Concepts pour penser l’Histoire des sociétés

Une société est une communauté humaine solidaire, organisée autour d’institutions communes (économiques, politiques, juridiques, etc.) dans le cadre d’une civilisation à un moment historique défini. Cette communauté regroupe non pas directement des individus mais des groupes unis par des liens familiaux et des relations de parenté réelle ou fictive par lesquels les individus s’identifient.

Partant de cette définition nous pouvons, dans une première partie, mettre en évidence le cadre structurel analytique structurant qui permet de comprendre les dynamiques fondamentales d’une société : la production et la reproduction, qui forment les deux axes sur lesquels repose l’organisation sociale. Ces deux dimensions sont indissociables, car l’une ne peut exister sans l’autre. Produire permet de subvenir aux besoins immédiats de la société (se nourrir, se loger, se soigner, se déplacer), tandis que reproduire assure sa pérennité (élever des enfants, transmettre des savoirs et préparer l’avenir). Ces deux rapports sociaux de production et de reproduction se stabilisent à travers deux institutions fondamentales : la propriété, qui organise le rapport social de production,  et le système familial, qui structure les rapports de reproduction. Dans une seconde partie, nous pouvons appliquer ce cadre conceptuel à la société et au capitalisme contemporain, pour en déduire, dans une troisième partie, les grands axes des luttes sociales et politiques (de l’histoire se faisant) qui devraient s’imposer au 21ème siècle .

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Toute société est organisée en vue d’assurer sa pérennité par la production et la reproduction et se structure  selon deux axes qui sont le rapport social de sexe et le rapport social de production.

  1. Autour du rapport social de sexe se construit la vie commune mais aussi l’opposition des hommes et des femmes qui se reconnaissent comme à la fois différents et complémentaires par leur rôle dans la mise au monde puis l’éducation de leur descendance.  Chaque individu est appelé à se rattacher à l’un des groupes, à s’en approprier les valeurs (valence différentielle), et doit apprendre à modeler son comportement selon qu’il est reconnu de sexe masculin ou de sexe féminin.
  2. Le rapport social de production organise les groupes occupant un rôle distinct dans la production des biens, leur distribution, leur consommation. Les groupes ainsi distingués s’appellent des classes sociales. Elles ont en commun d’être productives. Selon le degré de développement des sociétés ce peut être les chasseurs, cultivateurs, éleveurs, commerçants, transporteurs, apprêteurs – bouchers – boulangers etc.). S’ajoutent à ces classes productives les classes non productives (souvent qualifiées de moyennes)  qui assurent des rôles d’organisation et de direction, de transmission, d’élaboration dessavoirs.

Rapport social : Un rapport social peut se définir (selon la sociologue Danièle Kergoat) comme une contradiction, une relation antagonique, une tension qui scinde et fonde une société en groupes qui prennent conscience d’eux-mêmes, de leur place et de leurs intérêts réciproques et antagoniques à partir de leur vécu et en le dépassant. Danièle Kergoat exprime ainsi ce dépassement de l’individuel pour aller au collectif : « Les relations sociales sont immanentes aux individus concrets entre lesquelles elles apparaissent. Les rapports sociaux sont, eux, abstraits et opposent des groupes sociaux autour d’un enjeu » (ex. la domination d’un sexe sur l’autre). Les relations sociales sont donc des interactions de personne à personne. Les rapports sociaux sont des liens institutionnalisés et idéologisés  de groupe à groupe (entre les sexes ou entre les classes). Pour que la société soit stable les rapports sociaux doivent être régulés par des institutions stabilisatrices.                                                                                                                                               

Les institutions stabilisatrices : Les deux rapports sociaux fondamentaux, de sexe et de production  sont stabilisés et pérennisés par des institutions qui sont de ce fait les plus fondamentales dans toute société car elles en assurent la stabilité. Ces deux institutions sont la famille (le système familial) et le régime de propriété.

  1. Les systèmes familiaux : Pour le rapport social de sexe l’institution stabilisatrice est la famille. Son importance fondamentale a été mise en évidence par les travaux d’Emmanuel TODD qui complètent ceux de Marx en  montrant que les modèles de reproduction sont aussi essentiels pour comprendre les mécanismes de fonctionnement et de transformation des sociétés. Le système familial assure la stabilité dans le temps de la société, son renouvellement continu. Il modèle l’ensemble de la société, de ses institutions politiques à la culture commune. C’est dans et par la famille que chacun se voit assigné son identité sociale (nom et prénoms) ainsi que sa place dans la succession des générations (ascendants et collatéraux), ceci principalement selon son sexe. Dans les sociétés développée, la famille est soutenue dans son rôle par l’école et le système de formation et de préparation de la génération montante.
  2. Les régimes de propriété : le partage des fruits du travail et des ressources naturelles, de ce qui peut ou ne peut pas être l’objet d’une appropriation, ne se fait pas de la même façon dans toutes les sociétés. Dans la société esclavagiste l’homme peut être objet de propriété. Dans la société féodale la propriété se pense comme un droit de domination et de possession dans le cadre de relations de vassalité et de suzeraineté. Dans la société bourgeoise elle est considérée comme un droit naturel de possession exclusive sur les biens acquis de façon reconnue légitime. Dans la société capitaliste le capitaliste est propriétaire des fruits du travail de ceux qu’il emploie. La possession collective se développe dans les sociétés modernes pour permettre la maitrise des sources d’énergie et des réseaux de transport. La question de la propriété et des institutions qui l’organisent sont, à toutes les époques, au centre des luttes politiques.

L’État : L’ensemble institutionnel est scellé et organisé, harmonisé, et assuré dans sa perpétuation par une institution régulatrice : lÉtat. Ainsi, dans les sociétés qui la connaissent, l’Etat assure la défense de la propriété privée. Souvent l’Etat s’appuie sur les croyances collectives proposées par les religions et les grandes idéologies. C’est à travers ces croyances collectives appuyées sur une histoire commune, une unité de territoire et de langue et une unité économique que la société devient Nation.

La dynamique des institutions stabilisatricesMarx l’a montré :  c’est le développement des forces productives qui est le principal moteur de l’ébranlement du régime de propriété et du passage d’un mode production à un mode supérieur. Ainsi, alors que le mode de production capitaliste achève son cycle, d‘organe de régulation et de défense de la propriété, l’Etat tend à se muer en instrument de  possession collective. Avec cette évolution du régime de propriété s’amorce le passage historique du mode production capitaliste au mode de production socialiste. Ce processus est actuellement en cours dans toutes les sociétés développées. Il amorce un passage au socialisme selon des modalités nouvelles.

C’est également la libération des conditions de vie permise par le développement des forces productives associée à la dissolution des croyances collectives qui a permis l’ébranlement des systèmes familiaux et la grande amélioration contemporaine de la condition féminine (comme le montre l’ouvrage de Vera Nikolski « Féminicène »).

Engels s’est ainsi très justement intéressé, à la demande de Marx, à l’apparition de cet ensemble institutionnel fondamental dans « l’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ». Il est effectivement fondamental.

Les temporalités : A l’échelle de l’histoire, l’évolution des rapports de production et de sexes se fait selon des temporalités  différentes. Le rapport de production évolue rapidement et par sauts sous l’impulsion des forces productives tandis que le rapport social de sexe et les systèmes familiaux semblent figés puis se modifient soudain, sur quelques générations, pour s’ajuster au rapport de production et à son régime de propriété.

Les normes : La norme, qu’elle soit pensée comme religieuse, morale ou juridique, est dès l’origine au cœur des rapports sociaux de sexe et de production. La norme est inséparable des rapports sociaux. Elle est ainsi inhérente à l’essence humaine. L’interdit et son envers le droit sont constitutifs de l’humanité et des droits fondamentaux que l’homme se proclame. C’est dans les rapports sociaux propres à l’humanité que les droits de l’homme et les droits fondamentaux trouvent leur fondement

Si nous exprimons cette évolution en termes marxistes, nous pouvons distinguer différents niveaux : — la superstructure constituée, en particulier du système législatif, — l’idéologie dont la fonction est d’assurer l’homogénéité sociale (conscience de classe et pensée dominante), — la morale ou les morales et religions qui organisent et stabilisent les mœurs et répondent pour chacun au besoin de non-contradiction avec soi-même. Nous avons enfin l’infrastructure composée des rapports de production, de la forme de propriété et des institutions qui leur sont liées et qui structurent les rapports sociaux. Marx dit que c’est l’infrastructure qui est l’élément moteur de l’ensemble social. C’est le développement des forces productives qui, par des médiations complexes, impulse l’évolution du corps social.

On voit bien cependant que la superstructure ne réagit pas mécaniquement aux mouvements de l’infrastructure. Les religions, les idéologies ont une forme d’évolution plus vaste que celle des forces productives. Et l’on croit avoir réfuté Marx en faisant cette observation. Mais c’est oublier l’élément essentiel qui fait le ciment de la société : le code culturel.

Le code culturel : le passage de l’infrastructure à la superstructure se fait par le biais du code culturel. Les forces productives évoluent (par exemple, la production s’industrialise, une couche sociale nouvelle apparait, (la classe ouvrière industrielle ou, par exemple, la bourgeoisie de robe dans l’ancien régime, la classe des travailleurs intellectuels dans la société contemporaine). Cette couche sociale nouvelle, qui vit quelque chose de nouveau au niveau de son rapport à la base matérielle de la société, fait évoluer le code culturel de l’ensemble social, elle affirme et tente d’imposer des valeurs nouvelles. L’ancien code subsistant souvent sous une forme « zombie » dans une partie de la société. Cela donne les Lumières pour l’ancien régime et la libéralisation des mœurs, la diversification des modes de vie, pour la période contemporaine, le catholicisme ou le nazisme zombies (Todd – Chapoutot). Le système législatif et l’idéologie s’adaptent à cette réalité nouvelle. La société évolue et le code culturel, que l’on peut rapprocher de l’épistémé théorisée par Michel Foucault, est le lieu où germent les idées nouvelles. Les goûts, les innovations sociétales  par lesquels se fait un passage lent et complexe à un nouveau type de société, de culture et d’individu se répandent et s’imposent malgré les résistances de l’ancien monde . On passe par exemple du modernisme au post-modernisme. C’est par ce processus que se fait le lien entre infrastructure et superstructure. C’est finalement l’individu lui-même dans son intimité qui est ébranlé. Ainsi, selon Gilles Lipovetsky (L’ère du vide), nous vivons « une déstabilisation accélérée des personnalités, nous vivons une deuxième révolution individualiste« . Il décrit « les lignes de transformation, la tendance forte qui agence à l’échelle de l’histoire les institutions, les modes de vie, les aspirations et finalement les personnalités. Cette « deuxième révolution individualiste » a été précédée d’une première révolution couvrant la fin du XIXème siècle et la première partie du XXème siècle qui a vu le passage au modernisme. « Pour la première fois dans l’histoire, l’être individuel, égal à tout autre, est perçu et se conçoit isolément et conquiert le droit de la libre disposition de soi, qui constitue le ferment du modernisme ».

