Elle s’en va

image 1’ai vu ce film hier et je ne sais qu’en dire. Il commence ainsi : la caméra découvre les façades et les rues vides d’une bourgade de province. Le granite des murs, la présence d’une crêperie et le style de l’église laissent supposer qu’on est quelque part en Bretagne mais sans doute pas en bord de mer. Le temps est ensoleillé, peut-être faut-il situer l’action qui commence au printemps dernier. Dans un restaurant le personnel s’affaire autour de quelques clients, peut-être est-ce la crêperie vue un instant avant ? On reconnait évidemment Catherine Deneuve. Un échange avec la serveuse plus jeune nous apprend qu’elle est une patronne bienveillante ou plutôt indifférente. Une seconde scène, cette fois à l’heure du coucher, permet de comprendre que la personne qui tenait la caisse est sa mère, une mère sans doute trop protectrice mais surtout trop présente. C’est l’indiscrétion de la mère qui permet de lancer l’action : je ne me souviens plus trop comment cela est amené mais elle apprend à sa fille que son amant la trompe avec « une jeunette de vingt-cinq ans qui lui a fait un enfant dans le dos ». Tout cela reste très flou, presque incongru. On sait, ou plutôt pour ce qui me concerne on suppose, que Catherine Deneuve a près de soixante-dix ans. Dans le film, elle est Bettie. Elle a été miss Bretagne en 1969. Elle avait alors dix-neuf ans : elle est donc née en 1950 et devrait avoir soixante-trois ans. Mais tout cela ne vient qu’au détour de phrases ou de situations tout au long du déroulement du film. L’amant médecin n’est qu’un prétexte, un personnage improbable. Quel âge peut-il bien avoir ? La relation des deux amants reste vague : ils se voyaient une fois par mois (mais quand Bettie dit cela, rien ne permet d’affirmer que c’est la vérité). C’est là tout le problème du film : les situations improbables s’enchainent à partir d’incidents et de rencontres aléatoires ou incongrues ou à la suite d’évènements saugrenus montrés ou évoqués comme la mort cocasse du mari de Bettie ou la mise sous séquestre de son restaurant et le blocage de son compte (je ne connais pas bien la législation en matière de cessation de paiement mais je doute qu’un tel excès sans préavis soit possible !).image 2

Le premier fil des pérégrinations de Bettie dans sa vieille Mercédès est la recherche de cigarettes. Il faut tout le talent de Catherine Deneuve pour donner un peu de vie et de véracité à tout cela. Mais ce n’est qu’au prix d’un procédé qui devient assez rapidement irritant. Elle est constamment filmée en gros plans. Elle fait le tour de sa voiture pour prendre le volant : la caméra la suit et tourne avec elle, se baisse avec elle. Quand elle conduit (et elle conduit beaucoup), la caméra est tantôt dans la voiture (sa silhouette occupe alors le côté gauche de l’écran) ou bien la caméra est à l’extérieur (peut-être fixée au capot ou dans un véhicule). Il s’agit d’insister sur l’errance du personnage dont il faut penser qu’elle est l’expression de son désarroi. Le gros plan laisse le paysage dans le flou, des panneaux indicateurs passent sur l’écran sans qu’on puisse les lire, il ne parait y avoir alentour aucune agglomération dans laquelle il aurait pu être un peu raisonnable d’espérer trouver un bureau de tabac ouvert (on a appris, je ne sais plus trop comment, qu’on est un dimanche soir). Le procédé permet de multiplier les personnages pittoresques : un vieux paysan dont les doigts épais peinent à rouler une cigarette. On partage l’impatience de Bettie même si c’est pour un tout autre motif. Il est seul dans sa ferme (on le suppose en retraite), il n’a jamais été marié. Selon ce qu’il dit, étant jeune, il a eu une « copine » qui est morte de la tuberculose à l’âge de vingt et un ans en lui faisant promettre de ne jamais se marier. Ainsi est éludé (et même évacué) tout ce que la scène aurait pu porter de la solitude accablante et de la souffrance paysanne dans un pays qui veut les ignorer. Cela n’est qu’un exemple des procédés d’évitement que multiplie le scénario. Bettie échoue ensuite dans un bar nocturne où, dans une ambiance de saloon, se déroule un concours de fléchettes. La voilà tout de suite qui se joint à un groupe de femmes de son âge, semble-t-il des habituées, des célibataires et fêtardes en goguette. Elle est aussitôt remarquée par un improbable dragueur qui la soule d’alcool et des habituelles flatteries dont on elle rit mais auxquelles elle finit par céder. Son errance aurait pu s’arrêter là si l’action n’était pas relancée par un coup de téléphone de sa fille qui voudrait qu’elle garde son enfant. On apprend que cette fille a des relations plus que tendues avec sa mère (cela depuis la plus tendre enfance) sans que l’origine de cette hostilité puisse être bien comprise. Cette fille apparaitra dans les  dernières scènes du film. Elle reste jusque-là un personnage assez vide : elle a un enfant de onze ans, elle cherche du travail depuis des années sans succès. Elle habite du côté de Limoges, si j’ai bien compris. Son mari, ou du moins le père de l’enfant, l’a abandonnée depuis la naissance du petit. Tout cela parait faire beaucoup et même trop pour qu’on puisse lui donner une profondeur psychologique.

image 3Bref, je ne vais pas raconter tout le film : c’est un « road-movie » qui use avec succès de tous les procédés du genre (gratuité des situations, pittoresque des rencontres, improbabilité des personnages) mais qui manque pour l’essentiel ce qui fait sa force (savoir saisir l’atmosphère d’une époque, d’une région ou l’esprit d’une génération même si cela est souvent biaisé idéologiquement). Le film tranche seulement avec les poncifs du genre par l’âge des personnages et par la « liberté » avec laquelle leur sexualité est évoquée sinon montrée. Il use et abuse, par ailleurs de trop d’évitements. Il agace en multipliant des gros plans qui fonctionnent trop clairement comme procédé d’évitement. Il est construit pour laisser les contextes dans le flou, pour échapper à toute description d’un milieu, d’une sociologie, d’histoires et de biographies un peu étoffées.

 Je ne suis pas un fanatique de l’unité d’action et de lieu, mais tout de même, il me semble que le scénario aurait gagné à s’en tenir à un argument plus simple, à une plus grande unité dans les types de personnages croisés, à plus de profondeur sociale et biographique : ici on va du vieux paysan célibataire (volontaire ?), au dragueur de dames âgées, pour passer à la fille révoltée (sans cause !), au grand père bourru (candidat FN aux municipales et maire sortant ?) en passant par quelques gourous décatis de la mode (qui veulent faire un calendrier sexy des miss régions 69 !?). On a croisé un gardien de supermarché compatissant : j’en passe et j’en ai manqué sans doute mais ce n’est pas grave car ce genre de film me parait fait pour passer un bon moment et être oublié sitôt vu.

Mes lectures de l’été (2)

image 1   1) Karl Marx – Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse » – La Dispute Editions sociales 2011

 2)  Enrique Dussel – La production théorique de Marx – un commentaire des Grundrisse – l’Harmattan 2009

Les Grundrisse de Marx sont souvent évoqués, souvent utilisés pour donner un peu de poids à une affirmation sans trop risquer d’être contredit. En fait ils n’avaient pas été édités en français depuis 1980. La nouvelle édition était donc très attendue. Elle n’est pourtant que  la reprise de la traduction de Gilbert Badia de 1980 présentée en un seul volume alors que l’édition originale était en deux volumes. Cela peut surprendre mais il n’y a  qu’une faible partie de l’œuvre de Marx qui a été publiée en français. Les éditions sont souvent anciennes et devenues introuvables. la GEME (Grande Edition Marx Engels) tarde à voir le jour. Que dire des marxistes du début du 20ème siècle, il faudra sans doute des décennies pour qu’ils soient « redécouverts ». Les travaux les plus innovants se font actuellement à l’étranger.

Ainsi, l’étude d’Enrique Dussel est traduite de l’espagnol. Enrique Dussel est argentin, il a fait une partie de ses études à Paris, à la Sorbonne où il a obtenu un doctorat. Je crois qu’il a fait un deuxième doctorat en Belgique. Il est donc francophone et a d’ailleurs donné une conférence au printemps dernier à la Sorbonne. C’est à cette occasion que j’ai entendu parler de lui. Il a dû s’exiler pendant la dictature militaire. C’est un grand connaisseur de la théologie de la libération et le concepteur d’une philosophie de la libération. C’est à l’université de Mexico qu’il a donné un séminaire qui s’est chargé d’étudier les Grundrisse en détail. Le livre qui est publié en français résulte des travaux de ce séminaire. Il n’existe rien d’équivalent venu d’une université française.

