pulsions aussi implacables que la nécessité de manger et de dormir. Ils ne pourraient s’exprimer qu’en étant secondés par un environnement social favorable. Les enfants auraient besoin de toute façon pour grandir d’être entourés d’un groupe familier accueillant.

On voit bien ici que l’opposition entre nature et culture n’est pas féconde. E. Badinter ne peut rien opposer aux observations physiologiques de S.Blaffer Hrdy et celle-ci ne soutient nullement que la nature fait tout et que l’instinct maternel, dont elle met en évidence les mécanismes physiologiques, serait infaillible. L’idée de « rapports sociaux » comme fondement de « l’essence humaine » parait plus explicative. On voit alors que la maternité et la famille sont au carrefour des rapports sociaux qui déterminent le plus profondément l’être social : les rapports de sexe, de génération et de classe. Les soins aux enfants ne sont pas les mêmes à la ville et à la campagne (où vivaient plus de 80% de la population au 17ème siècle), dans les familles nobles et dans les familles pauvres. Les causes d’abandon des enfants ne sont pas les mêmes. Les familles et leur logement ne sont pas les mêmes mais sans doute la vie de Cour est-elle aussi destructrice du lien familial que l’est d’une autre manière la vie errante des journaliers agricoles. Les cultures ne sont certes pas les mêmes, mais elles sont aussi un produit des rapports sociaux et sont modelées par le mode de production. La culture n’est donc pas l’explication première. Enfin, nous ne pouvons pas affirmer que nous savons quelque chose des sentiments intimes des femmes au 17ème siècle et nous n’avons d’ailleurs rien qui puisse nous autoriser à postuler qu’ils étaient partout les mêmes. Nous ne pouvons que constater que nous sommes beaucoup moins maîtres de nos sentiments que nous serions enclin à l’estimer et que les rapports sociaux dans lesquels nous sommes pris nous modèlent beaucoup plus profondément que nous voudrions le penser. Ils n’influencent pas seulement notre vision du monde, notre culture et nos idées. Ils ne décident pas seulement des moyens dont nous disposons pour mener nos vies. Ils modèlent notre personnalité, nos goûts et jusqu’aux sentiments qui nous semblent les plus naturels.

Le débat entre culturalisme et ce qui est taxé de « naturalisme » est relancé aujourd’hui autour des notions de « naturalisation et dénaturalisation ». Ainsi, le 16 mars 2013, sur France Culture, Sylviane Agacinski précise sa position face à Eric Fassin (professeur à Paris 8). Notre article du 17 mars 2013 a été consacré à ce débat, le lecteur est invité à le relire. Notons seulement que ce débat ne pourra pas se clore, selon nous, tant que la notion de rapport social ne sera prise en compte car c’est en fait l’ignorance de cette notion qui rend si difficile la compréhension des tensions entre hommes et femmes.

Rapport social de sexe (3) : résistance féministe

image 3 Si on résume les deux articles précédents pour bien mettre en évidence ce que nous avons acquis jusqu’ici, nous constatons que les rapports sociaux de sexe peuvent prendre les formes les plus diverses tant qu’ils ne sont pas contraints par l’apparition de rapports sociaux de production forts et par des rapports de classes. Ils perdent leur autonomie quand ils sont imbriqués à ces autres rapports sociaux. Alors, la domination masculine s’installe ou s’aggrave. Les rapports sociaux de sexe évoluent au cours de l’histoire avec l’ensemble des rapports sociaux mais toujours avec un retard de telle sorte qu’il reste des traces de rapports féodaux dans les rapports de sexe quand la société capitaliste s’installe. Quand les rapports sociaux se modifient, les femmes entrent généralement dans les nouveaux rapports en situation d’infériorité et ne trouvent à s’y intégrer qu’avec retard. La sphère sociale réservée aux femmes est toujours la plus étroite. Dans les campagnes les femmes sont restées plus longtemps qu’ailleurs prisonnières de rapports sociaux précapitalistes (ne pouvant pas disposer d’elle-même ou même de leur temps). De cela découle des conséquences qu’il s’agit de développer maintenant.