La cohérence interne de la superstructure est assurée par la parenté des modes de pensée que requièrent ses différents domaines (droit, philosophie, art, religion). Ces domaines doivent s’adapter au nouveau code culturel. Ils connaissent ainsi des périodes d’équilibre et des périodes d’inadéquation et de crise. Pour illustrer une période d’équilibre, on peut citer le travail de Erwin Panofsky : Selon cet auteur, au 12ème siècle, architecture gothique et pensée scolastique ont évolué de concert car les architectes de la grande époque gothique se sont armés des instruments intellectuels qu’ils devaient à la scolastique. D’où des homologies structurales entre la cathédrale gothique et une œuvre comme la Somme théologique de Thomas d’Aquin

Lorsque l’équilibre entre infrastructure et superstructure est bouleversé, comme avec l’apparition de la bourgeoise de robe, ou pour la période contemporaine avec l’essor rapide de la classe de travailleurs des sciences et des techniques,  le code culturel se modifie et met sous tension le régime de propriété et le système familial. Se manifestent des résistances mais toujours un domaine de la superstructure s’adapte et modifie son mode de pensée pour légitimer de nouvelles valeurs. La philosophie souvent connait un renouvellement, l’art et le droit suivent. La religion finit par être entraînée. Un nouvel équilibre s’installe. Mais dans le cadre des sociétés contemporaines, caractérisées par de forts mouvements migratoires, de fortes tensions peuvent aussi apparaitre et fracturer les sociétés, 

Le hors norme : Cependant, dans toutes les sociétés il se trouve des groupes et des individus qui ne trouvent pas leur place. Pour le rapport social de production ils forment, dans la société capitaliste, le « lumpenprolétariat » sous ses différentes formes (misérables, sans domicile, ou délinquants, mafieux etc.). Pour le rapport social de sexe il s’agit de tous les individus qui ne peuvent assumer leur sexe. Les groupes ainsi formés sont, dans la société contemporaine, l’objet d’étude des idéologies dites « études de genre » qui les regroupent sous le sigle LGBTQI+. Le rôle politique de ces milieux LGBT très actifs est sans commune mesure avec leur importance numérique car leur idéologie est relayée par les institutions dans tout l’occident depuis les grandes universités des USA. Ce travail de sape veut détruire les bases du système familial dominant pour ouvrir la voie à une société émiettée et anomique dominée par les grandes féodalités capitalistes. Pourtant  cette idéologie ne résiste pas à la critique marxiste si celle-ci s’appuie sur les concepts matérialistes et historiques de rapports sociaux (de sexe et de production) et d’institutions stabilisatrices (systèmes familiaux et régime de propriété).

En effet, la théorie du genre est philosophiquement idéaliste et anhistorique en ce qu’elle combat une domination universelle anhistorique « le patriarcat » et qu’elle refuse ce qu’elle appelle, selon les termes du manuel « introduction aux études sur le genre« , les « visions essentialistes de la différence des sexes » et qu’elle substitue ainsi le discours (la construction) au réel en s’appuyant sur quatre affirmations : 1) »le genre est une construction sociale ; 2) le genre est un processus relationnel ;  3) le genre est un rapport de pouvoir ; 4) « le genre est imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir » pour arriver à soutenir que « le sexe peut être analysé comme le produit du genre, comme le résultat d’un système de division qui renforce continuellement sa pertinence en donnant à voir les sexes comme les éléments naturels et pré-sociaux constitutifs du monde dans lequel nous vivons ». La théorie du genre dénie ainsi la capacité humaine à accéder au réel, y compris son propre réel, et brouille  le concept de « rapport social ». Alors que pour le marxisme les rapports sociaux se  fondent sur des différences réelles telle que la différence des sexes avec ce que cela induit dans la mise au monde et l’éducation des enfants, ou sur le rôle de producteur ou de consommateur, et qu’ils se constituent et organisent la société autour des enjeux vitaux et universels que sont la production et la reproduction, la théorie du genre qualifie de « rapport social » toute forme de domination  entre groupes sociaux. A un triptyque de base (genre/race/classe) elle joint des rapports de sexualité, d’âge et de handicap. Ce qui la conduit à théoriser leur consubstantialité ou leur intersectionnalité dans le cadre d’une société kaléidoscopique faite de groupes et sous groupes pris dans des relations de domination et de fusion. Tout cela aboutit à effacer le réel pour lui substituer le discours dans la lignée des philosophies post-modernes et particulièrement de Michel Foucault. L’idéologie du genre a cette négation du réel en commun avec le néo-libéralisme (pensons à cette affirmation bien connue de Margaret Thatcher : « There is  no such thing as society »). Selon E. TODD, ce déni de la réalité (sexuel aussi bien que politique) est la forme achevée du nihilisme du monde occidental.

Le concept de rapport, dialectique et essence humaine: Le concept de rapport tel que nous l’avons utilisé ici fait référence au mode de penser dialectique. Penser une dialectique telle que celle de l’évolution des sociétés humaines, c’est penser en termes de devenir, de rapport et de système. Le rapport premier étant la contradiction (moteur de l’auto dynamisme des systèmes) (1)

De même, dire « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux. » c’est dire que l’humain ne peut se comprendre que dans un cadre social dynamique assurant la production et la reproduction avec ses institutions premières (système familial et mode de propriété) et dans son historicité (la réalité humaine c’est l’histoire). Cette affirmation est au fondement de l’anthropologie marxiste.

Aux rapports sociaux s’ajoute et se combine le rapport de l’homme au monde. Georg Lukäs parle ici de « reflètement » (wierderspiegelung). Ce rapport se déploie dans le cours de l’humanisation entre quotidienneté, religion, art et science.

Cela fait du concept de rapport le socle de l’édifice conceptuel du marxisme. C’est pourquoi nous avons commencé par lui pour en arriver à notre réalité présente : la société capitaliste et ses rapports sociaux conflictuels. Le but étant d’en déduire les axes de lutte sociale que cette réalité conflictuelle impose au 21ème siècle.

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les modes de production : Les classes sociales productives ont un statut différent selon le mode de production auquel a accédé la société, en fonction de son développement économique généré par le progrès de ses forces productives. Les producteurs peuvent ainsi être esclaves, serfs, ou hommes libres dans les sociétés qui n’ont pas encore accédé au machinisme. Ils peuvent être artisans ou ouvriers (loueurs d’ouvrage ou salariés) dans les sociétés disposant d’outils simples. Ils peuvent être indépendants ou en coopérative ou encore sous la dépendance de ceux qui dépossèdent les moyens de production. A des moyens de production différents correspondent des modes de production et des classes dominées ou dominantes différents. Il y a cependant une constante à tout mode production, c’est la nécessité d’assurer sa stabilité et celle de sa structure de classes.

Toute société sortie de la simple subsistance génère un surplus social, c’est-à-dire une part de richesse qui lui permet de se développer car elle ne nécessite pas d’être immédiatement redistribuée et consommée mais peut s’accumuler et permettre des réalisations propres à la société qui l’a produite. Ce surplus est source d’inégalités car il permet à la fois à la société de se développer et la pervertit comme l’avait vu Rousseau qui écrit : « avant qu’il n’y eût des hommes assez abominables pour avoir du superflu pendant que d’autres meurent de faim; avant qu’une dépendance mutuelle les eût tous forcés à devenir fourbes, jaloux et traites, je voudrais bien qu’on m’expliquât en quoi pouvait consister ces vices, ces crimes qu’on leur reproche avec tant d’emphase ».

Mode de gestion : bien souvent ce qui est décrit et analysé, c’est le mode de gestion. La société est alors qualifiée de libérale tandis que sont ignorées ou occultées les lois économiques structurelles inhérentes au mode de production. La société est présentée comme gérée ou comme devant être gérée selon les principes de l’idéologie libérale ; une bonne gestion, une gestion démocratique, étant alors l’affaire de bons principes. On imagine facilement d’étendre le libéralisme, qui serait par nature porteur de démocratie, à tous les secteurs de la société et de l’économie.

Relation entre mode de production et mode de gestion :

Le mode de production précède et conditionne le mode de gestion : c’est le mode de gestion qui s’adapte au mode de production ; ce ne peut pas être l’inverse. Ce n’est pas le libéralisme économique qui crée le capitalisme, c’est le capitalisme qui a produit le libéralisme pour assurer son expansion car ce mode de gestion est, dans la phase actuelle du système,  le plus efficace pour ouvrir le marché mondial et maximiser la rentabilité financière.

Le mode de production capitaliste : Les différentes situations institutionnelles permettent de distinguer les modes de production.  Spécifier quel est le mode de production d’une société c’est indiquer son régime de propriété et comment y sont combinés les facteurs de production du fait de leur niveau de développement. Le facteur de production premier étant le travail humain dont le renouvellement doit être assuré par un système familial adapté.

La particularité du mode de production capitaliste sous lequel nous vivons actuellement c’est qu’il produit de façon industrielle des biens, qui sont la propriété du capitaliste, pour un marché sur lequel la marchandise a une valeur d’échange qui est fonction du travail socialement nécessaire incorporé. La valeur de la marchandise est exprimée sous une forme monétaire modifiée par des situations comme le développement inégal ou la publicité.

Le mode de production capitaliste se développe en phases successives.  Permis par une phase d’accumulation du capital marchand ou esclavagiste, par le pillage du « nouveau monde », il est  stimulé par une mutation intellectuelle favorable à l’innovation. Il apparait sous sa forme manufacturière, puis dans sa forme classique avec machinisme et une maitrise de l’énergie mécanique (machine à vapeur). Il prend sa forme développée avec les réseaux électriques et les énergies fossiles. Il est dans sa phase ultime avec l’impérialisme et la globalisation tout en connaissant un développement nouveau des forces productives avec la révolution scientifique et technique, avec le numérique et l’intelligence artificielle.

L’appropriation capitaliste est possible car la force de travail est alors elle-même une marchandise  que le capitaliste achète sur le « marché du travail » et dont la valeur est exprimée sous forme monétaire comme salaire. Dans le mode de production capitaliste le surplus social a une nature particulière : il prend la forme d’un profit, d’un capital qui s’accumule et est accaparé par la classe capitaliste propriétaire des moyens de production. C’est cette appropriation qui est appelée « exploitation capitaliste ». Elle a pour « secret » le fait que le travailleur, dans le temps qu’il travaille, produit plus de valeur qu’il n’en coûte, qu’il produit un surplus social dont il est dépossédé.

Dans les sociétés développées le surplus social est l’expression actualisée et médiatisée par la monnaie, de la plus-value ou survaleur générée par le travail productif. Il prend des formes différentes selon les sociétés, les civilisations et les époques. Il se dissout en progrès de la civilisation quand il prend la forme de productions artistiques comme en Égypte ancienne. Il est alors accaparé par la caste sacerdotale et les pharaons. Dans les société d’ordres comme la société féodale de la chrétienté, il est utilisé par la noblesse pour la construction de châteaux forts. Dans la société bourgeoise, il appartient à la classe bourgeoise. Dans les sociétés développées il fait partiellement retour au producteur car il permet le financement des systèmes de santé, de l’éducation, de la culture, et des moyens de transports etc.

Ainsi le surplus social est source de civilisation quoiqu’il soit dilapidé en construction d’apparat comme des pyramides ou des châteaux, dans des festivités et de la vie de cour et leurs équivalents modernes. Il est accaparé aussi par le capital financier sous forme de capitaux spéculatifs et est alors amassé dans des « paradis fiscaux ».

Les sociétés complexes : L’activité d’une société complexe ne se réduit pas à la production et à la reproduction. Sa structure ne se limite donc pas aux sexes et aux classes. Peuvent s’y ajouter d’autres groupes comme des castes ou des ordres (noblesse, clergé) des groupes plus ou moins stables comme les gens de guerre ou les intellectuels. L’ensemble classes, castes, groupes est en constante évolution et se modifie sous l’impulsion du développement des forces productives qui passent de l’outil manuel à la machine mue par l’énergie éolienne ou hydraulique des moulins, à la machine à vapeur puis au moteur à explosion et à l’électricité, de la force musculaire humaine et animale, du vent et de l’eau courante à la combustion du bois et du charbon, puis aux énergies fossiles pétrole et gaz, puis à l’énergie nucléaire et aux énergies renouvelables – ces dernières énergies pouvant être transportées sous forme d’électricité). Ces différentes formes d’énergie se cumulent plutôt qu’elles se remplacent. 

Les différents composants de la structure sociale interagissent  entre eux pour former un système c’est-à-dire une unité complexe dotée d’un mouvement propre résultant des interrelations entre ses différents éléments. Ce mouvement, qui peut-être continu et progressif ou connaitre des sauts évolutifs soudains, des révolutions, affecte les deux grands rapports sociaux – en premier lieu le rapport de production, puis principalement avec l’industrialisation le rapport social de sexe. Dans le cadre de ce mouvement de fond, de cette « tectonique », des classes ou des groupes apparaissent et cherchent leur place, d’autres régressent et perdent leur influence.