Ce qui frappe quand on lit les Grundrisse c’est que Marx y apparait non comme un militant soucieux de démontrer une thèse préconçue ou dogmatique mais comme un savant qui poursuit une étude aussi serrée et sérieuse qu’il est possible. La lecture de ses manuscrits en est d’ailleurs parfois un peu laborieuse car on le voit faire et refaire ses calculs, les reprendre avec d’autres données, en variant les cas et les hypothèses. On le voit aussi analyser chacun des concepts qu’il élabore avec minutie et presque avec un soin maniaque. Il multiplie aussi les lectures comme s’il ne s’autorisait à développer ses propres conceptions qu’après avoir soigneusement examinées celles des autres. Les manuscrits sont donc pour une grande part des notes de lectures d’économistes depuis longtemps tombés dans l’oubli. On y voit que ce qui ce qui se présente comme novateur a été parfois déjà soutenu il y a plus de cent cinquante ans. Marx démonte ainsi des propositions visant à créer une monnaie neutre basée sur la valeur travail ou à partager équitablement entre travail et capital les « fruits de la croissance » ; toutes idées qui reviennent régulièrement comme si elles venaient d’être inventées !

On est loin, avec les Grundrisse, des fulgurances du manifeste du parti communiste et on peut mesurer le travail qui a précédé l’exposé clair et ordonné du Capital. Je n’ai pas noté le nombre exact, mais il me semble qu’il doit y avoir au moins quatre plans du Capital envisagés tour à tour. Une des réflexions de Marx la plus intéressantes porte d’ailleurs sur « par où commencer ». On y voit que la dialectique n’a rien d’un procédé programmé mais que c’est un mode de réflexion exigeant et créatif, adapté à l’analyse d’une totalité faite de multiples déterminations. Marx dit que la réflexion « s’élève du simple au complexe » ce qui semble avoir la force de l’évidence. Mais comment trouver où sont les déterminations essentielles (le simple) pour, sur cette base, dégager les rapports mutuellement constitutifs de réalités comme la production  et la consommation, la distribution et l’échange? La méthode exige de suivre un cheminement de la pensée qui pose d’abord la question de l’abstraction des déterminations.image 2

La réflexion dialectique doit rechercher ce qui est à l’origine de l’ensemble qu’il s’agit d’analyser et qui se présente comme une totalité avec des codéterminations mutuelles. Enrique Dussel reprend cela point par point. Il fait la synthèse de la méthode pour dégager son originalité. Il écrit : « il s’agit, dès lors, pour viser l’essence d’un phénomène ou d’une apparence, d’abstraire leurs déterminations communes et de les articuler d’une manière construite. Sans perdre de vue que le niveau d’abstraction n’est pas le niveau historico-concret du réel ». Les enchainements pensés et les enchainements réels doivent être pensés ensemble mais non confondus. Il ne faut pas tomber dans l’illusion de Hegel qui a confondu l’enchainement réel et l’enchainement abstrait. Enrique Dussel écrit : « Marx était d’accord avec Proudhon (contre Hegel) pour ne pas confondre l’origine et la succession historique (l’ordre de la réalité), avec l’origine et le mouvement logique de la pensée (mouvement des catégories elles-mêmes). Mais là où Marx critique Proudhon, c’est lorsqu’il indique que l’ordre des catégories ne suit pas un pur ordre logique mais un ordre réel ; pas un ordre historico-génétique, mais l’ordre essentiel de la société moderne bourgeoise ». Il n’y a ni un seul ordre de réalité comme chez Hegel, ni un ordre double comme chez Proudhon, mais un ordre triple. Les déterminations sont abstraites dans les deux sens du mot : extraites du réels et reproduites dans la pensée. C’est la première étape.  Les deux étapes suivantes sont la montée dialectique  de l’abstrait au concret, la construction synthétique du tout concret, puis la production des catégories par lesquelles le tout concret se fera concret pensé. La construction des catégories explicatives permet le retour au réel c’est-à-dire à la totalité concrète historique.

Pourtant à l’issue de l’étude qu’il mène selon cette méthode, Marx butte encore sur une difficulté qui ne sera résolue que dans le Capital. Il ne parvient pas à rendre compte de la rupture historique qui a permis le passage du capital marchand au capital industriel. Il y a là un saut qualitatif qui ne sera compris que dans les pages du Capital consacrées à l’accumulation primitive. Car, il semble bien que pour Marx, contrairement à ce qu’on lui fait souvent dire, il n’y avait aucune nécessité historique à l’apparition du capitalisme, pas plus qu’il ne semble ni avoir de fatalité du passage au socialisme. Il y a fatalité de la crise, qui est déjà inscrite en puissance dans le cycle Argent – Marchandise – Argent, mais il n’y a pas fatalité de sa solution par le passage au communisme.

Mes lectures de l’été (1)

1)      Georges Lukács – Ontologie de l’être social – Fin de la deuxième partie : l’idéologie, l’aimage 1liénation. Editions Delga 2012

La deuxième partie de l’ontologie de l’être social est éditée en deux volumes. J’ai lu le premier volume (le travail, la reproduction) dans le cours de l’année. Je compte relire la totalité de l’œuvre dès que la première partie sera éditée. Car curieusement nous avons en français les traductions du volume préliminaire (prolégomènes à l’ontologie de l’être social) et la deuxième partie (en deux volumes) de ce que Lukács a rédigé, mais nous n’avons pas la première partie.

Néanmoins, cette œuvre est de la plus haute importance pour qui veut comprendre le marxisme en profondeur. Son intérêt est de vouloir dégager une ontologie des concepts marxistes et principalement ceux de travail, de reproduction puis dans ce deuxième volume d’idéologie et d’aliénation. Il s’agit de retracer la genèse ontologique de ces différents concepts, c’est-à-dire de comprendre, dans le processus réel d’évolution, comment ils s’engendrent et s’articulent les uns aux autres et ne peuvent donc se comprendre que les uns par les autres. En clair, il s’agit de dégager les transitions, les médiations par lesquelles les activités humaines s’engendrent et s’articulent les unes les autres. Par exemple, dans le premier volume, il s’agit de partir du travail dans sa forme la plus élémentaire et primordiale et dans son concept le plus général, comme échange matériel entre la société et la nature sur la base d’une position téléologique, pour aboutir à la reproduction de l’ensemble de la structure sociale et à son évolution.

La genèse ontologique des concepts se distingue de leur articulation logique en ce qu’elle inclut la dimension de l’histoire et qu’elle part des processus réel. Elle se fonde sur la dimension du développement réel. Elle va des activités humaines primordiales aux formes les plus complexes, de la conscience quotidienne aux formes élaborées de la cognition comme la science et l’art.

Ainsi, dans ce second volume Lukács dégage d’abord du monde vécu, de ce qu’il appelle  « l’idéologie de la vie quotidienne » et de ses actes d’évaluation. Ce vécu subjectif, étranger au monde impersonnel et éminemment objectif de la science, lui oppose une résistance qui apparait comme la base d’idéologie. La définition, donnée par Lukács sur cette base, de l’idéologie apparait polysémique et comme se déployant en éventail. Elle va de cette idéologie de la vie quotidienne à l’infléchissement idéologique des théories scientifiques et leur usage dans la conflictualité sociale.image 3

Lukács articule au phénomène de l’idéologie les questions de la liberté et de la valeur. Selon son analyse « le problème de la liberté ne peut être posé correctement que dans sa relation complémentaire avec celui de la nécessité. S’il n’y avait pas de nécessité dans la réalité, il n’y aurait pas non plus de liberté possible ».

De même, Lukács ancre la valeur dans la réalité. La valeur, ou plutôt les valeurs ont pour lui une objectivité. Elles sont fondées objectivement « et l’évolution sociale consiste précisément à ce  que dans la pratique, ce qui est objectivement pourvu de valeur s’impose tendanciellement », ce qui permet de répondre sur le fond à toutes les formes de relativisme.