L’être social des femmes est toujours marqué dans les sociétés de classe par les formes de domination les plus inégalitaires ; il accuse un retard sur celui des hommes. Le plus souvent les femmes acceptent et intériorisent leur statut social inférieur. De là vient sans doute que les femmes paraissent souvent plus conservatrices, plus attachées aux pratiques religieuses, moins tournées vers le domaine public et l’action politique. On ne peut pas dire que les femmes sont dominées parce qu’elles seraient moins enclines à s’affirmer, qu’elles sont moins agressives. La personnalité féminine est modelée par les rapports de domination plutôt qu’elle en est la cause. Le sexe féminin est sans doute moins agressif pour des raisons physiologiques mais cela ne se traduit par une situation de sujétion que pour autant que les rapports sociaux le favorisent.

Comme les autres rapports sociaux, l’organisation du rapport social de sexe est passé du religieux au juridique c’est-à-dire d’un système s’appuyant sur l’évocation d’une autorité transcendante à un système émanant d’une autorité humaine. Depuis le début du 19ème siècle, les rapports sociaux entre sexes et concrètement le statut des femmes est de plus en plus réglé par le droit. L’influence de la religion se maintient sur les mœurs (effectivement pratiqués) mais la domination cherche à s’imposer ou se maintenir par le biais du droit. Le droit est donc l’expression de la norme (des mœurs reconnus et revendiqués) qui organise le rapport social de sexe. En conséquence, comme pour les autres rapports sociaux, c’est dans la forme du droit et comme revendication du respect d’un droit fondamental, d’un droit conforme à la pleine dignité humaine, que les aspirations féminines sont invitées à s’exprimer. La discrimination est produite de manière directe ou indirecte par les lois, et c’est par des lois qu’elle demande à être levée. Cependant, le retard historique dans le développement du statut de la femme se retrouve dans l’apparition de revendications féministes. Ce n’est qu’au vingtième siècle que s’est développé un mouvement féministe véritablement organisé et susceptible de toucher les couches populaires. Encore ne s’est-il affirmé d’abord que dans les couches sociales les plus favorisées et n’atteint que très progressivement et avec beaucoup d’obstacles les femmes qui subissent le plus durement les autres rapports sociaux (de classe, de race etc.).

image 1Les mouvements féministes restent faibles. Ils concernent surtout les femmes les plus éduquées des zones urbaines des pays développés. Cela se comprend aisément : globalement, on constate empiriquement que dans un rapport social, la partie dominée est la moins consciente. C’est par le rapport social que se forge la conscience de l’appartenance à un groupe (et par extension et abstraction à l’humanité) mais les études sociologiques démontrent que cette conscience est plus vacillante dans le groupe dominé, qu’elle est marquée par les espérances et le poids de la mémoire et surtout qu’elle est travaillée par l’idéologie dominante. Dans le rapport de classe, la classe dominante est moins nombreuse mais plus organisée socialement, plus solidaire et a une conscience plus claire de sa spécificité. Cela est vrai également dans le rapport social de sexe : dans toutes les sociétés, les hommes sont solidaires dans leur domination et ne doutent pas de leur bon droit. Bien rares sont les hommes à avoir agi ou écrit contre l’oppression masculine (l’inverse remplirait des volumes). On peut citer Montaigne qui affirmait en 1588 que « les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites dans le monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles ». Au 17ème siècle le philosophe cartésien Poulain de la Barre a écrit un traité « de l’égalité des deux sexes » dans lequel il faisait ce constat : « Et dans ce qui concerne la condition présente des femmes, on aurait reconnu qu’elles n’ont été assujetties que par la Loi du plus fort ». Encore faut-il bien mesurer les limites de la solidarité féministe de Poulain de la Barre : selon Michèle Le Doeuff, elle ne vaut que pour les femmes adoptant le cartésianisme (Michèle Le Doeuff : « le sexe du savoir » Champs Flammarion – Aubier 1998). Pour le 18ème siècle et la période révolutionnaire, on ne peut citer que Condorcet. En 1790, dans son article « L’admission des femmes au droit de cité », il écrit : « … les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées ; ainsi les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre les droits d’un autre, quelle que soit sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré le sien ». Il faut attendre le 19ème siècle pour trouver quelques auteurs traitant favorablement de la condition féminine : John Stuart Mill rédige l’essai « de l’assujettissement des femmes » et, à la Chambre des Communes, défend le droit de vote des femmes. Charles Fourier met en relation la situation des femmes et celle de la liberté publique, il écrit : « En thèse générale : les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté ; les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes ».  Le mouvement Saint-Simonien s’adresse aux femmes et en compte quelques-unes chargées de la propagation de la doctrine, mais il s’en sépare et les exclut de sa hiérarchie quand il opère un tournant religieux sous la direction du « Père » Enfantin. Georg Simmel écrit en 1890 un essai : « ce qu’il y a de relatif et ce qu’il y a d’absolu dans le problème des sexes ». Pour les débuts du socialisme, citons August Bebel et Engels.