La classe montante : C’est le développement des forces productives qui est le moteur des changements institutionnels. Ainsi dans les sociétés modernes, capitalistes ou socialistes, la classe de la petite paysannerie régresse en nombre et en influence tandis que la classe des ingénieurs et techniciens mettant en œuvre les technologies de l’information, des communications, des réseaux, de la robotique et de l’intelligence artificielle croissent en nombre et en influence. J’appelle classe montante, cette classe mettant en œuvre ces nouveaux moyens de production. Dés-lors que les forces productives se développent, que des innovations les modifient, il apparait une classe nouvelle qui les met en œuvre. Cette classe lutte pour être reconnue et recevoir sa part de son travail.

Universalité des conflits de classe : Tout rapport met en relation deux termes complémentaires qui s’opposent. Le rapport social de production est donc un rapport polarisé. Dans le cadre du mode de production capitaliste, il oppose prolétariat et bourgeoise. Le prolétariat et la bourgeoise ne sont  pas à proprement parler des classes sociales mais des pôles du rapport social de production dans le cadre du mode de production capitaliste. A chacun de ces pôles se regroupent des classes qui trouvent leur répondant au pôle opposé. Les capitalistes capitaines d’industrie emploient la classe des ouvriers d’industrie. La classe des propriétaires fonciers trouve son complément dans celle des fermiers qui travaillent ses terres, etc. Ces classes, occupant des pôles opposés, sont en lutte pour le partage des fruits du travail et pour le pouvoir politique (pour le partage du surplus social et pour faire évoluer l’institution fondamentale qu’est la propriété). Elles défendent leur position ou s’efforcent de s’imposer si elles sont montantes. Dans cette lutte, qui fait l’histoire des sociétés, elles s’organisent politiquement et cherchent à s’allier.

Une société sans classes ? Quand on parle de société sans classe, il ne s’agit évidemment pas, dans un avenir prévisible, de voir disparaitre la distinction entre les travailleurs de l’industrie ou des champs, ou avec des travailleurs des autres secteurs comme les mines, les transports ou la distribution. Il s’agit d’en finir avec la domination bourgeoise sur les classes productives et de voir disparaitre la polarisation du rapport de production par la disparition de son pôle bourgeois. Cela est possible dans la mesure où la bourgeoisie possède les moyens de production et en tire profit mais en délègue la mise en œuvre à une classe managériale qui lui est rattachée. Car la propriété privée des moyens de production n’est pas une condition de leur mise en œuvre mais le plus souvent un obstacle : elle règle l’allocation des ressources (les investissements) non en fonction des besoins mais selon leur profitabilité. Elle accumule des actifs financiers (des créances sur la production) au lieu de les investir productivement.

La nature des moyens de production : Les moyens de production ont une double nature : ils sont matériels mais aussi immatériels. Ils incorporent des biens issus du travail productif antérieur comme des machines, les installations, des sources d’énergie. Mais ils sont aussi immatériels et consistent alors en savoir : sciences, techniques, expériences, organisation raisonnée etc. Il y a donc, dans les sociétés, deux types de classes sociales productives: celles qui mettent principalement en œuvre les instruments de la production et celles qui mettent en œuvre les savoirs pour développer ces moyens de production et en améliorer l’efficacité. Cela n’est en rien une nouveauté : l’apparition de l’agriculture et de l’élevage a vu, à l’aube de la civilisation, se développer les classes des cultivateurs et des éleveurs. L’invention de l’écriture a permis l’apparition de la classe des scribes. Ces classes se sont disputées le surplus social et ont lutté pour le pouvoir. Elles se sont, dans cette lutte, dotées d’institutions sociales adaptées et ont développé un monde d’idées et de représentations.

La modernité a vu l’apparition de formes d’énergie impropres à l’appropriation privée (donc inadaptées au régime de propriété bourgeois). L’électricité et l’atome nécessitent des investissements gigantesques à la rentabilité lointaine. Ces énergies exigent une gestion planifiée et centralisée et d’importantes normes de sécurité. Elles se déploient à travers des réseaux qui couvrent un pays entier. Ces énergies s’accordent mal avec la gestion capitaliste qui exige une rentabilité rapide. Elles imposent de fait une gestion socialiste. (2)

Les industries du numérique vont encore plus loin. Elles connectent le monde entier et ne connaissent aucune frontière. Elles exigent un déploiement matériel rapidement obsolète toujours plus important, leur consommation électrique est gigantesque, leur consommation minière est insoutenable, elles mobilisent en conséquence d’importants capitaux fixes. Leur rentabilité directe est donc faible.  Elles ne génèrent d’énormes profits financiers et sont des sources de pouvoir que par le biais d’une obsolescence rapide des matériels et, pour leur partie immatérielle, par la perception de recettes publicitaires, par la vente des données qu’elles collectent et vendent. Elles se trouvent de ce fait au centre des luttes politiques modernes. Ces industries numériques sont animées par une classe sociale nouvelle aux caractéristiques particulières. Cette classe qui met en œuvre les nouveaux moyens de production matériels et immatériels de la révolution scientifique et technique, que j’ai définie comme la classe montante, est composée principalement des travailleurs de la science. Cette nouvelle classe montante est internationalisée dans sa partie la plus qualifiée (cela se constate dans l’usage presque exclusif de l’anglo-américain comme langue de travail). Son influence sur nos sociétés est énorme.

Les modalités de la lutte des classes au 21ème : Dans ces processus de développement des forces productives, caractérisées par le passage d’une source d’énergie à une autre plus puissante, les hommes sont les agents de processus qui les dépassent. Avec le machinisme c’est la classe des ouvriers loueurs d’ouvrage des ateliers et des manufacture qui domine. Sa partie la plus active est proudhonienne ou anarchosyndicaliste. Avec le charbon et le pétrole et l’essor de la grande industrie, la classe la plus puissante au pôle prolétarien est celle des mineurs de fond, des ouvriers d’usine, des chemins de fer et des ports. Son avant-garde s’exprime par la deuxième internationale, puis, stimulée par l’exemple de la révolution russe, par la troisième internationale. Le passage à des formes plus scientifiques encore d’énergie, pétrole, électricité et atome, accompagné d’une désindustrialisation des pays d’Europe et des USA, voit le communisme de la troisième internationale décliner. Une nouvelle classe montante apparait et avec elle des idéologies nouvelles encore confuses.

La domination du capital (des classes bourgeoises) sur la nouvelle classe sociale des sciences et des techniques, se heurte à la nature particulière de la richesse que crée cette classe montante. En effet, cette classe sociale, pour sa partie « software », ne produit pas des marchandises mais directement des produits directement consommables et des moyens de production dont elle fait commerce sous forme de service ou de droit d’usage. Il y a certes une lutte pour le partage des fruits du travail qui vaut autant pour les fruits du travail intellectuel des ingénieurs et techniciens qui développent les outils numériques modernes et assure leur maintenance que pour les ouvriers qui produisent des marchandises. Mais ce n’est guère le temps passé qui fait la valeur des produits du travail intellectuel. Une découverte scientifique n’a pas la nature d’une marchandise malgré tous les efforts pour la plier à cette logique par le biais du système des brevets. Elle ne vient pas s’ajouter à cette « immense accumulation de marchandises » qui caractérise les marchés capitalistes. Elle se prête mal à une appropriation privée. Une innovation est par nature un bien public que capitalisme a beaucoup de mal à maîtriser. Son application industrielle modifie la structure sectorielle de l’économie (par le développement du secteur tertiaire au détriment des secteurs primaires et secondaires), ainsi que les spécificités, la répartition et la qualification des emplois (les emplois qualifiés plutôt que les emplois d’exécution). Elle appelle par sa nature même l’apparition d’un nouveau régime de propriété et partant d’un autre mode de production fondé sur le partage et la mise en commun des produits du travail et sur la démocratisation des choix économiques allant vers plus de durabilité.

Une classe révolutionnaire ?  Bien qu’on puisse identifier une classe montante et des classes en déclin, gardons nous pourtant de croire qu’il y aurait une classe ou des classes qui seraient révolutionnaires par nature. Il n’y a pas de classe qui « n’aurait à perdre que ses chaînes ». Il faut se garder de cette vision quasi religieuse du monde ouvrier. Moins les travailleurs possèdent de biens, plus ils sont dépendants du revenu de leur travail, plus ils ont à perdre à une interruption de la production qui les contraindrait à l’inactivité, au chômage. Ils ne deviennent révolutionnaires politiquement que lorsque leur situation ne leur permet plus la vie décente auxquels ils aspirent, lorsque leurs droits sont bafoués et qu’ils subissent une oppression insupportable. Cela se traduit actuellement par l’aspiration à la restauration d’une situation ancienne pensée comme plus favorable. Ce n’est que par l’expérience de l’échec de cet espoir de restauration qu’une classe se résout à rechercher une issue politiquement révolutionnaire et progressiste à sa situation. De même la classe des travailleurs de la science et de la technique, si elle a besoin de se libérer des carcans que les soucis de rentabilité immédiate des financiers mettent à son travail, n’aspire pas pour autant spontanément à un bouleversement des structures sociales.

La révolution malgré soi ! Une classe est révolutionnaire, non par une espèce de prédestination, mais d’abord parce qu’elle révolutionne de fait la société et modifie le régime de la propriété. Les classes sociales modernes (bourgeoises et prolétariennes) ont ainsi été des classes révolutionnaires tout au long du 19 et du 20ème siècle mais l’étaient déjà de fait à l’intérieur de la société féodale. Les classes liées à l’industrie ont transformé la société par le machinisme, l’électricité, l’automobile etc. Pendant cette période de révolution industrielle la classe montante des ouvriers était à la fois la classe révolutionnaire et la classe montante.

La révolution aujourd’hui : La classe qui révolutionne les modes de vie est aujourd’hui de plus en plus la classe de la science et des techniques. C’est par elle que se fait l’informatisation de la société, le développement des communications, des outils de calculs et d’organisation ultra performants. Cette classe est donc une nouvelle classe révolutionnaire. Mais son mode de vie, ses revenus confortables, ses aspirations, sa conscience, diffèrent de celles de la classe ouvrière. Elle est révolutionnaire d’une autre manière, avec d’autres outils, d’autres idées et d’autres aspirations. Elle cherche confusément à imposer un nouveau régime de propriété. Elle ne peut devenir révolutionnaire politiquement que différemment, en prenant conscience que la science et la technique qu’elle développe, sous la domination capitaliste, desservent et oppressent l’humanité au lieu de la servir et de l’émanciper, qu’ils sont accaparés indûment pour servir à l’accumulation financière plutôt qu’à l’amélioration de la vie, qu’ils sont dilapidés dans des productions ludiques aliénantes, que leur développement exponentiel est insoutenable et  contribue même à la destruction du vivant et au dérèglement du climat et font du capitalisme un système mortifère, un exterminisme.

***

Nouvelle lutte des classes, nouveaux acteurs, nouveau bloc historique : La classe montante (ouvrière au 19ème siècle, scientifique au 21ème) est toujours une classe minoritaire. C’est aussi une classe sans passé et qui ne peut donc pas aspirer à une restauration. C’est une classe qui a une faible conscience de sa nature de classe. Elle a donc besoin d’une avant-garde qui l’organise et lui apporte les outils intellectuels de sa prise de conscience, qui lui ouvre des perspectives.

C’est le rôle du mouvement communiste et ce qui le définit. Il apporte à la classe productive montante, aux classes révolutionnaires (pratiquement) les outils de leur prise de conscience pour en faire des classes révolutionnaires politiquement. Le mouvement communiste au 21ème siècle doit donc s’adresser à la classe productive  montante, ou plutôt aux classes productives montantes anciennes et nouvelles et leur apporter les idées qui leur permettront de s’émanciper de l’influence bourgeoise en leur sein.

Une classe montante étant toujours minoritaire a besoin d’alliés. Elle ne peut les trouver qu’en rompant avec son pendant bourgeois et en se tournant vers la classe productive qui achève sa montée : la classe ouvrière. Cette classe ouvrière est certes en repli mais reste puissante car elle ne peut pas disparaitre puisqu’elle produit tous les biens matériels nécessaires à la vie. Elle a en son sein un secteur qui développe les sources d’énergie nouvelles et les matériels indispensables au développement des réseaux informatiques (principalement le nucléaire).