Sur la question de l’aliénation, je ne retiendrais ici que sa définition. Lukács la formule ainsi : « le développement des forces productives entraîne nécessairement un développement simultané des capacités humaines. Mais – et c’est là que le phénomène de l’aliénation est mis en lumière – le développement des capacités humaines n’entraîne pas nécessairement celui de la personnalité de l’homme. Au contraire, le perfectionnement de capacités particulières peut dégrader la personnalité ». Dans le cadre de cette conception l’essence humaine n’est pas une réalité donnée ou une abstraction dégagée par la pensée. Elle se développe et se réalise au cours de l’évolution des rapports sociaux et par eux. Ainsi, l’homme « ne peut devenir un être humain, en tant que personne, que lorsque ses relations avec ses congénères acquièrent et réalisent pratiquement des formes plus humaines, en tant que relations entre êtres humains ». Ce qui implique un renouvellement de la question de l’essence, de ce qu’on appelle « essence » en philosophie. Mais avant d’en venir à ce point, il faut avoir en tête la conception générale sur laquelle tout cela repose.

L’ensemble des analyses, trop riches pour être récapitulées ici, reposent, en effet, sur la conception du social développée dans le premier volume des « prolégomènes à l’ontologie de l’être social ». Lukács la résume lui-même ainsi : « Dans l’être social, et en premier lieu dans le domaine économique, tout objet est par essence un complexe processuel ; il se présente souvent, dans le monde des apparences, comme objet statique aux contours tracés. L’apparence y devient une apparence précisément parce qu’elle fait disparaître, au profit de l’immédiateté, le processus auquel elle doit son existence en tant que telle ». A partir du rappel de cette conception fondamentale, Lukács revient sur les questions éminemment importantes pour qui s’intéresse à la philosophie, d’essence et de phénomènes affirmant d’abord leur réalité. Il écrit : « contrairement aux préjugés idéologiques, toutes deux [l’apparence et l’essence] doivent être vues comme existant  réellement et pas seulement comme des détermination de la pensée, comme des déterminations réelles ».

Cette question de l’essence est d’autant plus importante pour moi qu’elle m’a été opposée récemment (à l’oral de master). J’ai constaté avec intérêt que l’analyse de Lukács conforte ma position quand il écrit : « le caractère de ‘repos’ de l’essence n’est rien d’autre que la continuation tendancielle des processus qui constituent ses déterminations les plus fondamentales » ou encore, « le ‘calme’ de l’essence se transforme, dans une telle vision ontologique non falsifiée par l’idéalisme, en sa tendance irrésistible à s’imposer, en dernière instance, dans le processus général de l’évolution de l’être social ».

J’ai trouvé également exprimé sous la plume de Lukács, même si c’est de façon assez absconse, la conception du droit que j’ai dû défendre devant le jury. Je lis : « Dans le quotidien social normal, le droit est essentiellement l’instrument qui fixe le statut quo économique existant afin de lui assurer un fonctionnement sans anicroche ; de ce point de vue, il ne vise donc nullement la généricité pour-soi des hommes. Mais importe aussi de voir clairement que le droit comporte également, en tant que possibilité, une intention dirigée vers l’être pour-soi, qui peut parfois s’exprimer de manière explosive ». Ce qui, joint à la question de l’objectivité des valeurs, était l’essentiel de mon propos.

Ainsi, j’ai trouvé chez Lukács bien des choses sur lesquelles j’ai eu le plus grand mal à développer un discours clair et sur lesquelles je me suis vu en difficulté. C’est d’ailleurs pourquoi il me parait nécessaire de relire l’ensemble de l’œuvre dès que la partie manquante sera éditée en français.

Dialectique

image 1La forme de pensée à l’œuvre chez Marx peut être qualifiée de dialectique. Il n’en a jamais exposé les principes, non pas faute de temps comme on le lit souvent, mais parce c’est une méthode ouverte, en création continue. Il est tout de même possible d’en présenter les bases en partant du plus simple : le monde est fait de multiples choses en relations dynamiques entre elles. La pensée s’efforce d’y découvrir un ordre.

Dans sa forme classique la pensée est métaphysique. Cela signifie qu’elle privilégie ce qui parait fixe sur ce qui est mouvant. Elle appelle «essence » ce qui demeure invariable dans les choses  et  « rapports » les relations des choses entre elles. Elle considère que l’essence est première, qu’elle est ce par quoi la chose est la mieux définie abstraitement, tandis que le rapport est second. Elle pense sous la catégorie abstraite de « rapports » les différents modes de relation des choses entre elles.

La pensée dialectique  rompt avec cette illusion d’une fixité et d’une autonomie des choses et considère que penser une chose hors de ses relations, c’est la réduire à une abstraction et s’empêcher de la comprendre complètement. En conséquence, elle renverse l’ordre de la pensée et considère que ce qu’est véritablement une chose ne se révèle que par ses rapports aux autres choses et dans les processus auxquels elle participe : penser une chose hors des processus auxquels elle participe, c’est manquer sa véritable essence.image 2

Ce qui fait la difficulté de la pensée dialectique, c’est que pour comprendre l’essence d’une chose, elle doit connaître les rapports dans lesquels cette chose est prise et la logique des processus dans lesquels elle se réalise. Or, les rapports dans lesquels la chose est prise ne sont pas fixes, ils évoluent dans le cadre des processus dans lesquels elle est engagée. Ils sont eux-mêmes en relation les uns avec les autres pour former des structures éventuellement travaillées par des contradictions (des tensions). Ces structures forment des systèmes animés d’une logique propre. En conséquence, une chose est toujours saisie dans un moment de son développement et du développement de la structure dans laquelle elle est prise et elle ne se comprend réellement que dans son devenir et dans le devenir de cette structure. La pensée dialectique saisit donc les choses dans leur environnement global et dans leur évolution. Elle cherche à dégager la loi de leur changement,de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à une autre. Elle met en œuvre « La grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, – tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les concepts, se développent et meurent en passant par un changement ininterrompu au cours duquel, finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours en arrière momentanés, un développement progressif finit par se faire jour » [Engels].

Ainsi, pour la dialectique, les choses sont prises dans une totalité mais cette totalité n’est pas simple, son développement n’est pas linéaire. Un tout dialectique est ensemble instable, en équilibre dynamique parce qu’animé de processus contradictoires. Comprendre dialectiquement c’est donc comprendre comment agit la contradiction, comment elle est facteur de mouvement et de mutation, comment elle fait émerger des réalités nouvelles et comment elle se résout dans une nouvelle unité. Un tout dialectique n’est pas un chaos anarchique. Il se développe selon des lois que la dialectique comme méthode doit dégager et connaitre pour les retrouver dans le tout étudié (1).

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Cette conception implique que l’essence d’une chose n’est pas une abstraction par laquelle on dégagerait ce qui, dans la chose, la définit le mieux. Elle est encore moins une définition étendue. Dire ce qu’est une chose dans son essence, c’est exposer la logique des rapports fondamentaux qui la fondent. L’essence n’est pleinement développée (et exposée) que quand sont mis ainsi en lumière à la fois la genèse de la chose et son devenir. L’essence  est ce qu’est ou ce que sera la chose dans son plein accomplissement, au terme de son développement naturel si l’on parle d’un objet de la nature ou au terme de son développement historique si l’on parle d’une institution humaine ou de l’homme lui-même. L’essence est ce que la chose n’est d’abord qu’en germe mais qu’elle sera effectivement quand elle sera pleinement accomplie.

La dialectique matérialiste de Marx s’appuie sur un monisme (2) : Marx considère que matière et esprit forment une seule réalité à laquelle l’homme accède, non par l’intuition sensible (d’un sujet passif et anhistorique)  mais par l’activité perceptive et cognitive et toujours dans le cadre d’une praxis, c’est-à-dire toujours dans le cadre d’une activité d’appropriation ou de transformation (trans-individuelle) dans laquelle il est lui-même engagé (et dont le niveau d’organisation de complexité dépend du niveau de développement de l’activité perceptive et cognitive humaine). Ainsi, les hommes ne sont pas seulement « des produits des circonstances et de l’éducation », leur activité transforme « les circonstances » — lesquelles les font évoluer dans la mesure où elles évoluent : les hommes sont producteurs d’eux-mêmes mais selon une logique circulaire. L’essence humaine n’est pas donnée et invariante : elle est le produit d’un développement (de processus historiques concrets).

