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Qu’est-ce que la monnaie ? (1)

Si on veut décrire une chose circulante et mouvante comme la monnaie, il faut commencer par la saisir à un moment de ses cycles. Le moment qui s’impose d’emblée est celui où de la monnaie nouvelle est créée, c’est-à-dire lorsqu’un crédit est consenti. Cela se passe généralement ainsi : un entrepreneur souhaite lancer une nouvelle affaire, il s’adresse à une banque pour demander un crédit. La banque va lui demander de préciser son projet et de produire une étude de marché, un plan de financement, éventuellement les bilans des affaires qu’il a en cours. Elle va prendre des garanties comme une hypothèque sur la résidence principale du demandeur ou elle va exiger le nantissement de son fonds de commerce ou d’un portefeuille de valeurs mobilières. A la banque, c’est le comité de crédit qui va autoriser, en dernier ressort, le crédit. Ce comité est au siège et ne rencontre pas le client, aucun de ses membres n’a de relation personnelle avec lui. La relation qui s’établit n’est donc à aucun moment une relation de confiance. On pourrait plutôt dire qu’elle a pour principe la méfiance. Mais avant tout chose, elle est organisée de manière à assurer une décision rationnelle. La rationalité dont il s’agit ici est une rationalité instrumentale et stratégique. Elle évalue un risque à partir de ratios et sur la base d’expériences similaires. Elle exige des agents de la banque qu’ils se défassent de leurs traits de personnalité et qu’ils congédient toute préférence ou inclination personnelle. Ils agissent en agents de la banque, comme incarnations de sa puissance économique et non comme personnes singulières.

 La création de monnaie, en quoi consiste le crédit, n’est pas une création de valeur : c’est la constatation d’une valeur. Le plan de financement présenté par le client prévoit un certain nombre d’investissements comme des achats de machines, de matière première, l’embauche de travailleurs. Toutes ces opérations sont valorisées en monnaie. Les membres du comité de crédit doivent avoir suffisamment d’expérience du secteur et des affaires pour estimer que cette valorisation est réaliste. Il en va de même de la partie recette du plan de financement qui devra faire apparaître un coût de revient des articles produits tel qu’ils puissent être effectivement vendus et qui doit  prouver qu’il est possible de générer des profits suffisants pour assurer le remboursement du crédit.

 Puisque la création de monnaie n’est pas une création de valeur, la monnaie créée n’a pas une valeur en elle-même, elle ne crée pas non plus  de la valeur, elle constate une valeur : celle des biens qui seront acquis et des biens qui seront produits. La valeur des marchandises, comme leur prix (car ici les deux se confondent), sont déjà là quand la monnaie est créée (ils ont une réalité, dans le sens où ils peuvent être estimés objectivement). Les prix des marchandises qui seront produites sont estimés selon ce qui est constaté pour des marchandises équivalentes. La valeur trouve sa source dans la production et non dans la monnaie. Elle dépend du temps de travail social incorporé dans les marchandises, à la fois sous la forme du travail effectué pour la production et sous la forme de travail « mort » c’est-à-dire déjà incorporé dans les matières et le matériel utilisé.  Cette conception de la valeur est commune à toute l’économie classique. On la trouve chez Ricardo et chez Marx. Le point de départ de Ricardo est la détermination de la valeur d’échange des marchandises, par la quantité de travail nécessaire à leur production. Et comme au moment où Ricardo écrit, la monnaie a principalement la forme de l’or ou de l’argent, il constate que l’or et l’argent ne font pas exception et sont le produit du travail humain et tiennent de lui leur valeur propre. Pour lui la valeur de la monnaie est celle qu’elle aurait comme marchandise, c’est-à-dire comme or ou comme argent.