Le mouvement communiste doit concilier les aspirations de ces deux classes productives et les harmoniser. Il doit tenir un discours audible des uns comme des autres. C’est son rôle historique pour hâter la transformation d’une société qui se heurte aux excès du capitalisme qui mettent en danger l’humanité « en épuisant les deux seules sources de toute richesse : la Terre et le travailleur »,  dans une course au profit qui dérègle le climat et l’équilibre du vivant.

Unité de classes, nouveau bloc historique : Un parti communiste moderne doit s’ouvrir à la classe des travailleurs de la science, avec un langage adapté et sans vouloir la mettre à la remorque d’une classe ouvrière idéalisée. Comme la révolution russe n’a pu réussir que par l’alliance des ouvriers d’industrie, minoritaires mais classe productive montante, avec la masse innombrable de la paysannerie voulant posséder la terre qu’elle travaillait, la révolution du 21ème siècle ne peut se faire que par l’alliance de la classe ouvrière (principalement celle des sources d’énergie moderne et de la classe des travailleurs de la science (nouvelle classe montante) entrainant derrières elles les autres classes et groupes sociaux du pôle prolétarien. Elle répétera ainsi le geste de la révolution française célébré ainsi par Marx : « La bourgeoisie française n’abandonna pas un instant ses alliés, les paysans. Elle savait que la base de sa domination était la destruction de la féodalité à la campagne, la création d’une classe libre, possédant des terres« . Elle aura ainsi suivi, en l’adaptant à notre temps, le conseil de Staline dans « Matérialisme dialectique et matérialisme historique » : « Il faut fonder son action non pas sur les couches sociales qui ne se développent plus, même si elles représentent pour le moment la force dominante, mais sur les couches sociales qui se développent et qui ont de l’avenir, même si elles ne représentent pas pour le moment la force dominante. »

Un communisme renouvelé et adapté : Les luttes de classes au 21ème siècle ont toujours le même objet, qui est la maitrise du surplus social mais elles sont plus complexes. Elles exigent un renouvellement institutionnel et de la pensée. Elles impliquent de nouveaux acteurs, une nouvelle classe productive montante, des objets nouveaux (immatériels). Elles se portent de plus en plus à l’international et se présentent sous la forme d’une lutte d’influence entre nations prolétaires, c’est-à-dire celles qui produisent l’essentiel du surplus social et les nations impérialistes qui le captent par le biais du système monétaire international et par les mécanismes de la finance. Les premières menées par la Chine sont des pays qui exportent massivement leur production et développent les réseaux d’échange nouveaux (nouvelles routes de la soie) tandis que les seconds menés par les USA les consomment et, pour faire durer cet avantage, doivent lutter pour leur hégémonie. L’objet de cette lutte internationale passera par le renversement de la domination du dollar et du monde de la finance. Il se doublera d’une lutte pour le contrôle de l’information et des réseaux sociaux internationaux. Ces luttes seront menées sous la contrainte des crises multiples : financière, écologique et de civilisation. Elles devront prendre en compte la perspective, très proche à l’échelle de l’histoire, de l’épuisement de certains métaux nécessaires à l’industrie et des énergies fossiles. Ces luttes porteront sur les deux axes identifiés (le système familial et le régime de propriété). Elles passeront nécessairement par la prise de contrôle de l’institution régulatrice étatique comme principal outil de maîtrise du surplus social (budgets sociaux, éducation, santé etc.) . Le contrôle étatique aura aussi pour but l’instauration d’une démocratie réelle (populaire) de citoyens éduqués et bien informés.

En ce qui concerne le système familial, la lutte aura pour objectif de réguler la croissance démographique, de l’adapter aux besoins de chaque société. Elle devra se mener sur deux fronts à la fois contre le conservatisme misogyne et contre le wokisme en ce qu’il travaille à détruire l’institution régulatrice des rapports en les sexes qu’est la famille, qu’il rejette l’universalisme et les luttes de classes pour promouvoir une société « arc-en-ciel » faite de groupes multiples victimes de « discriminations » et dotés chacun d’une culture propre etc. Cette lutte contre le wokisme est fondamentale sinon les économies développées seront de plus en plus confrontées à la contrainte d’une population active en diminution. Avec pour conséquence une réduction du surplus social et un blocage des bases du développement donc des capacités à innover et à faire face aux défis environnementaux. Elle doit permettre de libérer les potentialités féminines tout en assurant la stabilité nécessaire à l’épanouissement des nouvelles générations.

Pour la question de la propriété, le point central sera la lutte de classe pour un partage raisonné des ressources limitées, pour la maitrise du surplus social par l’impôt et les prélèvements sociaux, pour une propriété collective adaptée au développement des technologies du numérique, et pour une maitrise de l’usage des énergies primaires émettrices de gaz à effet de serre. La propriété nouvelle sera celle d’un socialisme moderne, qui ne sera ni étatiste ni collectiviste.

Nous entrons donc dans une époque de luttes sociétales et de classes intenses et nouvelles auxquelles il faut nous préparer intellectuellement et organisationnellement.

  1. voir l’article du 16 juin 2013
  2. Lire : « une histoire du travail de la préhistoire à nos jours » de Paul Cockshott – Éditions critiques

Rapports sociaux

image 3« L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » : cette idée énoncée par Marx dans sa VIème thèse sur Feuerbach n’est pleinement intelligible que pour autant qu’on  puisse dire ce qu’on entend par « rapports sociaux » et quel « ensemble » forment les rapports sociaux. La meilleure définition d’un rapport social qu’une rapide recherche sur internet permet de trouver nous dit que « le concept de rapport social désigne un principe de division d’une formation sociale de dimension macro et de portée politique ». Elle est due au sociologue Alain Bihr. Son premier mérite est d’écarter la confusion fréquente entre rapport social et relation sociale. Le premier désigne les interactions entre des groupes, tandis que l’expression « relation sociale » s’applique aux liens interpersonnels, aux diverses relations dans lesquelles s’engagent les individus entre eux.

Disposer d’une bonne définition, écarter une confusion, ce n’est qu’un premier pas. Il faut aller plus loin. On ne peut pas dire qu’on a compris ce que contient le concept créé par Marx, si on n’a pas fait une analyse sérieuse de ce que contient la notion de rapports sociaux et si on ne va pas voir ce qu’il en est réellement des rapports sociaux dans nos sociétés. Or, on ne trouve pas ce concept explicitement développé chez Karl Marx. Ce qui est souligné seulement, c’est le caractère historique et la réalité institutionnalisée et réifiée des rapports sociaux. Ainsi on peut lire dans « l’Idéologie allemande » : « En un mot, la rente foncière, le profit, etc., modes d’existence réels de la propriété privée, sont des rapports sociaux correspondant à une phase de production déterminée et ils ne sont des rapports « individuels » que tant qu’ils ne sont pas devenus une entrave des forces productives existantes ». Cette rapide énumération de quelques unes des déclinaisons institutionnelles du rapport social fondamental qu’est la propriété privée contient quelques indications fondamentales. Elle fait un lien, qui devra être étudié en détail, entre institutions et rapports sociaux. Elle pose le problème de l’articulation entre les rapports sociaux et les relations sociales et semble considérer que le rapport social commence quand sont passées les limites des relations interpersonnelles ou lorsque ces relations ne suffisent plus au développement des forces productives. Cela peut se comprendre dans le déroulement de l’histoire : une domination sur la terre, d’abord fondée sur le seul rapport de force ou directement sur la violence, prend avec le temps des formes reconnues et sanctionnées dans les coutumes et les lois de telle sorte que les relations nouvelles s’organisent dans un cadre institutionnel. Il y a alors une inclusion des relations sociales dans les rapports sociaux. Les rapports individuels sont pris dans les rapports sociaux car elles ont évolué pour se cristalliser en rapports sociaux. Marx le dit expressément dans un autre passage de l’idéologie allemande : « Les rapports personnels évoluent de façon nécessaire et inévitable vers des rapports de classes et se cristallisent en rapports de classes[1]

Nous pouvons aller plus loin avec la sociologue Danièle Kergoat qui a le mérite de nous proposer une définition et une analyse des rapports sociaux largement acceptée par sa discipline. Dans « dynamique et consubstantialité des rapports sociaux» en 2009, elle écrit : « Un rapport social est une relation antagonique entre groupes sociaux, établie autour d’un enjeu. C’est un rapport de production matérielle et idéelle ». Le qualificatif « antagonique » apporte une indication particulièrement précieuse : celle de la conflictualité toujours inhérente aux rapports sociaux, qui les distingue plus encore des relations sociales. Un  rapport social est une différenciation, une contradiction, un antagonisme qui oppose des groupes sociaux qui se découvrent et se produisent par et dans cette conflictualité (qui donc ne lui préexistent pas en tant que tels). Il peut prendre la forme d’une domination, d’une oppression ou d’une exploitation. Il implique une inégalité de situation. Il faut bien noter et retenir un autre point fondamental. Les groupes sociaux n’entrent pas dans les rapports sociaux comme les individus peuvent nouer des relations et les rompre (faire connaissance ou se quitter). Les groupes sociaux n’existent, ne se sont constitués que dans et par les rapports sociaux.  L’expression « rapport de production matérielle et idéelle » ne doit pas donner lieu à confusion : Le premier objet de la production, d’une sorte de production continuée, c’est le groupe lui-même comme collectivité agissante (production matérielle) mais c’est aussi son idée (production idéelle) dans les représentations partagées par ceux qui y participent. Ce n’est qu’en un second temps que le rapport social peut être un rapport de production en ce que c’est sous sa forme que s’accomplit la production matérielle (de biens) et celle d’idées (de représentations) : par la division du travail.

image 1Les groupes sociaux (de sexe, de classe, de race etc.) se constituent dans la relation qui les opposent. Ce que Danièle Kergoat exprime ainsi : « Le rapport social peut être assimilé à une tension qui traverse la société ; cette tension se cristallise peu à peu en enjeux autour desquels, pour produire de la société, pour la reproduire ou pour inventer de nouvelles façons de penser et d’agir, les êtres humains sont en confrontation permanente. Ce sont ces enjeux qui sont constitutifs des groupes sociaux. Ces derniers ne sont pas donnés au départ, ils se créent autour de ces enjeux par la dynamique des groupes sociaux ».[2]

Il faut être plus clair encore et aller jusqu’au bout de l’idée : ce ne sont pas seulement les groupes sociaux qui sont produits dans la « tension qui traverse la société » mais l’humanité elle-même comme genre humain s’auto connaissant comme tel. Ce point est fondamental dans notre effort pour clarifier le concept « d’essence humaine » puisqu’il nous dit comment l’essence humaine est produite par le rapport social. Selon Danièle Kergoat, en effet, les êtres humains ne forment pour eux (dans leurs représentations) une espèce qu’en se différenciant en groupes sociaux antagonistes, c’est-à-dire au moment où ils se savent d’une ethnie, d’une classe, d’un sexe en lesquels l’humanité se différencie, c’est à dire quand leurs antagonismes leurs permettent d’accéder à l’abstraction. Car les êtres humains n’ont besoin de se comprendre et de se définir que lorsqu’ils n’ont plus l’expérience immédiate de leur communauté. Ils n’accèdent, par conséquent, à l’idée d’un « genre humain » qu’à travers la confrontation qui les oppose entre groupes sociaux, éventuellement en déniant la pleine humanité au groupe antagoniste. Ce processus est renforcé encore dans la société industrielle par l’extension au niveau mondial du commerce et des communications qui rapproche chaque homme de l’ensemble des hommes. Chaque homme se trouve relié à l’humanité tout entière. Les biens consommés peuvent avoir été produits aux antipodes et ceux produits localement peuvent être destinés à des marchés lointains, ils répondent aux goûts  comparables et aux besoins semblables d’hommes qui ne se rencontreront jamais.