Alors que la pensée métaphysique est adaptée à une science comme la botanique lorsqu’elle inventorie, qu’elle classe et qu’elle hiérarchise le vivant, elle ne permet pas d’en penser la logique. Pour comprendre cette logique, l’écologie et la biologie doivent mobiliser d’autres méthodes. Comme la sociologie et l’histoire, ces sciences pensent en termes de devenir, de rapports et de système, c’est-à-dire selon la méthode dialectique. Cependant, quel que soit le mode de pensée qu’on déploie, le principe de non contradiction, tel que l’a formulé Aristote, reste valable. Il est la base de toute pensée cohérente.

 La dialectique n’invalide pas la pensée métaphysique. Celle-ci lui cède le pas dans les sciences modernes mais reste valable dans ses domaines d’application. Certaines sciences vont même au-delà de la dialectique telle qu’elle est mise en œuvre chez Marx : elles sont le domaine de la pensée complexe décrite par Edgard Morin. Chaque science découvre et met au point ses propres modes de pensée. Ni la dialectique, ni la pensée complexe n’achèvent l’histoire des formes de la pensée.

1- La capacité des raisonnements hypothético-déductifs des mathématiques à anticiper ce que l’observation empirique finira par confirmer prouvent que le réel n’est pas chaotique mais qu’il obéit à des lois. Ce sont ces lois, dans leur forme très générale, que dégage la dialectique et qu’elle met en œuvre.

 1- un monisme ontologique doublé d’un dualisme gnoséologique

Nietzsche et les droits de l’homme

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Michel Onfray a-t-il lu Nietzsche ? Où a-t-il vu un Nietzsche libertaire et progressiste ?   Comment fait-il pour ne pas voir que son auteur fétiche est un adversaire résolu de la démocratie ? La critique nietzschéenne des droits de l’homme est  la  plus dangereuse qui soit diffusée parce qu’elle se pare de l’auréole de la haute philosophie. Elle sape les bases mêmes des droits en niant le mouvement émancipateur humain et en lui opposant l’idée d’une « volonté de puissance ». Aux hommes luttant pour leur émancipation, elle oppose l’idée d’un homme mu par l’égoïsme vital. Pour Nietzsche l’homme se donne des valeurs. Il est un animal évaluateur. Ses valeurs lui viennent de la vie (de « complexes pulsionnels »), du biologique ou de l’historique. Elles n’ont donc pas d’objectivité[1]. Elles sont entièrement relatives à la vie qu’elles servent et qui les secrète ; mais la vie, selon Nietzsche est agressivité, volonté de dominer, de discriminer. Il affirme que « vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l’étranger, l’opprimer lui imposer durement ses formes propres, l’assimiler ou tout au moins (c’est la solution la plus douce) l’exploiter[2] » ; Nietzsche affirme comme un fait indiscutable que l’homme est violent et oppresseur mais il le fait sans examen. Ne faut-il pas déjà qu’une société secrète un surplus social pour qu’il y ait matière à conflit pour s’en emparer ? L’esclavage ne semble possible que là où est apparu un surplus social. N’avons-nous pas l’exemple de sociétés primitives pacifiques, même quand elles génèrent des surplus ? Certaines semblent avoir développé des rites (comme le potlatch) pour écarter le risque de conflits. Il semble bien que l’oppression (et plus particulièrement l’esclavage) ne sont apparus qu’avec le développement de moyens de production capables de dégager d’importants surplus[3]. (Les communautés les plus primitives n’étaient pas esclavagistes mais vivaient de chasse et de cueillette, la répartition des rôles y était sexuée et non fondée sur l’oppression).

 La critique Nietzschéenne, sous le prétexte d’en démystifier les fondements, ruine les principes mêmes de la morale, elle la plonge dans le biologique et non dans le social. Elle naturalise la morale en s’appuyant sur le mythe de la « volonté de puissance » c’est-à-dire sur la base d’un vitalisme qui conteste le Darwinisme[4]. Elle oppose un mythe aux faits et la « généalogie » à l’histoire. Elle critique la prétention du Christianisme, (et par extension toute pensée universalisante) à énoncer des valeurs universelles, en niant l’unité réelle du genre humain qui est alors divisé en « faibles » et en « forts » (dissemblance qui devient une rupture dans le dépassement de l’homme par le surhomme). Non seulement la « volonté de puissance » est opposée à l’élan émancipateur mais celui-ci est condamné sous le thème du « ressentiment », ses effets civilisateurs sont niés et considérés comme la marque d’un affaiblissement et d’une décadence[5]. Cela conduit Nietzsche à se prononcer explicitement contre les droits humains et contre la démocratie. Il répète dans « l’Antéchrist » ce qu’il avait déjà dit en 1874 dans la troisième de ses « considérations inactuelles » : « Le poison de la doctrine des ‘droits égaux pour tous’ – c’est le christianisme qui l’a répandu le plus systématiquement. De tous les recoins les plus dissimulés des mauvais instincts, le christianisme déclare une guerre à outrance à tout sentiment de respect et de distance entre l’homme et l’homme, c’est-à-dire à la seule condition qui permette à la culture de s’élever et de s’épanouir. Du ressentiment des masses, il a su forger son arme principale contre nous, contre tout ce qu’il y a de noble, de joyeux, de magnanime sur terre…. »

                La critique Nietzschéenne a un effet dévastateur car elle s’attache à détruire jusqu’aux bases mêmes qui permettraient de penser une forme quelconque d’universalisme. Elle inaugure un « perspectivisme » qui équivaut à un nihilisme. Il faut donc nous y arrêter pour en démontrer le caractère problématique.

image 1Quiconque lit les passages où apparaît le mot « perspective » voit clairement que Nietzsche y critique toute prétention à la vérité et en premier lieu celle de la science. Il s’appuie, pour mettre en cause à la fois la science et les valeurs humaines, sur le fait qu’une théorie scientifique est une interprétation jamais complètement aboutie et par conséquent partielle des phénomènes naturels, -qu’elle est appelée à être complétée et, peut-être, renversée et absorbée par une théorie plus vaste. Ce thème polémique « perspectiviste » est directement exprimé dans le paragraphe 22 de « Par-delà le bien et le mal » : « Ce règne des lois de la nature ….  n’est pas un fait ni un texte, mais un arrangement naïvement humanitaire des faits, une torsion du sens, une flatterie obséquieuse à l’adresse des instincts démocratiques de l’âme moderne : égalité partout devant la loi – la nature sur ce point n’a pas été traitée mieux que nous ».

Ce passage dit, on ne peut plus clairement, ce qu’il en est de ce perspectivisme et ce qu’il vise à saper : « l’égalité partout devant la loi ». Il associe  l’expression des théories scientifiques sous forme de lois (dans le vocabulaire de Nietzsche : lois de la nature) à la revendication politique d’une égalité devant la loi (clairement les droits de l’homme). Cette association n’est pas seulement illégitime, elle est incontestablement malveillante. Elle se fonde sur une méconnaissance, sans doute volontaire, de ce qu’il en est des lois scientifiques et des lois humaines : la science appelle « loi » l’énoncé d’un rapport nécessaire entre phénomènes (souvent sous la forme d’une relation mathématique).  Une loi scientifique mesure les relations constantes entre les faits, elle ne les impose pas. Les lois humaines, qui régissent les relations sociales, sont d’une autre nature. Elles ne se constatent pas mais se promulguent. Faute de pouvoir assumer une association aussi manifestement polémique, Nietzsche l’attribue à ceux-là même qu’il entend combattre et l’appelle une « charmante arrière-pensée sous laquelle se dissimule une fois de plus la haine de la plèbe contre toute espèce de privilège ».

Il faudrait voir là-dedans l’expression d’un double « perspectivisme » : un perspectivisme épistémologique et un perspectivisme moral. C’est apparemment ce que suggère JP Faye dans « la philosophie désormais »[6]. En effet, il voit dans la troisième dissertation de « la généalogie de la morale » « le manifeste de la connaissance perspectiviste ». Dans cette troisième dissertation Nietzsche traite de « l’idéal ascétique » qui est différent, selon lui, « chez les philosophes et les savants » ou pour les « femmes » ou encore pour les « artistes »  (chez lesquels « il ne signifie rien » !). Cet idéal de vie ascétique peut prendre des visages multiples : tout à la fois il s’oppose au sensualisme et en est une forme dévoyée. Il s’exprime différemment chez Wagner selon les moments de sa vie.