image 2Du côté des femmes, celles qui ont défendu la cause de leur sexe sont encore plus rares et isolées et n’ont une réelle influence que tardivement. Pour le 17ème siècle, Michèle Le Doeuff nous fait connaitre Gabrielle Suchon (qui serait l’inspiratrice des idées du jeune J. J. Rousseau) et aurait été elle-même influencée par Christine de Pisan (15ème siècle) qui défendait l’éducation pour tous. Il y a évidemment Olympe de Gouge pour le 18ème siècle (avec les limites que nous avions notées). Citons Mary Wollstonecraft (la mère le Mary Shelley) et au 19ème siècle les Saint-simoniennes Marie-Reine Guindorf et Désirée Véret qui fondent ensemble en 1832 une petite brochure « la femme libre ». Dans l’effervescence de la période révolutionnaire, sur la base d’un rapport social fortement inégalitaire, se forge une conscience de soi féminine et s’exprime l’idée encore très isolée que « les femmes ne devront qu’à elles-mêmes leur émancipation définitive. Les hommes, pour vaincre les privilèges, ont fondé la Société des droits de l’homme ; eh bien, que les femmes fondent une société correspondante des droits de la femme […]. Elle fera sentir aux pouvoirs mâles que toute représentation nationale est incomplète tant qu’elle n’est que mâle » (Adèle de Saint-Amand). Après 1830 et jusqu’à la chute de l’Empire, les mouvements féministes restent confidentiels et sans effets. Le féminisme trouve un nouvel élan dans le socialisme et l’anarchisme avec Madeleine Pelletier, Alexandra Kollontaï, Flora Tristan et Louise Michel.

Le féminisme est certainement le seul mouvement émancipateur à ne s’être jamais exprimé que sous la forme de la revendication de droit. De ce point de vue, il vérifie notre thèse que lorsqu’un rapport social est vécu consciemment comme tel, la tension qui lui est inhérente est source de revendication sous forme d’affirmation de droits. Le féminisme a exprimé ses aspirations d’abord sous la forme d’un droit fondamental et d’une application véritable de l’universalité prétendue des droits de l’homme, puis au cours du 19ème et de plus en plus en plus au 20ème siècle sous la forme de la revendication de droits positifs et par la proposition de projets de lois. Dans ses périodes de recul, quand le conservatisme ne lui laissait aucun espoir, il a toujours maintenu la revendication du droit de vote comme étant la plus fondamentale et la clé de toutes les autres. Dans la première moitié du vingtième siècle, la question du droit de vote était la seule commune à toutes ses composantes. Il s’est heurté alors, en France au début de la troisième république, à l’obstination du parti Radical et aux préventions des syndicats corporatistes. Cela l’a obligé à être toujours concret, précis dans ses demandes et à les motiver toujours dans les termes convenus du droit, de l’idéologie républicaine et laïque et à insister toujours sur la question d’universalité des principes juridiques. Il a toujours eu à lutter contre la tendance à vouloir le ridiculiser, à l’accusation d’immoralité ; cela lui a interdit les utopies. Il a par conséquent toujours été un mouvement d’autant plus paradoxalement faible dans son audience qu’il était intellectuellement fort dans ses doctrines.