Les hommes n’en ont pas pour autant une claire conscience de leur essence. Bien au contraire : la division du travail, la spécialisation dans l’accomplissement des tâches, l’accroissement des inégalités et le développement inégal, accentuent la distance à la totalité humaine et en brouille l’image. Avec la généralisation des échanges monétaires, la société tout entière parait devoir fonctionner selon une rationalité instrumentale où tout devrait être prévisible et calculable. Les rapports sociaux prennent la forme de relations entre des choses et se stabilisent dans et sous la forme d’institutions qui dominent les hommes et s’imposent à eux comme des puissances étrangères. L’homme parait enfermé et assujetti  dans un cadre qui le domine et le façonne mais qui est pourtant une création humaine : l’État étant l’institution qui forme la clé de voûte dans laquelle se stabilise et se pérennise le rapport social de classe. La famille étant celle par laquelle s’organise le rapport social entre les sexes et les générations. L’institution fait retour sur l’essence humaine pour en habiller le contenu. L’État fait de l’homme un citoyen et la famille lui alloue un statut (un état) civil par lequel il se connait tout autant qu’il se travestit. 

Dans ce cadre l’individu est comme Fabrice à Waterloo : il n’appréhende d’abord ses relations aux autres hommes que dans l’immédiateté : sous la forme illusoire de relations entre individus autonomes et rationnels motivés par la satisfaction égoïste de leurs besoins. Chacun pense être maitre du choix de son mode de vie, de ses façons d’être et du développement de sa culture. Mais il est limité par des rapports sociaux dont il ne peut pas sortir, en dehors desquels il n’est rien. Chacun se trouve en fait façonné par les rapports sociaux de son temps et de sa société si bien qu’on voit souvent de nos jours les mêmes personnes proclamer leur autonomie et dénoncer dans le même temps le façonnement social. Le sexe est déclaré une « construction » par celles et ceux qui ne voudraient pour rien au monde être autres qu’ils ne sont ! Chacun de ces hommes pris dans les contradictions des rapports sociaux de son temps, se comprend comme appartenant au genre humain mais à travers un processus d’abstraction redoublé : doublement masqué d’abord par le biais de son habillement institutionnel puis sous la forme d’une unité humaine idéalisée. C’est pourquoi l’essence humaine est une chose si problématique et si difficile à saisir et qu’elle se trouve recouverte de tant de travestissements, de réductions, d’illusions et d’idéologie. Mais nous reviendrons à la question de l’essence humaine quand nous aurons complétement éclairci le concept de rapport social.

Peut-être faut-il proposer un exemple pour rendre plus intelligible ce concept de rapport social qui apparait maintenant singulièrement complexe. Mettons-le à l’épreuve en le confrontant au moins intuitif des rapports sociaux : celui que représente la monnaie, car la monnaie est un rapport social. Cette formulation quelque peu énigmatique ne peut se comprendre que si on suit le raisonnement qui l’amène et la justifie.

Elle se trouve chez Marx au livre I chapitre II du Capital (« les échanges »). Mais commençons par le chapitre I pour suivre le raisonnement qui y mène. Dans ce chapitre I, Marx a défini la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange. Mais l’échange des marchandises ne peut se faire que sur le marché car la valeur d’échange ne se réalise que sur le marché. Pour qu’il y ait marché, dit Marx,  les individus qui y amènent leurs marchandises « doivent se reconnaître réciproquement comme propriétaires privés »[3]. Dans cette seule remarque nous retrouvons tous les éléments par quoi Danièle Kergoat définit un rapport social.

1)      Il y a un enjeu et une tension. Deux volontés se confrontent et cherchent à tirer le meilleur avantage de l’échange. Autour de cet enjeu se constituent deux groupes sociaux : les vendeurs et les acheteurs. Dans cette situation s’invente, ou plutôt est en œuvre, une façon spécifique de penser. Les protagonistes se constituent en groupes antagonistes. Ils se voient et se pensent « comme propriétaires privés », comme acheteurs et comme vendeurs, c’est-à-dire selon des déterminations à la fois institutionnelles et abstraites.  

2)      Les groupes antagonistes « ne sont pas donnés au départ » puisqu’il faut le marché pour qu’ils puissent se reconnaître. Être propriétaire privé et reconnu comme tel n’est pas une donnée liée à la personne humaine en tant qu’être naturel (voir à ce sujet l’article : « la question de la propriété ») non plus qu’être acheteur ou vendeur. On remarquera pourtant que l’idéologie se plait à brouiller cela en s’efforçant de cliver et de figer chacun dans un rôle : consommateur, usager etc.

3)      Dans la transaction commerciale, l’acheteur et le vendeur sont indifférents à la personne de leur protagoniste. Les acheteurs viennent avec leur besoin que la marchandise comme valeur d’usage peut satisfaire, mais ils n’ont pas nécessité de connaître les besoins de l’autre. Chacun contracte « sans s’inquiéter si sa propre marchandise a pour le possesseur de l’autre une valeur utile ou non ». Dans ce sens, dit Marx : « l’échange est pour lui un acte social général » c’est-à-dire que c’est une forme interaction sociale codée, qui se déroule selon des normes que chacun a intégrées sans en avoir conscience.

 

Résumons donc : un rapport social n’est pas une relation sociale. Il est le lieu où l’homme se pense dans le cadre d’une abstraction comme élément d’un groupe social et où il agit dans le cadre d’institutions et selon des codes. (Ce qui ne signifie pas que les relations sociales n’incluent jamais aucun code : politesse, respect, pudeur etc.)

C’est à l’aboutissement de ce raisonnement, ici résumé, que Marx introduit la monnaie comme « équivalent général ». Il reconstruit succinctement le processus historique de son apparition. L’argent ou la monnaie dont la marchandise « équivalent général » est le signe, se forme dans les échanges. Elle est un produit des rapports marchands, produit issu d’un développement historique. L’argent se forme dans un processus de scission de ce qui deviendra l’équivalent général : par « le dédoublement de la marchandise en marchandise et en argent ». Ce qui amène Marx à cette conclusion : ce dédoublement est possible parce que « sous l’apparence d’un objet extérieur, la monnaie déguise en réalité un rapport social ».

La monnaie déguise un rapport social dans le sens où un rapport social n’apparaît jamais en lui-même. Il est toujours vécu dans le cadre d’abstractions. Ainsi tout ce que Danièle Kergoat avait mis sous son concept de « rapport social » se retrouve bien dans le cas de la monnaie.

image 2Nous pouvons récapituler, à partir de cet exemple, ce qui apparait de l’examen du concept de rapport social : un rapport social confronte des groupes sociaux mais toujours sous une forme institutionnalisée et souvent sous une forme réifiée. Un groupe social est un ensemble d’individus pensés sans distinction de personnes, ces personnes sont pensées seulement sous la qualité requise par le rapport visé, qualité complémentaire à celle du groupe protagoniste (producteurs et consommateurs, par exemple). Le rapport social ne se manifeste que sous et par la médiation d’une institution : la monnaie, le contrat de travail, la famille etc. Il s’accompagne toujours de normes qui peuvent être (et sont souvent à la fois) religieuses, morales, coutumières ou juridiques. Chaque rapport social ne dévoile toujours qu’un aspect, une facette, de l’essence humaine. Cela sera développé dans un prochain article.


[1] « L’idéologie allemande » réédition 2012

Marx précise aussi, ce qu’il entend par le mot social (en opposant rapport naturel et rapport social) : « social en ce sens que l’on entend par là l’action conjuguée de plusieurs individus, peu importe dans quelles conditions, de quelle façon et dans quel but ».

[2] Dans « penser la différence des sexes : rapports sociaux et division du travail entre les sexes»– 2005

[3] Le Capital Livre premier tome I – Karl Marx – éditions sociales volume 1 page 95

La 6ème thèse sur Feuerbach

image 2La question de l’essence humaine, c’est-à-dire de ce que réalise l’émancipation humaine, nous a amenés, à travers une lecture de « la question juive » de Karl Marx à la VIème thèse sur Feuerbach. Nous avons écarté les divisions qu’introduisent la religion, la propriété et la politique. Nous sommes arrivés à la question des rapports sociaux, qui divisent eux-aussi les hommes et que pourtant Marx n’invalide pas puisqu’il déclare qu’ils sont l’essence humaine dans sa réalité. Il écrit : « l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux ». Que signifie cette expression ? Quelles sont ses implications ?

Il faut d’abord noter que cette thèse est affirmée contre celle de Feuerbach. Elle commence par une reprise de ce que critiquait la thèse 4 (« Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine ») et que cette thèse réfutait car il ne suffit pas de dénoncer l’illusion religieuse pour que ce qui l’a construite se dissipe par comme par enchantement et que l’homme révèle son être d’avant la religion. Un tel être n’existe pas. La religion est l’expression du renversement, de la cassure du monde humain c’est-à-dire de cette distance de soi à soi qui fracture l’unité du monde humain et le scinde d’une part en un monde terrestre, temporel ou mondain, et d’autre part en un monde religieux, extra mondain. Cette cassure Feuerbach la constate et la dénonce comme une mystification : Dieu est une création humaine, il n’est que l’hypostase de l’homme. Pour Marx cette cassure ne se résout pas dans le retour au monde humain, dans une unité retrouvée par la dissipation de l’aliénation religieuse ; elle s’y répète. Elle est celle de l’Etat et de la Société Civile, du travail dans sa forme aliénée et de toutes les formes d’aliénation y compris celle de l’essence humaine. Il ne suffit donc pas de rabattre le religieux sur le mondain, il faut poursuivre la cassure dans toutes ses formes et la résoudre concrètement dans le monde réel c’est-à-dire dans l’histoire. La cassure demeure quand, dans un monde laïc est résolue l’essence religieuse de l’homme.  Il y a toujours séparation et distance entre l’humain et l’humain. Cette distance est celle des rapports sociaux. L’essence humaine devient l’ensemble des rapports sociaux. Elle l’est « dans sa réalité » c’est-à-dire dans sa forme historique concrète. La réalité humaine pour Marx ce sont les hommes historiques concrets dans leur devenir. Il n’y a pas de réalité humaine immuable et hors l’histoire donc pas de « nature humaine ».

Marx parle d’essence humaine alors qu’on parle habituellement de « nature humaine ». Ce faisant, il reprend le vocabulaire de Feuerbach mais le fait jouer autrement. Pour Feuerbach le mot essence désigne ce qui est immuable et originaire, pour Marx au contraire, et pour une pensée dialectique en général, l’essence est ce qui se construit et se développe au cours du processus historique concret. Je renvoie à ce sujet le lecteur à mon article du 16 juin 2013 « Dialectique ».

Marx reproche à Feuerbach « de faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même » (ce qui est la définition que Feuerbach aurait donné de l’essence). Feuerbach fige donc l’essence humaine. Il en fait  une chose étrangère au lien social. Il considère l’être humain « en tant qu’universalité interne, muette, liant de façon purement naturelle la multiplicité des individus ». Le mot naturel s’oppose ici à social. Feuerbach, en matérialiste, rabat l’essence humaine sur une base naturelle, il fait abstraction du lien social et  de la contradiction qui demeure dans le monde humain sous la forme des rapports sociaux qui lient les hommes en les opposant les uns aux autres.

Pour être clair, il faut bien distinguer essence humaine et nature humaine : On peut parler de nature humaine en deux sens différents. Pour le premier sens et le plus fréquent, on appelle « nature humaine » ce qu’on estime caractériser l’homme en général, en  tous temps et en tous lieux.  Mais on se dispute selon qu’on est pessimiste ou optimiste sur la bonté ou la vilenie humaine. Ce débat se tranche simplement. Proudhon, par exemple, était un pessimiste qui refusait d’envisager que la concurrence puisse être remplacée par une simple émulation car ce serait « une transformation de notre nature sans antécédents historiques ». Marx lui objectait que « l’histoire toute entière n’est qu’une transformation continue de la nature humaine[1] » et qu’on ne saurait enfermer l’homme dans l’image que le capitalisme en donne. La nature humaine prise dans ce premier sens est malléable. Elle n’est rien de défini, rien qui puisse être universellement reconnu. Son concept n’a pas de valeur explicative ou opératoire. Il permet la justification fataliste d’un état de fait. Le recours à l’évocation de cette « nature humaine » est le type même de l’argumentation paresseuse, de la fausse explication.