La thèse centrale de la troisième dissertation est exprimée ainsi : « Il n’existe qu’une vision perspective, une ‘connaissance’ perspective ; et plus notre état affectif entre en jeu vis-à-vis d’une chose, plus nous avions d’yeux, d’yeux différents pour cette chose, et plus sera complète notre ‘notion’ de cette chose, notre ‘objectivité’ ». Ce texte métaphorique, qui contient beaucoup trop de mots entre guillemets pour être clair, a besoin pour être compris de la lecture des autres textes où Nietzsche explique ce qu’il appelle le perspectivisme. JP Faye ne fait pas ces rapprochements, cela lui permet de présenter le perspectivisme nietzschéen comme une avancée philosophique majeure alors qu’il est, non pas un grand moment de la philosophie contemporaine, mais plutôt celui où elle est invitée à un renoncement et en premier lieu au renoncement à son objet même : la vérité.

image 3 Le perspectivisme épistémologique de Nietzsche apparaît  lié à une vision fondamentalement animiste et donc religieuse de la nature : une nature animée par des forces et où « toute force, à chaque instant, va jusqu’au bout de ses conséquences ». Nietzsche imagine  une physique où les phénomènes naturels seraient compris comme « le triomphe brutal et impitoyable de volontés tyranniques ». Ce qui est, en fait, sa propre vision puisqu’il ajoute que cette interprétation « révélerait la volonté de puissance dans sa réalité universelle ». On voit bien ici qu’on ne peut pas considérer cela comme relevant d’une théorie de la connaissance qu’en ayant une conception très relâchée de l’épistémologie et qu’on ne peut pas plus l’accepter sur le plan éthique.

Dans le « gai savoir », au paragraphe 374, on peut lire : « J’espère cependant que nous sommes aujourd’hui loin de la ridicule prétention de décréter que notre petit coin est le seul d’où l’on ait le droit d’avoir une perspective. Tout au contraire le monde, pour nous, est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d’interprétations ». Cependant, dans le même paragraphe, Nietzsche est passé du « caractère perspectif de l’existence » à « la conception de la cause et de l’effet »[7] pour « d’autres sortes d’intellects ». Il justifie implicitement cette liaison par une question : « toute existence n’est-elle pas essentiellement explicative ? ».

Le perspectivisme nietzschéen, tiré d’une interprétation « très personnelle »[8] des sciences, reste le même quand il s’applique à la morale. Il est seulement le passage à un autre versant de la même idée.  Il est attesté par le paragraphe 108 de « par-delà le bien et le mal » qui dit : « il n’y a pas de phénomènes moraux, rien que des interprétations morales ». Ce texte pourrait être lu comme une paraphrase de Spinoza (« Le bien et le mal ne marquent non plus rien de positif dans les choses considérées en elles-mêmes, et ne sont autre chose que des façons de penser, ou des notions que nous formons par la comparaison des choses »), si Nietzsche ne présentait pas l’égoïsme comme un produit de la sélection naturelle. Cette invention, elle aussi très personnelle, l’autorise à opposer une morale des faibles à une morale aristocratique. Ce qui, en conséquence, fait de son propre perspectivisme moral  l’expression d’une préférence qui s’assume comme telle.

A défaut de pouvoir parler d’espèces, le « darwinisme » moral de Nietzsche utilise le concept de « type ». Le type fait référence à une conception vitaliste de l’existence. Il désigne, selon Patrick Wotling,  « une cristallisation pulsionnelle relativement invariante, dont il s’agit d’apprécier le degré d’épanouissement, de santé ou … l’aptitude à vivre, donc le degré de puissance qu’elle exprime ». De cela découle la dangereuse idée « d’élevage de types »[9]. Le perspectivisme moral nietzschéen est donc à peine affirmé qu’il est coupé de toute relation à un stade de développement des sociétés ou à une forme de rapports sociaux. Il est incompatible avec l’idée d’un perfectionnement puisque, selon Nietzsche « on affirme le développement croissant des êtres. Sans la moindre justification. Tout type a ses limites au-delà de celles-ci, il n’y a plus de développement ». Les espèces ou les types n’évoluant pas à l’échelle historique les positions morales sont donc figées et peuvent se lire, comme Nietzsche pense pouvoir le faire comme une dégradation qui va du judaïsme au christianisme, de la révolution française au socialisme ou encore de Socrate à Kant.

Ce perspectivisme pour le moins problématique s’appuie sur une conception métaphysico religieuse du monde, que beaucoup d’interprètes appellent une ontologie. Cette conception veut que « le monde vu du dedans, le monde défini et désigné par son ‘caractère intelligible’, serait justement ‘volonté de puissance’, et rien d’autre ». Le paragraphe 36 de « par-delà le bien et le mal » aboutit à cette affirmation en posant comme principe qu’un effet ne peut être produit que par une volonté et donc « il faut en venir à poser que partout où l’on constate des ‘effets’, c’est qu’une volonté agit sur une volonté, et que tout processus mécanique, dans la mesure où il manifeste une force agissante, révèle précisément une force volontaire, un effet de volonté ».

On ne peut être que stupéfait par l’insouciance avec laquelle Jean-Pierre Faye, le dénonciateur des « langages totalitaires », absout tout cela au motif qu’on a trouvé quelques  fragments de l’été 1888 fustigeant le comportement des antisémites de l’époque ; il faudrait croire que là est exprimé « ce qui s’annonce le meilleur : le moment qui se réjouit de constater que ‘les tchandalas’ ont le dessus, et les juifs avant tout » – ce qui reste quand même une « perspective » raciste ! Il est très étonnant de voir que le même auteur, qui instruit une dénonciation très documentée de Heidegger, est d’une indulgence toute particulière pour celui-là même qui a fourni la matière du très controversé « séminaire de l’été 1935 »[10] !

La philosophie française des années 60 s’appuie sur cette conception pour développer comme Deleuze une « ontologie de la pluralité plutôt que de l’unité, de la différence plutôt que de l’identité, de l’immanence plutôt que de la transcendance » et donc imaginer un monde où l’idée même d’un savoir devient problématique. En effet comment développer un savoir sur une réalité mouvante, comment expliquer ce qui est l’effet d’une volonté impersonnelle. Le perspectivisme ontologique ne fait que redoubler le caractère problématique du perspectivisme épistémologique et du perspectivisme moral. Il rend impensable toute idée de droits universels en bannissant ce mot du vocabulaire philosophique. La critique initiée par Nietzsche a donc des effets profonds sur toute la philosophie contemporaine et a de cette façon un effet destructeur sur l’idée de droits humains.  Elle conforte toutes les stratégies qui tentent de s’opposer à l’extension des droits humains. Elle amorce un mouvement d’autodestruction de la philosophie qui reste une discipline critique mais se rend inapte à penser un phénomène positif comme les droits humains. Ses effets sont souterrains mais on peut en repérer la trace dans toutes les critiques modernes des droits et dans les stratégies pour les attaquer.

 


[1] Un moment du discours Nietzschéen est le passage par le « rien n’est vrai, tout est permis » qu’on trouve au paragraphe 24 de la 3ème dissertation de « la généalogie de la morale » présenté comme « la vrai liberté d’esprit » et qu’on retrouve dans « ainsi parlait Zarathoustra » 4ème partie « l’ombre ».

[2] « Par-delà le bien et le mal » & 259

[3] Voir à ce sujet les chapitres 2, 3 et 4 de « Anti-Dühring » d’Engels publiés sous le titre « le rôle de la violence dans l’histoire » où Engels réfute Dühring qui soutenait que l’asservissement et la violence formaient le point de départ et le fait fondamental de toute l’histoire. Engels démontrait que c’est au contraire un certain niveau de développement qui a permis à la fois l’efficacité économique et l’extension de l’esclavage (la politique, et par conséquent l’homme lui-même, n’étant pas par nature violence).

[4] Fragments posthumes : « l’influence des ‘circonstances extérieures’ est surestimée jusqu’à l’absurde chez Darwin ; l’essentiel du processus vital est justement cette monstrueuse puissance formatrice qui, à partir de l’intérieur, est créatrice de formes et qui utilise, exploite les ‘circonstances extérieures’ » (affirmation totalement gratuite et dépourvue de toute argumentation)

[5] Nietzsche législateur – grande politique et réforme du monde : par Yannis Constantinidès dans Lectures de Nietzsche (le livre de poche 2000) : « D’après lui, vouloir faire progresser l’humanité dans son ensemble est non seulement illusoire mais, plus gravement, attente aux droits et privilèges de ces êtres d’exception. Il ne faut dés lors pas hésiter à sacrifier l’humanité à leur profit, afin de leur ménager des conditions d’existence enfin favorables ».