 Les choses sont plus compliquées dans le cas du prêt bancaire que nous avons imaginé. Ce qui est créé, c’est de la monnaie scripturale. Elle est le constat, dans la comptabilité de la banque, sous forme monétaire de la créance que détient la banque sur l’entrepreneur. Elle sera inscrite comme telle à l’actif du bilan de la banque. La banque aura donc à l’actif de son bilan une créance exprimée en monnaie et elle devra livrer de la monnaie, c’est-à-dire créditer le compte de l’emprunteur du montant correspondant puis exécuter par le débit de ce compte les règlements qu’il demandera. De l’ensemble de toutes les opérations similaires de la banque, vont se dégager dans ses comptes une situation de trésorerie qu’elle devra gérer. Elle a émis des crédits, reçu des dépôts, exécuté des virements, les comptes de ses clients ont été crédités ou débités. La banque a des fonds propres et fait des opérations pour ses clients et pour son compte. Elle achète et vend sur des marchés, elle vire des fonds dans d’autres établissements et dans d’autres monnaies. C’est l’ensemble de ces opérations qui déterminent sa situation de trésorerie (et non le seul crédit). Néanmoins, pour simplifier, nous pouvons considérer que l’émission d’un crédit crée pour la banque un besoin de trésorerie qu’elle devra compenser.  Mais avant d’en arriver à ce point, il faut d’abord voir ce que fait l’entrepreneur : il émet des chèques, fait des virements, pour payer ses matières premières, acheter les machines dont il a besoin. Il dépense et donne à ceux qui lui vendent de la monnaie scripturale qui n’a d’existence qu’inscrite au bilan d’une banque. Lorsque l’entrepreneur fait ces opérations et que ses fournisseurs acceptent de lui livrer les marchandises au prix auxquels il les avait estimées, la valeur de ses marchandises est vérifiée pratiquement et la capacité de la monnaie émise à exprimer cette valeur se trouve confirmée. La monnaie émise a donc constaté valablement une valeur. Elle en a validé la mesure monétaire qui était supposée.

 Les fournisseurs qui reçoivent cette monnaie la possèdent sous la forme du solde créditeur de leur compte en banque. Le prêt accordé initialement par la banque de l’entrepreneur, a donc permis l’apparition de soldes créditeurs au bilan de la banque des fournisseurs ; ce qui s’exprime par l’adage : « les crédits font les dépôts ». Il apparaît donc que ce sont les banques commerciales qui créent la monnaie nouvelle par les crédits qu’elles accordent. En témoigne le tableau des contreparties de la masse monétaire que les banques centrales publient. Ce tableau permet de savoir à quelle occasion la monnaie a été créée. Les créances sur l’économie y sont le poste principal, suivi généralement des créances sur l’État qui sont également du crédit mais d’une autre nature (et dont nous parlerons ultérieurement). Figurent aussi des créances nettes sur l’extérieur dont le montant est généralement faible et sur lesquelles nous ferons l’impasse pour simplifier le propos.

 Concluons ici ce premier point : le crédit sous ses différentes formes est l’acte générateur de la monnaie dans une société dotée d’une monnaie scripturale. Il l’est  du fait de la logique de fonctionnement du système monétaire (mais cela ne prouve pas que le crédit est, du point de vue historique, à l’origine de la monnaie). Cela nous permet d’ores et déjà d’affirmer que ce qui se présente comme une monnaie mais ne résulte pas d’opérations de crédits n’a pas véritablement la nature d’une monnaie. Ainsi les monnaies locales ou même les bitcoins qui sont émis en échange d’autres monnaies n’en sont que des avatars plus ou moins sophistiqués. Leur valeur ne résulte pas d’une production qui assure le remboursement des crédits mais de la valeur des monnaies contre lesquelles elles ont été échangées et dans lesquelles elles peuvent à nouveau être converties.

 Mais nous avons vu que ce sont les banques qui créent la monnaie. Comment se fait-il alors qu’il n’y ait pas autant de monnaies qu’il y a de banques ? C’est ce que nous verrons dans un prochain article.

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