Dans un deuxième sens, on  désigne par «nature humaine » l’ensemble  des propriétés de l’homme considérées comme innées ou présociales, qu’elles soient biologiques ou spirituelles. Ces propriétés seraient de naissance pour l’individu mais aussi pour l’espèce. Or qu’a donc en propre l’homme quand il vient au monde sinon qu’il nait « psychiquement prématuré », sans compétence propre ? Le propre de l’homme à la naissance, c’est alors de n’avoir pas de qualité propre et donc aucune propriété qu’on puisse considérer comme innée ou présociale. Les biologistes inscrivent la chose sous la rubrique de la néoténie. L’exemple des enfants sauvages le confirme : ils ne manifestent aucune des compétences qui distinguent l’homme de l’animal (pas même la bipédie). La « nature humaine » c’est donc de n’avoir aucune propriété innée : c’est de n’avoir pas de « nature ».

L’idée de néoténie même si elle s’appuie sur des observations scientifiques, n’apporte rien à la compréhension de ce qu’est l’homme réel. Elle n’a sur ce plan aucune valeur explicative et n’est que la condition préalable à l’humanisation. Le nouveau-né humain vient au monde avec un gros cerveau dans lequel les connexions neuronales restent à faire et dont le vaste développement frontal le rend apte à l’apprentissage et en particulier à l’acquisition du langage. Mais malgré tous ces atouts aucun enfant ne peut se développer en dehors du monde humain. Hors de ce monde, il n’a rien à apprendre ni d’ailleurs les moyens d’apprendre, voire de survivre. La néoténie et la plasticité du cerveau sont sans effet si l’enfant ne se voit pas ouvrir dès sa naissance le champ d’apprentissage que sont les relations avec ses semblables. Ce n’est que par ces relations que l’enfant acquiert la capacité d’employer des signes et des savoirs, à entrer en rapport avec ses semblables, à respecter des usages et maitriser des techniques, à s’ouvrir à un imaginaire. Ce n’est donc pas la néoténie qui fait l’homme, ce sont les relations de l’humain à l’humain. On ne peut pas comprendre l’homme à partir des spécificités de son développement biologique et on ne peut en aucune façon s’appuyer sur ce qu’il est physiologiquement pour lui attribuer une nature.

Cette absence d’une nature humaine pose un problème car que signifie alors passer de l’homme « encore couronné de l’auréole théologique de l’abstraction » (qui est, selon Marx, l’homme tel qu’il est pensé par Feuerbach), à l’homme empirique ? Ce n’est pas revenir à ce que serait originairement l’homme, puisque l’homme n’est rien originairement. Ce n’est pas, non plus, résoudre l’idée abstraite de « l’homme » pour aller à l’individu singulier comme croit le faire Max Stirner dans « l’Unique et sa propriété ». Marx Stirner ne sort pas de l’abstraction, il la pousse à son comble. Il ne fait qu’aller d’une abstraction à de nouvelles sortes d’abstractions : « Moi », « l’enfant », « l’adolescent » et « l’homme ». Or, la multiplication des abstractions n’est pas la sortie de l’abstraction. Feuerbach passait de la conscience de soi hégélienne à l’homme sensible mais pris comme une nouvelle abstraction puisque pensé hors du lien social. Stirner ne va guère plus loin. La nature humaine qu’il dégage est encore une abstraction : celle de l’individualisme utilitariste bourgeois poussé à ses extrêmes limites.

Faudrait-il donc récuser l’idée d’une nature humaine et se refuser à l’invoquer, ne serait-ce qu’implicitement, en parlant de « l’homme » sans le situer historiquement et socialement[2]. Marx évite de se laisser entraîner sur cette pente. Il utilise le concept « d’essence humaine » plutôt que de parler de « nature humaine ». Ce faisant, il déclare revenir à la réalité humaine. Mais, il crée une autre difficulté, ou au moins n’échappe pas à une nouvelle difficulté qui ne peut s’éviter : c’est que pour aller aux « hommes historiques réels », il faut bien pouvoir dire ce qui est prédiqué dans cette célèbre expression : il faut bien pouvoir dire de quoi on parle quand on utilise le mot « homme » ! Comment pourrait-on clarifier ce qui fait « l’essence humaine » si on ne signifie plus rien par le mot « homme » ? Le risque de la déconstruction du concept « homme » n’est-il pas de déboucher sur la liquidation de l’idée d’homme et, de là nécessairement, à la négation de l’unité du genre humain comme le fait Nietzsche. La déconstruction Nietzschéenne aboutit à l’affirmation qu’il n’y pas de sujet théorique qui puisse être séparé de ses pulsions vitales, de sa volonté de puissance et des jugements de valeur qu’il exprime. Il n’y a que des « types » en lutte, des faibles et des forts, une masse populacière et des êtres d’exceptions et à l’horizon des surhommes. Alors aussi bien la morale que la connaissance ne peuvent être déclinée qu’au singulier. Morale et connaissance ne peuvent être justifiés que s’ils annoncent la venue de ce prétendu « surhomme ». La clé de voûte étant ôtée, c’est l’édifice entier qui s’écroule[3].  

image 1Marx était conscient de cette difficulté. D’où cette phrase par laquelle il essaie tout de même de clarifier l’emploi de l’expression « l’homme » : « L’homme, ce n’est pas une essence abstraite blottie quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’Etat, la société ». Lucien Sève[4] l’extrait de l’ « introduction à la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » pour dire qu’il la trouve tâtonnante. Cette phrase parle bien de « l’homme » et s’efforce de le définir. Elle veut éviter à la fois l’essentialisme métaphysique et la liquidation déconstructiviste. Elle est assez claire si l’on considère, d’après la lecture que nous avons faite de « la question juive » et des thèses sur Feuerbach, que la réalité humaine dans l’histoire est toujours celle d’une cassure  entre monde terrestre et monde religieux, entre Etat et société civile, entre l’homme et le citoyen, et qu’en conséquence, cette réalité humaine connaît autant d’autres modalités de cassure qu’il y a de formes de domination ; cassures qui demeurent car elles ne sont réductibles que par un processus historique concret d’émancipation. La réalité de l’homme est bien celle d’une unité brisée, mais il y a cassure (unité brisée) que parce qu’il y a unité. Si l’unité humaine peut être brisée, c’est qu’elle a une réalité. C’est clairement ce que Marx exprime en définissant l’homme par une suite de réalités hétérogènes (le monde, l’Etat, la société). L’idée se comprend alors et n’est tâtonnante que dans la mesure où elle n’exprime l’unité de l’homme qu’à travers le constat de son inaboutissement. Elle est le constat que cette unité se fait, mais se fait dans le cours d’un processus non achevé. La définition qui est donnée de l’homme implique alors cette chose très simple : que de l’Humain à l’Humain, il y a toujours une distance, des contradictions et des conflictualités à l’œuvre : c’est précisément cela qui est l’essence de l’homme, c’est-à-dire très simplement sa particularité. C’est pourquoi il parait préférable pour éviter toute ambiguïté d’utiliser l’expression « essence humaine » plutôt que celle de « nature humaine ». Ce qui distingue l’essence humaine d’une nature c’est de n’être pas innée, c’est en premier lieu d’être extérieure à l’individu humain, d’être dans le devenir, en ce sens qu’il n’y a pas d’humain sans médiation et conflictualité humaine et sans marche vers l’émancipation.

 Ainsi, quand Marx dit dans la 6ème thèse sur Feuerbach : « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu singulier», nous aurions tort de lui attribuer l’invention d’un concept original d’interindividualité humaine, qui serait une nouvelle sorte d’abstraction. Ce qui est visé n’est pas une catégorie ontologique nouvelle mais une situation dont les formes se déclinent concrètement dans l’histoire humaine, dans le devenir de l’humanité. Dire de l’essence humaine qu’elle n’est pas « inhérente à l’individu isolé », c’est dire que, du fait qu’elle lui est  extrinsèque, elle n’est ni figée ni séparée. Elle se manifeste comme l’œuvre commune des hommes dès lors qu’ils entrent dans des rapports sociaux et comme ce que chaque homme conquiert dans son développement individuel et qu’il reconnait comme sien, car l’individu la reçoit tout autant qu’il la conquiert. Il est individu singulier que pour autant qu’il a développé son être-là social, qu’il entre dans des relations sociales et des rapports sociaux omnilatéraux.  Son essence humaine est sous la dépendance de situations sociales qui s’imposent à lui – puisqu’il n’a choisi ni sa condition sociale, ni l’état de la société dans laquelle il vit, ni bien-sûr son sexe. Pourtant il n’est homme épanoui que dans la mesure où il se l’approprie, qu’il la fait sienne et entreprend de l’assumer et la développer. L’essence humaine n’est pas figée car l’individu entre au cours de sa vie dans des modes de relation qui évoluent et sur lesquels il peut agir, mais aussi et principalement parce, qu’au cours de l’histoire, les modes de relations entre les hommes se modifient. Elle n’est pas séparée car tout rapport inclut l’individu dans un tout organique et dans des procès comme ceux de la production. Enfin, elle n’est pas abstraite puisque ces rapports passent par des choses et des signes et impliquent le rapport fondamental à la nature. Les hommes ont entre eux des rapports de collaborations, d’échange, de production qui mobilisent toujours la nature dont ils sont une partie.

La question de l’abstraction de l’essence humaine est un des points sur lequel Marx marque sa différence avec Feuerbach puisqu’il le critique au motif que chez lui l’essence humaine est le résultat d’un double procès d’abstraction qui conduit, d’une part, à présupposer un individu isolé, et d’autre part, à ne  pas prendre l’histoire en considération. L’essence humaine n’étant pas une abstraction, il n’y a pas chez Marx d’existence séparée de l’essence (qui la précéderait). Dans le deuxièmement de la 6ème thèse, Marx exclut aussi la possibilité que l’essence humaine soit « une universalité interne, muette » inhérente à chaque individu pris séparément et abstraction faite des autres ; cela exclut la position « nominaliste » consistant à dire que seuls existent les individus et que l’essence humaine est dégagée d’eux par abstraction. On ne peut donc pas imaginer un « sujet » abstrait comme fondement des différences individuelles et des rapports inter individuels, un homme d’avant les rapports sociaux ou un homme rejeté des rapports sociaux et encore moins un homme « jeté dans le monde » comme une espèce de corps étranger.

Mais où est l’essence humaine si elle n’est ni au-delà des individus, ni en eux, si elle n’est ni une essence générale sous laquelle viennent se ranger les différences spécifiques et individuelles, ni une essence générale logée dans les individus, inhérente aux individus ? S’il ne faut penser ni l’essence humaine elle-même comme support substantiel des différences individuelles, ni les individus humains comme supports subjectifs de l’essence humaine, comment peut-on penser cette dernière ? La réponse de Marx est qu’il n’y a pas d’autre solution que de la penser de manière relationnelle. Il faut dire que l’essence humaine n’est nulle part ailleurs que dans les rapports des hommes entre eux, et que c’est là seulement qu’elle existe réellement et effectivement. Ce que les hommes sont essentiellement, ils le sont dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent les uns avec les autres. L’individu humain n’est jamais tout fait ; Il est toujours déjà impliqué dans les rapports sociaux auxquels il participe. Il est constitué par les rapports sociaux auxquels il participe. Il n’est pas d’emblée titulaire de droits mais n’a de droits que dans ses rapports sociaux. Il ne parvient à se concevoir comme individu titulaire de droits que dans un environnement social déterminé c’est-à-dire nécessairement dans une phase historique déterminée. Ses droits, sa personne même ne sont pas une chose donnée de toute éternité mais quelque chose de construit et d’acquis historiquement. Cependant, affirmer ici cela n’est pas encore l’établir. Avant de l’établir il faut patiemment analyser la nature des rapports sociaux. Ce qui sera fait plus loin.