[6] Jean-Pierre Faye : la philosophie désormais – Armand Colin – Paris 2003 – pages 93 à 95

[7] Dans « Le livre du philosophe » § 140, Nietzsche nie que la science puisse comprendre la causalité : « Temps, espace et causalité ne sont que des métaphores de la connaissance par lesquelles nous interprétons les choses. Excitation et activités reliées l’une à l’autre : comment cela se fait, nous ne le savons pas, nous ne comprenons aucune causalité particulière mais nous en avons une expérience immédiate ». Cela ne s’accompagne d’aucune argumentation mais ne fait qu’illustrer une profession de foi irrationaliste (§ 137) : « Notre science va à la ruine, vers la même fin que celle de la connaissance ».

[8] Cette interprétation est personnelle dans la mesure où elle radicalise jusqu’à l’absurde les idées du positivisme dont Nietzsche paraît avoir été imprégné. Il semble qu’il y ait dans certaines formulations de Nietzsche un écho des idées de Mach qui écrivait dans « L’analyse des sensations » : « Si, aux yeux de physicien, les corps apparaissent comme les existants réels, permanents, tandis que les « éléments » sont considérés que comme leur apparence évanescente, transitoire, ce que le physicien oublie lorsqu’il adopte ce point de vue est que les corps ne sont autre chose que des symboles pensés, des complexes d’éléments (complexes de sensations ». On trouve encore les mêmes présupposés dans le positivisme logique de B. Russel qui déclare dans ses conférences de Boston en 1914 : « une « chose » sera définie comme une certaine série d’aspects, ceux dont on dirait qu’ils sont des aspects de la chose. Dire qu’un aspect donné est un aspect d’une chose donnée signifiera simplement qu’il est l’un des aspect dont la série entière est la chose ».

[9] Lectures de Nietzsche : livre de poche références 2000, – page 371

[10]  On ne peut ignorer que le paragraphe 251 de « par delà le bien et mal » est très clair. On y trouve bien la condamnation constamment citée des « braillards antisémites » mais cela est immédiatement suivi d’une restriction non moins claire qui dit : « il faudrait toutefois ne favoriser ce mouvement qu’avec toute la prudence désirable et faire un tri, comme le fait la noblesse anglaise ». Suit une idée de « métissage » entre femmes juives et « les officiers nobles de la Marche ». Ce qui est rejeté ce sont les juifs pauvres venus de l’Est : « ‘Assez de juifs ! Et surtout porte close à l’Est, même en Autriche !’ Voilà ce que prescrit l’instinct d’un peuple dont le type ethnique est encore faible et indécis et risque d’être effacé ou éteint par l’influence d’une race plus vigoureuses ». Faut-il rappeler que « par-delà le bien et le mal » est complètement assumé en 1888 dans « ecce homo ».

Le racisme est une constante de la pensée de Nietzsche : Même dans un texte aussi consensuel que le paragraphe 475 de « Humain trop humain » le point de vue philosémite de Nietzsche se fonde sur une « perspective » raciste ambivalente puisqu’il loue chez les juifs allemands « leur activité et leur intelligence supérieure » pour s’en prendre, dans un même souffle, au financier juif en écrivant « peut-être le jeune boursicoteur juif est-il en somme l’invention la plus répugnante de la race humaine ». Dans « l’antéchrist » au paragraphe 24 il conclut une diatribe antisémite par l’affirmation que les juifs « sont le peuple le plus funeste  de l’histoire universelle». Dans « Aurore » au paragraphe 272 intitulé « la purification de la race », Nietzsche condamne le métissage et appelle de ses vœux « une race et une culture européennes pures ». Dans le même veine au paragraphe 5 de la 1ère dissertation de « la généalogie de la morale » il explique que selon lui en Europe « la race soumise a fini par y reprendre la prépondérance, avec sa couleur, la forme raccourcie du crâne et peut-être même les instincts intellectuels et sociaux ».

Le passé

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Ceux qui veulent à toute force se marier pour fonder une famille devraient en être dissuadés s’ils voient le film « le passé ». La famille s’y montre dans tous ses états. Car ce qui ne passe pas, ce n’est pas le passé, c’est la famille, ou du moins ce qu’il en reste. Elle n’est pas belle à voir cette famille où l’on s’y reprend à trois fois pour aller de mal en pis. D’abord un premier mariage d’où naissent deux enfants. Mais le père est parti, nous ne saurons pas dans quelles circonstances. Il vit maintenant à Bruxelles. Ses enfants ne le voient plus. Un deuxième l’a remplacé. Il a tenu lieu de père quelques années, puis il est parti aussi. L’explication est un peu curieuse : émigré iranien, il avait le mal du pays au point de déprimer et de tout abandonner pour rentrer chez lui. S’il revient c’est, à la demande de son ex-femme, pour officialiser le divorce. Elle veut refaire sa vie (comme on dit) avec un troisième. Mais cela ne va pas bien se passer car la fille ainée le rejette.

Ce troisième homme est déjà marié. Il gère un pressing non loin de là. Il a un fils encore petit qui n’accepte pas d’avoir à changer de vie, de maison, de maman. Comment pourrait-il comprendre que sa mère a voulu se donner la mort, qu’elle est aujourd’hui à l’hôpital dans un profond coma dont on ne sait pas si elle pourra sortir un jour.  Elle était dépressive et son mari voudrait se persuader que c’est ce qui a provoqué son geste fatal. Mais les fautes ne s’oublient pas si facilement. La culpabilité gâte toutes ses relations. Il la transmet comme une maladie.   Elle se distribue d’abord sur celle avec laquelle il voudrait vivre, puis sur sa fille ainée qui, dans l’espoir que cela briserait leur relation, a fait suivre à l’épouse délaissée les mails que sa mère échangeait avec le mari infidèle. Puis la faute retombe sur l’employée du pressing, une jeune iranienne sans papiers : c’est elle qui a donné l’adresse mail de l’épouse car elle a pensé qu’elle avait en elle une ennemie. Quand le mari comprend que cette affaire de mails transférés n’y est pour rien, qu’ils n’ont pas été lus, sa faute lui renvient amplifiée de tous ses avatars. Il doit bien reconnaitre que le premier coupable c’est lui et lui seul. C’est lui qui trompait sa femme en voulant croire qu’elle ne verrait rien. Elle n’avait rien vu, c’est vrai, mais elle avait deviné. Seulement elle s’est trompée : sa rivale n’était pas l’employée pour laquelle son mari avait un peu d’amitié mais une autre, une cliente du pressing, une française, qu’elle ignorait.

La famille et son destin sont construits sur l’erreur. L’épouse délaissée s’est trompée sur celle qui était sa rivale. Elle a cru se tuer devant elle et n’a fait que brouiller le sens de son geste. La fille ainée a voulu briser les amours de sa mère en les révélant à celle qui était trompée mais c’est à l’employée qu’elle s’est adressée et non à l’épouse. Mais l’erreur vient de plus loin encore : de celui qui a cru qu’il pourrait vivre en France, y fonder une famille, mais qui l’a quittée parce qu’il ne pouvait pas l’assumer ; de l’épouse abandonnée qui croit refaire sa vie mais qui répète le passé : celui qu’elle aime est lui aussi iranien, il ressemble au premier. Mais cette fois, c’est la faute partagée qui rend leur nouveau départ impossible.

L’infidèle doit l’admettre finalement. Il le comprend et voudrait revenir vers sa femme, la sortir du coma. Si elle sent son parfum, peut-être manifestera-t-elle une lueur de conscience qui permettrait d’espérer. Le médecin lui a dit que la mémoire olfactive est la plus profonde. Mais c’est une erreur encore qui brise ce qui lui restait d’espoir. Il attendait que son épouse étreigne un peu sa main en le sentant se pencher vers elle. Mais cette main reste morte. Il n’a pas vu la larme qui a coulé du visage inerte. Il croit tout perdu au moment où il y avait un espoir. Le film se termine là-dessus.

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On voit bien que tout va continuer ainsi. Les enfants continueront à être ballotés dans les histoires des adultes. Ils continueront à souffrir sans pouvoir l’exprimer autrement que par des colères, des révoltes sans suite et surtout un grand manque de confiance en l’avenir. C’est d’abord pour eux que le passé n’arrive pas à passer.