rapport social de sexe (2) : histoire d’une domination

image 1L’axe autour duquel s’organisent les mécanismes qui gouvernent les rapports entre les sexes, c’est la division sexuelle du travail (donc la forme sexuelle du rapport social le plus englobant : la division du travail). Il se caractérise par une constante universelle modulée par des variations ; la constante universelle, c’est la séparation sociale des sexes avec l’attribution aux seuls hommes des activités liées à l’exercice de la violence (guerre et chasse aux gros gibiers). La variation concerne en particulier les droits et les prérogatives économiques des femmes. Dans certaines sociétés, les femmes sont sous la coupe des hommes sur tous les plans ; dans d’autres sociétés, les femmes possèdent des positions économiques qui leur permettent de faire pièce au pouvoir masculin.

La division sexuelle du travail est une condition nécessaire de la domination masculine. C’est parce qu’ils maintiennent leur domination dans l’organisation économique et qu’ils se réservent le monopole de la force organisée, que les hommes assurent la persistance de leur autorité politique. Partout chaque sexe est plus ou moins astreint à des activités productives spécifiques et à fournir à l’autre sexe le produit de son travail. Les féministes sont donc fondées à remettre en cause cette division sexuelle du travail et à vouloir l’égalité partout mais d’abord dans ce domaine. Cette division se constate partout et dans toutes les sociétés quoique à des degrés divers. On la trouve toujours aussi loin qu’on remonte. Elle est peut-être un acquis lié à l’humanisation ou, selon certains, un acquis du paléolithique supérieur qui expliquerait le succès de l’homo sapiens sur Neandertal. Elle a aussi, au moins partiellement, une origine naturelle : maternité, musculature féminine plus faible etc. Il semble probable qu’une division des tâches s’est imposée dans les sociétés de chasseurs : aux hommes la chasse au gros gibier et la guerre, aux femmes la chasse au petit gibier, la cueillette et la cuisine quotidienne. Il est vraisemblable qu’un système de valeurs différentes se soit attaché à ces tâches. Là où les différences étaient manifestes, comment l’égalité aurait-elle pu être pensée ? C’est son contraire, l’inégalité, qui a été pensé. Ce n’est que dans les sociétés développées, où le travail requiert de moins en moins l’exercice de la force physique, que la question de l’égalité se pose avec une réelle acuité.

Les conséquences les plus originairement inscrites de la division sexuelle du travail sont partout les mêmes : le monopole des hommes sur les armes leur a donné un poids décisif sur les relations avec les groupes voisins. On ne connaît aucune découverte archéologique qui contredise l’existence d’une division sexuelle du travail ni qui infirmerait la règle selon laquelle ce sont les hommes qui détenaient la totalité ou l’essentiel des armes les plus létales. Pour Françoise Héritier, la domination masculine (qu’elle désigne comme « la valence différentielle des sexes), est l’effet « de mécanismes invariants sous-jacents… qui ordonnent le donné phénoménologique des sociétés et lui confèrent son sens », elle est donc quelque chose de structurellement fixé, destiné à toujours se répéter sous différentes formes. Pour elle, les sociétés ne peuvent être construites autrement que sur « cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable et la valence différentielle des sexes ».

Partout les femmes ont eu tendance à devenir l’enjeu des stratégies masculines. Avant même que les hommes aient pu manipuler des richesses (un surplus social), ils manipulaient des droits sur les femmes. Les femmes ont ainsi toujours été en position de subir de manière défavorable les évolutions ultérieures. Lorsque la sédentarité et le stockage des productions sont devenus possibles, que les richesses ont commencé à être accumulées et utilisées, les rapports sociaux se sont diversifiés et complexifiés. L’exploitation économique s’est mêlée à l’oppression que les femmes subissaient déjà. Le modèle de société Iroquois (pris comme base d’étude par Morgan et Engels), modèle dans lequel les femmes avaient des droits économiques étendus et étaient « fort considérées », n’est ainsi sans doute pas un modèle primitif mais plutôt vraisemblablement le fruit d’une longue histoire et de circonstances favorables : la chasse et la guerre pouvaient éloigner les hommes pour de longues périodes.