Levons d’abord une dernière difficulté : l’objectivité des rapports qui constituent l’essence humaine ne permet ni qu’on puisse considérer cette essence comme séparée de la réalité humaine ni, non plus, qu’il y ait toujours une pleine convenance de l’une à l’autre. Dans « l’idéologie allemande » Marx et Engels font  à Feuerbach le reproche de ramener l’essence d’un être à ses conditions d’existence c’est-à-dire à son mode de vie et sa forme d’activité. Marx écrit : « l’ « essence » du poisson pour reprendre une autre des propositions de Feuerbach, n’est autre chose que son « être », l’eau ; l’essence du poisson rivière est l’eau d’une rivière. Mais cette eau cesse d’être son « essence », elle devient un milieu d’existence qui ne lui convient plus, dès que cette rivière est soumise à l’industrie, dès qu’elle est polluée par des colorants et autres déchets, dès que des bateaux à vapeur la sillonnent [etc.] ».[5] Effectivement, il peut y avoir des circonstances inhumaines dans lesquelles les hommes se sentent privés de ce qui fait d’eux des êtres pleinement humains. Dans ces conditions les rapports sociaux ne sont plus constitutifs de l’être social des hommes mais détruisent leur capacité à être des individus pleinement développés. Dans la situation du déporté, par exemple, c’est la question de l’humanité dans l’homme qui est posé. Il faut la conjurer de paraître comme le fait Primo Levi, car il n’en reste rien : « Considérez si c’est une femme / Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux / Et jusqu’à la force de se souvenir, / Les yeux vides et le sein froid / comme une grenouille en hiver »[6].  On peut certes soutenir, comme le fait Robert Antelme que le bourreau est impuissant à anéantir l’humanité de sa victime comme il est impuissant à se dépouiller de sa propre humanité ; mais l’humanité de la victime ne peut plus alors être révélée qu’en négatif. Selon Robert Antelme « La pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être que celle de l’homme : la puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose »[7]. Quelque chose de l’humanité serait irréductible, mais comment appeler ce quelque chose « l’essence humaine » ?  C’est un reste d’humanité, mais ce n’est pas l’essence humaine.

image 3Ces subtilités n’effacent donc pas le sens premier de l’expression « essence humaine ». Il faut d’abord comprendre que ce qui est essentiel chez l’homme ce sont les rapports sociaux. Essentiel signifie ici constitutif, déterminant (dans le sens de ce qui fait que la chose est ce qu’elle est, de ce qui fait sa spécificité) ; ce qui est essentiel c’est en quelque sorte ce qui constitue le squelette d’un être, ce sans quoi il serait sans forme. Mais surtout « essence» désigne l’état atteint par la chose au cours de son développement où ce qui se découvre de la chose au cours de son développement, ce qui s’en révèle et la spécifie vraiment ; donc, s’agissant de l’homme, son essence est ce qui apparaît comme la réalité de son être au cours du processus d’émancipation humaine, ce qui constitue vraiment ce qu’il estime être une condition humaine. Car l’homme n’est pas seulement, comme le dit par exemple, Lucien Goldmann : « le sujet de la pensée et de la praxis » c’est-à-dire un être pensant et agissant, producteur de lui-même. Il est bien cela : sa pensée et son activité ont un sens, poursuivent une fin, qui est le développement des potentialités humaines, le plein développement de son être ; ceci non pas pour des raisons métaphysiques mais parce qu’il est toujours pris dans des rapports sociaux et donc dans des conflictualités et qu’il cherche toujours soit à s’en libérer pour être enfin ce qu’il estime devoir être, soit à asseoir sa domination (ce qui constitue une libération ratée).

Tout cela reste encore bien imprécis mais sera développé dans de prochains articles.


[1] Misère de la philosophie, Philosophie de la misère, 10/18  page 459

[2] Dans « L’idéologie allemande » (page 202) Marx répond à Max Stirner qui disait que le communisme voudrait donner à « l’homme » « autant qu’il a besoin » : « le « communisme » ne s’avise pas de vouloir donner quelque chose à « l’homme » car « le communisme » n’est aucunement d’avis que « l’homme » « ait besoin » de quoi que ce soit si ce n’est d’un bref éclaircissement critique ». Tous les mots mis entre guillemets étant ici ceux qui sont considérés comme frappés d’essentialisme.

[3] Voir à ce sujet mon article du 13 juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme ».

[4] Lucien Sève : Penser avec Marx aujourd’hui Tome II : « l’homme » ? ; La Dispute Paris 2008 – page 55

[5] Idéologie allemande page 44

[6] Primo Levi, Si c’est un homme [1947]  – Paris Pocket 2003

[7] R. Antelme, l’espèce humaine. Page 230.

Droits de l’homme et spécificité humaine

image 2Les droits de l’homme sont attaqués, instrumentalisés, bien souvent par ceux-là mêmes qui se présentent comme leurs défenseurs. Ne pouvant les refouler, ils veulent en réduire la portée pour n’en faire que des armes contre les formes les plus violentes de tyrannie, quand ils ne s’en servent pas comme d’un argument polémique. Beaucoup s’efforcent de les ramener à leur formulation de 1789 et refusent obstinément de voir leur développement et leur mise en œuvre dans le droit positif. Tout cela, je l’ai illustré et dénoncé dans mes précédents articles. J’ai dévoilé le caractère réactionnaire de ces attaques et de cette instrumentalisation.  J’en ai montré aussi les limites : ces attaques échouent. Elles sont sans force face à la volonté des peuples de vivre libres et respectés. Elles ne peuvent empêcher que les droits fondamentaux se développent et s’internationalisent (s’universalisent pratiquement) ; ils ne peuvent plus être pensés, et ne sont plus pensés, sous les catégories du droit naturel classique. La critique philosophique de leur compréhension métaphysique et idéaliste a été faite. Sa validité ne peut pas être contestée. Mais elle rencontre une limite dans la condamnation unanime et universelle des crimes contre l’humanité. Que faire alors ? Comment ne pas prendre acte à la fois de la pertinence des critiques de l’idéalisme et de l’exigence de droit qui s’exprime ?  Comment maintenir l’exigence des droits de l’homme dans toute leur extension autrement qu’en les refondant. Pour cela il faut s’efforcer de passer à une élaboration constructive : il faut penser les droits fondamentaux positivement et dans toute leur extension pour en comprendre la nature.

 La recherche d’un nouveau fondement doit abandonner les spéculations métaphysiques et abstraites. Elle doit aussi renoncer à discuter indéfiniment le contexte historique et philosophique de la proclamation de 1789, car cela ne permet pas de comprendre pourquoi les droits de l’homme se développent, pourquoi ils progressent et sont acceptés et revendiqués de plus en plus universellement, par l’ensemble des nations, pourquoi ils sont portés par des institutions internationalement reconnues comme représentant l’ensemble de l’humanité. Il faut partir de ce constat et renverser l’interrogation. Non plus essayer de comprendre ce qui dans la nature des droits ferait que leur respect serait universellement exigé mais essayer de comprendre ce qui dans l’homme fait qu’il se proclame des droits et veut les faire respecter. Quelle est donc cette spécificité humaine qui fait qu’il veut avoir des droits, que ses aspirations à l’émancipation s’expriment par la proclamation de droits ?  Les nouvelles formes de l’interrogation seront les suivantes :

–          comment penser l’homme comme être social, pris dans l’histoire, en conflit avec ses semblables et animé du désir de s’émanciper et de faire respecter ses droits

–          comment penser l’idée des droits fondamentaux dans leur relation à la situation humaine, à l’homme pris dans des rapports qui s’imposent à lui et le modèlent

             Nous constatons que les droits fondamentaux se développent, qu’ils s’universalisent et que  leur développement ne fait pas obstacle à leur reconnaissance générale. Leur reconnaissance de plus en plus large n’est pas cependant la manifestation d’une téléologie (d’une finalité conçue comme ayant un pouvoir agissant). Elle se fait au prix de combats sans cesse repris. L’humanité est poussée en avant, elle est animée par un besoin d’émancipation que l’on constate à toutes les époques et dans toutes les sociétés. Ce besoin ancré en chaque homme pousse les sociétés humaines en avant. Mais quel en est la source ? Nous pensons pouvoir la trouver dans une anthropologie fondée sur l’idée que l’être social de l’homme en fait un être ouvert à des possibles, tendu vers le meilleur, à la différence de l’animal qui est limité par ses instincts.

image 1Nous constatons qu’il est particulier à l’homme d’aller vers toujours plus d’émancipation et vers la libération de ses potentialités. Cela nous conduit donc à interroger l’idée d’une « essence humaine ». Nous avons constaté que les critiques les plus vives contre les droits fondamentaux se heurtaient à une dignité humaine que personne ne peut refuser à son prochain sans s’en dépouiller en même temps. Celui qui perpétue les plus graves atteintes à l’humanité en l’autre s’enferme dans la dénégation ou n’a pas conscience de ce qui fait sa propre humanité. Il n’y a aucune époque, ni aucune société, où les consciences ne se soient élevées contre les traitements inhumains et contre la dégradation de l’être humain. Ceux qui ont perpétué les crimes les plus graves contre la personne humaine, comme les conquistadors espagnols ou les bourreaux nazis, ont voulu cacher leurs crimes et ont tenté de nier l’humanité de leurs victimes plutôt que de l’affronter. Ils ne se sont donc jamais reconnu le droit moral d’infliger des traitements inhumains à des êtres humains. Ils ne pouvaient ignorer que de tels crimes seraient condamnés. Leurs contemporains ne leur ont jamais reconnu un tel droit et ont réprouvé leurs crimes. Toutes les générations répètent cette condamnation.  Pourtant, malgré cette reconnaissance de l’unité et de la dignité humaine,  l’idée d’une nature ou d’une essence humaine, d’une unité de l’humanité, restent problématiques. Son lien avec l’idée d’émancipation n’est pas pensé. La norme, le droit et l’aspiration au droit comme fondement de la relation de l’humain à l’humain ne sont pas explorés.

L’homme se pense à la fois comme individu et comme espèce humaine ; la philosophie a tantôt pensé une primauté de l’individu sur la société, tantôt la primauté du social sur l’individu. Il faut articuler ces deux approches, individualiste et sociologique. L’homme doit être vu à la fois comme être moral, perçu dans sa dignité, et comme être empirique mû par le besoin ; l’un ou l’autre pôle domine selon que la philosophie est spiritualiste ou matérialiste. L’homme se pense aussi à la fois dans son unité, comme genre humain, et dans sa diversité. La diversité humaine est celle des cultures que la sociologie et l’ethnologie étudient mais elle est aussi celle des sexes et des conditions sociales. La philosophie doit composer avec cette opposition entre unité et diversité ; elle doit s’en saisir. Elle doit interroger l’idée d’humanité sur tous ces aspects dans le but de dégager ce qui peut être soutenu aujourd’hui au regard du développement des sciences de l’homme.

Nous voyons que ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que l’homme, par le travail, accumule ses productions matérielles et intellectuelles hors de lui, dans le monde social, et de façon potentiellement illimitée. L’homme crée hors de lui les bases concrètes à partir desquelles se forment les individus. Chaque homme ne peut s’assimiler qu’une part limitée des produits du développement humain, il ne s’assimile toujours qu’une partie des moyens de son émancipation. Son émancipation est donc toujours inachevée. Il est toujours arrêté dans son développement. La société lui en offre à la fois les moyens et lui en dicte les limites. L’individu et la société sont le produit l’un de l’autre et se développent  l’un par l’autre, mais sont aussi limités l’un par l’autre. C’est ici, dans ce fait premier, que se lient l’essence humaine et l’idée d’émancipation.

Cette spécificité de l’être humain ne le sépare pas de la nature. Charles Darwin, dans son ouvrage de 1871 « la filiation humaine », explique scientifiquement comment elle est le fruit de l’évolution. Par la seule dynamique d’avantages sélectionnés et transmis, l’espèce humaine a accédé à sa position d’éminence évolutive, représentée par l’état de « civilisation », lequel substitue des institutions protectrices, une éducation altruiste et une morale de la bienveillance, du secours et de la sympathie, à la violence de l’élimination naturelle des plus faibles. Mais cet effet réversif de l’évolution fondateur des bases de la civilisation crée des sociétés complexes où apparaissent des inégalités et des tensions. C’est ce mouvement contradictoire qui fait apparaitre à la fois des privilèges et l’exigence morale de leur dépassement. Ainsi l’évolution humaine est marquée dans son origine même par la contradiction.