Tout cela est bien déprimant pour un jour de pluie. Pourtant le film est loin encore du réel. Le milieu des iraniens de Paris est fraternel. La famille est déchirée mais elle vit bien,  dans un pavillon modeste mais confortable. Elle est à l’abri des vents mauvais qui assaillent tant d’autres familles : environnement dégradé, délinquance, drogue, sous culture urbaine. Elle échappe même à l’envahissement par les médias de masse : télévision et jeux. Le film élude le pire.

image 2Peut-être est-ce pourquoi les critiques sont si volontiers positives. L’article de Télérama se termine par cette question en forme de certitude :   « Vous sortez enthousiaste du Passé ? Vous n’avez qu’une envie : voir très vite les autres films d’Asghar Farhadi ? ». A cela, je ne peux répondre que non. Le film est bon et je ne doute pas que les autres films du même auteur soient excellents, mais je sors avec une forte envie de penser à autre chose, car dès que je pense à cette famille, je vois ce à quoi elle échappe encore. Je vois le pire à venir. J’aimerais qu’il puisse y avoir un film qui partirait du même constat mais pour montrer que les choses peuvent aller mieux, qu’elles iront mieux dans une société moins destructrice. Un jour de pluie ce serait meilleur pour le moral.

MUD

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L’Amérique rebelle de Tom Sawyer  n’existe plus. Elle ne croit plus en elle-même. Elle ne se voit aucun avenir. C’est l’Amérique de MUD,  un pays sans âme tel que l’a laissé l’ouragan Katrina (même si le film se passe en Arkansas). La route principale s’appelle la 165. Elle est ornée de panneaux publicitaires, bordée de motels, de hangars commerciaux ou industriels, de friches et de décharges. Elle mène à une ville quelconque dont le principal établissement est le supermarché Walmart. Dans ce monde brutal et fruste, il ne semble pas y avoir d’autre loi que celle qui veut que les constructions sauvages soient démolies. Les rives du Mississipi doivent être laissées à la boue. Elles sont insalubres ; elles sont sales et dangereuses : dans les trous d’eau grouillent des serpents noirs dont le venin tue en vingt minutes.

C’est là que vivent Ellis, 14 ans, et son copain Neckbone, un orphelin débrouillard. Des Tom Sawyer et Huckleberry Finn d’aujourd’hui qui sont déjà trop loin de leur enfance pour ne pas voir que le monde des adultes ne peut rien leur offrir. Leur mère (pour celui qui l’a encore) ne veut rien d’autre que partir vers la ville tout en sachant ou en devinant qu’elle n’y trouvera rien. Les beaux-pères échouent dans un rôle qu’ils n’ont pas choisi. Celui d’Ellis plonge dans l’eau boueuse avec un vieux scaphandre pour ramasser des coquillages dont les perles sont sans valeur.

Les deux amis vadrouillent sur le fleuve et découvrent une île laissée par la décrue. Un bateau est accroché dans les branches d’un arbre.        Cimage 3’est là que se cache une sorte de sauvage, hirsute et affamé. Il se fait appeler Mud. Il a un serpent tatoué sur le bras et un pistolet à la ceinture. Une aventure commence dont le ressort est une soif d’amour aussi fruste qu’obstinée dont il est facile de deviner qu’elle ne peut mener qu’à l’échec. Rien ne peut y répondre. La Juniper qu’aime Mud, et pour laquelle il a tué un homme, ne sera jamais celle qui lui est apparue quand,  à peine adolescent, il est sorti du coma où l’avait plongé la morsure d’un serpent. Elle n’en a ni la beauté, ni la générosité. C’est une paumée qui  appartient au monde trouble des bars miteux. L’amour violent de Mud la fascine mais elle est incapable d’y répondre. Elle ne viendra pas au rendez-vous qu’il lui a fixé. Elle ne descendra pas avec lui le Mississipi jusqu’au golfe du Mexique. Elle ne s’envolera pas vers une nouvelle vie. A peine l’a-t-on vu qu’on sait qu’elle est bien trop engluée dans la tourbe urbaine, qui est peut-être plus pesante, plus paralysante, que la boue qui colle aux bottes dans les bayous sur les bords du fleuve

L’autre force qui anime les hommes est une soif de vengeance tout aussi obstinée que l’amour et tout aussi destructrice. Le dénouement ne peut être que sanglant puisque rien ne peut apaiser la haine de ceux dont elle a mangé le cœur. Il ne reste qu’elle chez ceux qui n’ont plus que de la boue dans l’âme. Ils y vouent leur vie et ils en meurent.

Mais la force la plus puissante et la plus souterraine, c’est le mal. Dans ce sud profond des Etats-Unis, on croit plus au péché originel qu’à la rédemption et on craint plus le diable qu’on aime Dieu. En Europe, nous pensons que c’est la souffrance et l’injustice qui engendrent le mal, dans ce sud évangéliste comme dans tous les Etats-Unis, c’est le mal qui est vu comme la cause de la souffrance et de l’injustice. Il s’incarne au cinéma et dans les séries télé sous la forme mythique du tueur en série. Le mal pénètre tout. Nous sentons sa présence sous la forme des serpents noirs qui grouillent dans les trous d’eau, qui sont tapis sous les troncs et dans la boue. Il est dans les brouillards fétides qui montent des marais. Mud tente de s’en préserver : il a clouté une croix sur les semelles de ses bottes pour qu’il ne monte pas en lui de la terre boueuse. Il allume des feux pour éloigner les esprits maléfiques. Mais le mal est déjà en lui sous la forme de son amour insensé et destructeur pour Juniper. D’autres croient pouvoir le repousser par les armes tel cet ancien mercenaire de la CIA qui tire sur les serpents de sa maison sur pilotis au-dessus du fleuve. Les autres ne veulent rien voir. Ils ne veulent pas savoir comme ces adultes qui ne s’inquiètent pas des vagabondages des deux adolescents.

Ellis et Neckboimage 1ne voudraient ignorer le mal ; ils voudraient croire que l’amour va l’emporter parce qu’il est pur et qu’il est vrai. Ils apprendront seulement que cela ne peut pas arriver. Mud répète le geste héroïque de Juniper qui l’avait sauvé alors, qu’à peine adolescent, il avait été mordu par un serpent. Mais une fois encore ce geste d’amour violent et sacrificiel ne ramène à la vie que pour en rappeler l’âpreté. Tout se conclut par une fusillade et un déchainement de violence.

Car le film est un film américain. Il se termine donc à l’américaine: pour savoir ce que cela signifie, il faut aller le voir.

Hannah Arendt

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« Ce concept de banalité du mal est la clé de voûte d’Eichmann à Jérusalem (1963), un des livres les plus controversés de l’histoire des idées ». Cette phrase, tirée d’un article de Télérama, résume à elle seule toute l’ambiguïté de ce qui tourne autour de la question posée par le livre d’Hannah Arendt et du film actuellement sur les écrans à son sujet. Mais cette ambiguïté n’est perceptible que pour qui a lu le livre et vu le film.

Qui lit le livre voit bien que l’idée de banalité n’y arrive qu’à la fin et comme une chute. La phrase où se trouve cette expression est exactement la suivante : « Sur l’échafaud, sa mémoire lui joua un dernier tour : « euphorique », il avait oublié qu’il assistait à sa propre mort. Comme si, en ces dernières minutes, il résumait la leçon que nous a apprise cette longue étude sur la méchanceté humaine – la leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal ». En lisant cela, on a peine à admettre que le mot banalité puisse venir pour couronner et résumer ce qui l’a précédé. L’extermination de millions d’êtres humains n’est en rien une banalité. Ce n’est d’ailleurs pas ce qu’a voulu dire Hannah Arendt. Mais Eichmann, tel qu’elle le décrit, n’a rien de banal non plus (sinon pour le physique : mais à quoi aurait-il dû ressembler pour avoir une physionomie à la mesure de ses crimes ?). Selon Hannah Arendt, Eichmann aurait eu une personnalité banale parce que caractérisée par une mentalité de bureaucrate, par une incapacité à penser par lui-même. Il aurait eu des capacités intellectuelles limitées, ses centres d’intérêt étaient réduits, son goût de l’initiative faible. Hannah Arendt dit tout cela mais n’y résume pas le portrait qu’elle fait de l’individu. Ses centres d’intérêt sont limités mais portent sur le sionisme (il n’aurait quasiment pas lu d’autre livre que celui de Théodore Herzl l’inventeur du sionisme !). Mais il y a plus, on l’aura noté : voilà un homme capable d’oublier que c’est lui qu’on s’apprête à pendre alors qu’il a déjà la corde autour du cou. Est-ce un fait courant ? Il aurait eu, selon Hannah Arendt, la capacité de limiter sa mémoire aux seuls faits qui concernaient sa propre personne (c’est d’ailleurs contradictoire avec ce qu’elle dit du moment de son exécution). Il aurait eu un fonctionnement psychologique tel qu’il était capable de se mettre dans un état d’euphorie par le seul fait de répéter quelque formule toute-faite adaptée à la situation. Il aurait été incapable d’empathie (cela lui confèrerait plus un mental de criminel psychopathe plutôt que d’un homme ordinaire). Il aurait eu la capacité de cloisonner son fonctionnement psychique au point d’ignorer le mal qu’il faisait. Enfin, il aurait été dévoré par l’ambition et à ce point déprimé par le fait d’être dans l’ombre, qu’il aurait tout fait pour se faire arrêter (il s’était effectivement remarié en Argentine sous un autre nom mais avec sa propre femme qui avait gardé son identité – il avait rédigé ses mémoires pour se rappeler au public !).