image 3La vie sociale est toujours dominée par les hommes, que l’on se tourne vers les sociétés de classes de l’Antiquité occidentale (Grèce, Rome) ou orientale (Chine, Japon), vers les sociétés étatiques de l’Amérique précolombienne (Incas, Aztèques) ou les sociétés à castes de l’inde. Cependant, l’effet produit par le rapport social de production se fait sentir et influence le rapport de sexe et sa compréhension. La société grecque est essentiellement esclavagiste et aristocratique : être pleinement homme pour un grec, c’est d’abord être un homme et non une femme, être libre et non esclave, être athénien et non métèque. La femme grecque de condition « libre» est enfermée dans les liens du mariage dans la famille de son maître et époux, dont elle dirige en partie l’économie domestique. Le maître dispose à son gré de ses esclaves féminines en matière sexuelle. Sa relation à son épouse est marquée par ces autres rapports sociaux de domination. Aristote définit d’ailleurs clairement ces relations de sujétion lorsqu’il écrit dans La Politique : « Les parties primitives et indécomposables de la famille sont le maître et l’esclave, l’époux et l’épouse, le père et les enfants » et qu’il ajoute : «Hésiode a eu raison de dire que la première famille fut composée de la femme et du bœuf de labour. En effet, le bœuf tient lieu d’esclave aux pauvres ».

Ainsi, dès que s’impose un rapport social de classe, l’analogie entre structure de la famille et structure du mode de production se fait sentir. S’y fonde une double sujétion de la femme, dans la cité d’une part, dans la famille d’autre part. Il y a donc ici une particularité des rapports sociaux de sexe qui tient à ce qu’ils existent même en l’absence d’autres formes de clivage des sociétés. Ils peuvent prendre les formes les plus variées, tout en restant des formes de domination masculine, jusqu’à ce que les rapports de classe viennent leur imprimer leur marque.

La compréhension des sociétés primitives, puis des sociétés esclavagistes éclaire notre propre société : ce qui décide de la forme des rapports sociaux de sexe ou la laisse ouverte, c’est leur lien aux autres rapports sociaux ou l’absence d’un tel lien et, là où des rapports sociaux de classe existent, c’est la forme de ces rapports. Se confirme que la revendication du mouvement féministe moderne va bien au cœur du problème quand elle demande l’égalité dans tous les rapports de production comme dans tous les autres rapports. Elle se résume dans la formule : égalité des sexes. Mais peut-être faudrait-il mieux parler d’identité ou d’indifférenciation des rôles sociaux. Car, cette revendication est en fait celle que les rapports sociaux de sexe ne soient plus modulés par les autres rapports sociaux, en particulier par les rapports sociaux de classe, qu’il leur soit rendu une capacité d’évolution autonome donnant plus de droits et d’opportunités aux femmes. L’aspiration à l’égalité des sexes est un idéal dans lequel toute forme de division sexuée de la société aurait disparu. C’est une revendication totalement moderne dont on ne trouve aucun germe dans les sociétés précapitalistes. On a vu dans ces sociétés des femmes qui résistaient, qui se vengeaient des hommes en les faisant tuer, qui s’enfuyaient etc. ; on a vu des femmes agir collectivement pour se faire respecter, mais nulle part, dans aucune de ces sociétés, on a vu quiconque, homme ou femme, imaginer et revendiquer une égalité.

En Europe depuis le moyen-âge le statut des femmes a connu des évolutions contrastées liées à l’évolution générale des sociétés et des rapports sociaux. Aux 12ème et 13ème siècles, le processus d’urbanisation a créé des conditions favorables à l’intégration sociale des femmes. C’est à cette époque que s’invente le mythe de l’amour courtois, dans le midi de la France (plus urbanisé et influencé par la civilisation arabo musulmane). Selon Denis de Rougement (« l’amour en Occident »), avec « Tristan et Iseult » s’invente l’idée de l’amour absolu lié au basculement d’un ordre chrétien et féodal en un monde moderne influencé par l’orient. Alors que le monde féodal est brutal et inculte, apparaissent des seigneurs poètes. La thèse de Denis de Rougemont est que cela est lié au retour des chevaliers de la croisade. L’écrasement de l’hérésie Cathare (1209-1229) met fin à ce mouvement et rétablit les rapports sociaux féodaux.