Si le développement humain ne se fait que dans et par la société, les rapports contradictoires que les hommes ont entre eux en seront le moteur ou le frein selon que chacun se voit reconnu, ou non, des droits sur les productions humaines à la fois intellectuelles et matérielles. La question des rapports que les hommes ont entre eux, dans la société, est donc fondamentale. Ces rapports sont un frein dans les sociétés oppressives, ils ouvrent des possibilités de développement personnel dans les sociétés qui reconnaissent à l’individu les droits à s’émanciper.

La question des droits que les hommes se reconnaissent apparait ici originairement dans la question des rapports sociaux à la fois oppressifs et potentiellement libérateurs. Le droit et plus particulièrement la proclamation des droits fondamentaux, sont l’outil par lequel l’homme agit sur son développement. Le droit est l’expression consciente et objective, mais aussi réifiée, des rapports sociaux. Il n’est jamais un outil neutre, une technique purement rationnelle de régulation de la société. Il est toujours politique et moral en ce sens qu’il participe toujours à la fois de l’un et l’autre. Même quand il s’en défend, le droit participe toujours du politique et du moral, il intervient dans leur champ comme ils interviennent en lui. La prétention parfois affirmée du droit à être politiquement neutre est elle-même politique. Sa prétention à ignorer le bien comme le mal le rendrait irrecevable comme droit. Le lien entre droit, morale et politique, leur consubstantialité, se sont imposés dès que le droit, comme norme édictée et imposée par une autorité humaine, a supplanté la norme religieuse vécue comme procédant une autorité transcendante.

Nous avons constaté que la protestation politique, au nom des droits fondamentaux ou pour la proclamation de nouveaux droits, est d’abord une protestation morale. Elle est l’exigence d’une moralisation du droit, c’est-à-dire de la reconnaissance par le droit de la volonté humaine d’émancipation. Certes, dans les sociétés modernes et capitalistes le droit voudrait apparaître comme une technique neutre et rationnelle par laquelle toutes choses semblent prévisibles et calculables. Le positivisme juridique théorise cela et veut séparer droit et éthique, légalité et légitimité (souvent en rappelant et en maintenant leur désignation ancienne comme loi positive et loi naturelle). Il veut réduire le droit à une technique et l’éthique à une réflexion sur les valeurs. Pourtant droits et éthique sont intimement liés comme plusieurs philosophes l’ont soutenu[1]. La morale est au cœur du droit et aucun droit ne peut se faire accepter et réguler une société pacifiée sans avoir un contenu moral. Le droit est donc naturellement l’outil par lequel s’exprime l’émancipation humaine et par lequel ce qu’il y a d’humain en l’homme s’affirme et se développe. Les droits humains sont donc à la fois le moyen et l’expression première de l’émancipation humaine.

image 3Il faut clarifier le lien qui va de l’essence humaine aux rapports sociaux et des rapports sociaux au droit et du droit comme technique aux droits fondamentaux comme expression des aspirations humaines. Etablir ce lien, en comprendre l’émergence, c’est donner une base solide et rationnelle à l’idée de droits fondamentaux. En faisant des droits fondamentaux l’expression de l’essence humaine, nous réfutons toutes les critiques qui nient leur validité et veulent les relativiser ou en limiter la portée et l’extension. Nous établissons  que leur proclamation et leur extension marquent les étapes historiques de l’émancipation humaine et du développement de l’essence humaine. Les droits fondamentaux ne sont ni atemporels ni transcendants, ils sont historiques. Mais ils n’en n’ont pas moins une valeur universelle, ils sont universalisants, car ils sont l’expression d’un fait fondamental qui se retrouve à toutes les époques et dans toute les sociétés : la volonté de développement et d’émancipation qui anime les hommes, qui est liée à l’essence humaine.

Une démarche philosophique constructive doit aller de la question de l’essence humaine à celle des rapports sociaux et des rapports sociaux au droit comme expression des aspirations humaines. Mais ces questions ne sont séparées que dans l’analyse. On ne peut les séparer pratiquement. C’est la question des fondements du droit qui conduit à poser celle de l’essence humaine, et dès qu’on pose la question de l’essence humaine, la question des rapports sociaux et celle du droit comme régulateur des rapports sociaux est posée. Essence humaine et rapports sociaux sont intimement liés. Un texte fondateur l’affirme. Nous partirons de sa lecture. Ce texte c’est « à propos de la question juive » de Karl Marx. Il fera l’objet d’un prochain article.


[1] Habermas, Dworkin, contre Kelsen et Max Weber.

Le travail, l’oeuvre et l’action

Suite de la lecture de : « la condition de l’homme moderne » chapitre premier pages 41 et 42.

image 1Dans son prologue Hannah Arendt a posé trois concepts : le travail, l’œuvre et l’action. Mais avant de les déployer, elle effectue très logiquement deux opérations : Premièrement, elle commence par les définir, les définitions, qu’on suppose provisoires, devant être enrichies ou éventuellement amendées plus tard. Elle indique aussi comment ces catégories s’articulent. Deuxièmement, elle situe les conditions de leur déploiement dans les deux dimensions qu’elle leur prête, la nature et le social : celle de l’homme comme être de la nature puis celle de l’homme comme être social. La première dimension est celle de la condition humaine comme expression d’une nature humaine à questionner. Dans la seconde dimension, l’homme est un être social dont la vie se déroule simultanément dans deux sphères : le domaine privé et le domaine public. Pour voir ce qu’il en est de tout cela nous allons suivre pas à pas l’analyse d’Hannah Arendt.

Les définitions du travail, de l’œuvre et de l’action :

Dans le prologue le mot travail était utilisé dans son sens courant d’activité pratique visant à satisfaire un besoin naturel ou social. Il s’agit dans ce premier chapitre d’un concept. Le travail est pensé comme une dimension de l’existence humaine ou plus précisément c’est, avec l’œuvre et l’action, une modalité de la vita activa (la vie active par opposition à la vie contemplative valorisée par les anciens). C’est la dimension de l’activité humaine qui procède du corps et va vers le corps, qui produit ce qui assure la vie de l’individu comme de l’espèce.

image 3Cette définition du travail permet de dégager a contrario une dimension complémentaire de l’activité humaine : l’œuvre, qui est par conséquent la modalité de l’activité humaine qui procède de l’esprit et va vers les choses de l’esprit. Le travail crée des objets par nature matériels et éphémères puisque destinés à être consommés pour entretenir le processus de la vie. L’œuvre crée, non des objets mais des œuvres de l’esprit qui sont de nature à échapper aux dimensions de l’existence humaine. C’est du moins ce que je comprends, car la présentation de l’œuvre est particulièrement hermétique. L’œuvre est présentée seulement en terme négatif, par ce qu’elle exclue. H. Arendt dit : « elle correspond à la non-naturalité de l’existence humaine ». « Elle n’est pas incrustée dans l’espace ». Mais elle dit aussi : « la condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde ». Dans la version française « appartenance-au-monde » est écrit avec des traits d’union à la manière des concepts forgés par Heidegger (ou du moins ce qui se voudrait concept) mais rien ne permet d’en saisir le sens. Le sens même du mot « condition » est problématique. Faut-il lire « condition humaine » comme un équivalent de Dasein ou comprendre qu’il s’agit des conditions (de ce qui permet à une possibilité de s’actualiser) et que le mot « humaine » est un adjectif qui vient limiter ou spécifier la nature de ces « conditions ». Tout cela parait bien alambiqué, s’il s’agit simplement de dire, comme je le soupçonne, que les œuvres sont les produits de l’esprit humain et qu’elles sont donc sujettes aux limites de l’esprit humain (par opposition à un hypothétique esprit divin). Une autre interprétation possible serait de comprendre « appartenance-au-monde » comme un équivalent de « conscience générique de l’homme » : ce par quoi on désigne la conscience que l’homme a de lui-même comme vivant d’une nature particulière.  Cette notion de conscience générique sous l’appellation d’appartenance-au-monde serait  tirée du côté du religieux. Il est vrai que les productions de l’esprit les plus anciennes, les œuvres qui nous sont parvenues sont des mythes des origines ou de la vie dans l’au-delà et qu’elles sont effectivement des manifestations de l’homme comme être mortel mais qui a une histoire, qui peut se projeter au-delà des limites de son monde. En ce sens la conscience générique de l’homme pourrait être vue comme une conscience religieuse, mais que sait-on des œuvres de l’esprit des premiers hommes qui ne nous sont pas parvenues ?

Ce qui est clair, c’est le procédé rhétorique qui fait que le paragraphe définissant le travail se termine par « La condition humaine du travail est la vie elle-même » phrase tout aussi obscure que celle qui lui fait miroir et termine le paragraphe consacré à l’œuvre : « la condition humaine de l’œuvre est l’appartenance-au-monde ». Peut-être tout cela n’a-t-il pas d’autre but que de profiter de l’effet produit par cette répétition et cette déclinaison.

image 2Vient après cela la définition de l’action. Je comprends qu’il s’agit de l’activité humaine qui procède du langage et a pour objet l’organisation des rapports des hommes entre eux.  Là aussi, cela est exprimé de façon très « savante » mais il semble bien qu’il ne s’agisse pas d’autre chose que de la politique pensée comme une abstraction et magnifiée sous l’espèce d’une catégorie anthropologique. Hannah Arendt nous dit qu’une des conditions de la politique est la « pluralité ». En clair, il faut être plusieurs et même nombreux et divers pour que les relations entre les groupes de sexe, d’âge ou de conditions aient besoin d’être ajustés et discutés et rediscutés. H. Arendt assène cette évidence avec beaucoup d’apparat, cela donne «cette pluralité est spécifiquement la condition –non seulement la condition sine qua non, mais encore la conditio per quam – de toute vie politique ». Ce genre de phrase a le don de m’agacer au plus haut point. Elle sent vraiment trop l’esbroufe !

Suit tout cela un développement au sujet de la différence des sexes qui fait appel aux variations que le texte biblique contient (puisqu’il est le collage de différents mythes) mais aussi aux lectures qui en sont faites dans les Évangiles, chez Saint Paul et Saint Augustin. Mais tout cela semble se réduire au final à l’idée que le rapport social de sexe est justement un « rapport social » c’est-à-dire un rapport entre groupes qui se distinguent et s’opposent mais aussi vivent une vie commune et font société. C’est donc, dans le sens où H. Arendt utilise le mot, un rapport politique.

Hannah Arendt n’a pas utilisé cette expression de « rapport social ». Il est clair que l’idée même suffit à mettre à mal sa partition entre travail et action car le travail humain prend la forme d’un rapport social (que Marx a appelé « rapport de production »), en cela il est tout autant politique que l’action. L’objet même de la politique est d’ailleurs pour beaucoup l’aménagement de ce rapport social et non une discussion éthérée entre grands esprits. Il y a, de ce fait, de l’action au sens d’Arendt dans le travail et le travail est une matière de l’action. La belle tripartie se trouve compromise !

A la réflexion aussi, il me semble qu’une des raisons de l’obscurité de ces définitions du travail, l’œuvre et de l’action, est le souci d’éviter l’opposition, sans doute jugée trop naïve et prêtant trop à la critique, entre corps et âme ou esprit et entre nature et culture. Or justement, H. Arendt se voit confrontée à l’idée de « nature humaine ». La suite du texte est une discussion au sujet de cette notion. Mais je traiterai cela dans un prochain article, car il me semble qu’on ne peut aborder cette question sans l’avoir un peu discutée auparavant. Et puis, sait-on jamais, s’il était venu à quelqu’un l’idée saugrenue de lire mes écrits, je ne voudrais pas lui infliger un texte trop long car je sais que, sur écran, on a souvent beaucoup de mal à lire plus que l’équivalent de deux page de format A4.