Dès le 14ème siècle et au 15ème siècle, les femmes rencontrent de plus en plus d’obstacles à leurs activités. A la fin du 16ème, on a observé partout une détérioration du statut des femmes sous l’influence de la conjoncture démographique et économique, de certains facteurs politiques et des réformes protestantes et catholiques. Au 17ème siècle Molière ridiculise les femmes qui veulent s’émanciper. Même les Lumières restent hostiles aux droits des femmes ; l’Encyclopédie ne leur reconnaît qu’une demi citoyenneté : « On accorde ce titre [de citoyen] aux femmes, aux jeunes enfants, aux serviteurs que comme membres de la famille d’un citoyen proprement dit : mais ils ne sont pas vraiment citoyens ».

Après une nouvelle période d’amélioration progressive, la domination masculine (autorité maritale et paternelle) a été durablement renforcée par le Code Napoléon et ses imitations dans toute l’Europe. Le Code Napoléon maintien de fait pour les femmes la situation et les rapports de dépendance caractéristiques de la société féodale. Le Code Civil organise le mariage comme un contrat mais y maintient un rapport de sujétion personnelle de la femme. Son article 213 dit ou plutôt disait : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». Le droit au divorce instauré par les lois de Septembre 1792, est limité par le Code Napoléon puis complètement supprimé en 1816. En 1884, il est rétabli dans ses conditions de 1804 ; il est libéralisé en 1908, restreint en 1941 pour être rétabli dans ses conditions de 1908 en 1945. Le divorce par consentement mutuel n’existe que depuis 1975. Le droit d’administrer les biens communs n’existe que depuis 1965.

image 2Jusqu’à la fin du 19ème siècle, la femme n’a ni la propriété de sa personne, ni la disposition de ses biens. L’ordre social et la hiérarchie familiale se confortent l’un par l’autre. En 1820, Guizot le dit expressément : « Le mariage prépare le gouvernement de la famille et amène l’ordre social ; il établit les premiers degrés de subordination nécessaire à le former. Le père est le chef par la force ; la mère, la médiatrice par la douceur et la persuasion ; les enfants sont les sujets et deviennent chefs à leur tour ; voilà le type de tous les gouvernements ». C’est ainsi que les femmes entrent dans les nouveaux rapports sociaux liés à l’émergence du capitalisme dans une situation d’infériorité. La domination qu’elles subissent est d’abord confortée et ne peut s’améliorer que lentement. La condition féminine demeure hors du champ d’influence des droits de l’homme. La tentative d’Olympe de Gouges est restée isolée et sans suite (elle se conjuguait d’ailleurs avec une défense du système censitaire, d’aristocratie des riches qui excluait les pauvres et donc les femmes pauvres et supprimait les assemblées primaires mixtes de 1789 dans lesquelles les femmes « chef de foyer » avaient le droit de vote).

Au vingtième siècle, on connaît l’effet qu’ont eu les guerres sur la division sociale du travail et l’ensemble des rapports sociaux et comment cela s’est traduit par de difficiles avancées dans la condition féminine. Toutefois, en France, ce n’est que le préambule de la Constitution de 1946 qui pose le principe de l’égalité de droit entre hommes et femmes. Ainsi, l’évolution des rapports sociaux de sexe au cours de l’histoire montre qu’il garde des traces de l’ancien mode de rapports de classe quand celui-ci a évolué et est passé du féodalisme au capitalisme. De là, on peut supposer que le passage à une société sans classe n’impliquerait pas une modification consécutive des rapports sociaux de sexe. Ils retrouveraient leur autonomie mais il resterait à la faire vivre.