On pourrait s’étonner qu’on veuille accorder une telle importance à cette expression « banalité du mal » alors qu’elle vient assez peu à propos et surtout qu’on veuille en faire un concept (c’est-à-dire, dans le contexte, une création intellectuelle ayant un pouvoir explicatif fort). Hannah Arendt, elle-même, ne la présentait pas comme un concept mais comme une formule qui aurait résumé le portrait d’Eichmann et surtout la distance entre ce qu’il était et la monstruosité des crimes auxquels il avait participé. Par la même occasion, elle est aussi revenue sur son expression « mal radical » pour en limiter également la signification et la validité.image 1

Cette question de la « banalité du mal » n’est pas ce qui a provoqué le scandale planétaire qui a suivi la publication d’Eichmann à Jérusalem. Elle est plutôt agitée pour éviter le véritable scandale qui concerne des questions plus fondamentales  sur lesquelles ses prises de position paraissent de nature à nuire à sa réputation de haute valeur et haute rigueur. Ses idées les plus controversées portent sur deux questions. La première a pour objet les buts politiques poursuivis par Ben Gourion et le congrès juif mondial par l’organisation du procès à Jérusalem. Hannah Arendt a accusé vertement Ben Gourion d’avoir voulu utiliser le procès pour relancer le sionisme et pour instrumentaliser au profit de l’Etat d’Israël la destruction des juifs d’Europe. Selon elle, pendant la guerre, les colons sionistes de Palestine seraient restés indifférents au sort de leurs coreligionnaires d’Europe. Ils les auraient accueillis ensuite sans chaleur et les auraient discriminés. Jusqu’aux années soixante, les camps de la mort étaient un sujet tabou en Israël. Les juifs israéliens avaient honte de la passivité des victimes européennes qui tranchait trop avec l’image d’une jeunesse bronzée, sportive et conquérante qu’ils voulaient la leur. Selon Hannah Arendt, c’est Ben Gourion qui dirigeait en coulisse l’organisation du procès Eichmann. C’est lui qui a voulu que le procès commence par le long défilé des survivants des camps. C’est lui qui fait en sorte que ne soient mentionnés que les martyrs juifs alors que les souffrances Tziganes,  les prisonniers russes et toutes les autres victimes ont été ignorées. En imposant son vocabulaire, avec les mots de Shoah et d’holocauste, il aurait fait des juifs les victimes exclusives du nazisme pour mieux instrumentaliser ce crime majeur. C’est pourquoi il tenait à ce que le procès se passe à Jérusalem et qu’Eichmann soit jugé par un tribunal Israélien représentant le « peuple juif ». On comprend qu’en dénonçant ces manœuvres, Hannah Arendt ait pu déclencher sur elle les foudres des organisations sionistes dans le monde entier. Mais, s’il ne s’était agi que de cela, on peut supposer qu’elle n’aurait pas eu à subir les critiques furieuses des intellectuels de tous les pays où elle a été publiée.

image 3Le deuxième sujet de scandale était autrement plus gênant. Le film le rapporte assez explicitement mais il ne permet pas de comprendre si la critique était vraiment justifiée. Or, elle l’est à mon avis. Il est clair pour qui lit le livre, que s’y manifeste une volonté de régler des comptes avec les sionistes (qui avaient rejeté la demande d’immigration d’Hannah Arendt), mais aussi avec les élites juives en général. Le ton est si virulent qu’il tourne par moment au plaidoyer en faveur d’Eichmann. Les élites juives sont accusées d’avoir consciemment participé à l’extermination des plus pauvres à la fois dans l’espoir de se sauver et dans le but de réserver leur fortune à leur propre rachat. Et, effectivement, toute la première partie de l’activité d’Eichmann semble avoir consisté à organiser l’immigration des juifs riches en veillant à les dépouiller au passage du maximum de leur fortune. C’est pourquoi ses compétences de lecteur de Théodore Herzl auraient tant intéressé ses supérieurs nazis. Elles lui auraient permis d’adapter son langage à celui de ses victimes et d’établir une véritable relation de donnant-donnant avec elles. Ce n’est que quand cette politique a été abandonnée à cause de la rupture des voies maritimes du fait de la guerre, qu’Eichmann serait ensuite devenu malgré lui un agent de l’extermination qui aurait voulu faire rebondir sa carrière en se spécialisant dans la logistique. Il aurait toujours regretté d’avoir dû abandonner sa véritable vocation.

On voit à quel point une telle thèse pouvait être un terrain glissant. Or, il parait évident, quand on la lit, qu’Hannah Arendt n’a pas su gérer la difficulté. Elle a manqué de rigueur dans son argumentation et s’est montrée beaucoup trop arrogante dans ses affirmations. Le problème est que ce travers aurait pu également lui être reproché dans sa tentative d’assimiler nazisme et stalinisme sous l’étiquette de « totalitarisme », (en exemptant  les régimes fascistes mussolinien et franquiste). Hannah Arendt ne parait pas avoir vu que la thèse d’une communauté de nature des régimes nazi et stalinien est passée sans trop de mal parce qu’elle servait les intérêts de la lutte contre le communisme. L’attaque contre les élites juives ne pouvait pas et n’a pas rencontré la même indulgence. D’où les réactions virulentes et les ruptures violentes auxquelles elle a dû faire face à la publication de son livre. D’où aussi, dans la période plus récente, le recentrage de la polémique sur la question de la « banalité du mal » car, pour beaucoup, il faut tout de même sauver le soldat Arendt ou du moins la validité de son « concept » si utile de totalitarisme. D’où enfin, toutes les ambiguïtés du film qui visiblement s’efforce de ne pas prendre position.

Le théorème de Néfertiti

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Le théorème de Néfertiti est une exposition actuellement visible à l’Institut du Monde Arabe. C’est une exposition ambitieuse qui n’attend pas seulement que le spectateur contemple les œuvres. Il s’agit de déranger son habituelle confiance. On lui présente dès l’entrée le buste de Néfertiti sur un mur vide, hors de tout contexte. Si loin qu’il soit du temps et de la civilisation qui l’a produit, il nous est familier. Est-ce parce que nous l’avons vu de multiple fois illustrant un livre, sur une gravure, ou sous la forme d’une petite statuette décorative à mettre sur une cheminée ou un bureau. N’est-ce pas aussi parce que c’est le buste d’une femme belle, jeune, séduisante et souveraine et qu’il n’y a pas de lieu, d’époque qui puisse y être insensible ?

L’ambition des commissaires de l’exposition va plus loin. Ce qui est exposé, ce n’est pas le buste de Néfertiti mais une photo de ce buste qui cadre le visage. Quelqu’un qui passerait trop vite pourrait omettre cette anomalie. Dans une exposition dont le nom même se réfère à Néfertiti, ce n’est pas son buste qui nous est montré mais la photo de ce buste. Cette substitution est en même temps une appropriation. Elle invite de spectateur à être en alerte à la fois sur ce qui lui est montré, sur la façon de le montrer, de le transporter de son origine ou de sa forme originale à celle qui est proposée. Dans la même salle se trouvent deux bras d’excavatrices, l’un jaune, l’autre rouge. Ils sont disposés pour former un signe hiéroglyphique. C’est une autre sortie de contexte, une autre forme d’appropriation. Mais peut-elle suffire à conférer une valeur artistique à ces deux objets. Cette fois c’est justement parce qu’ils nous sont contemporains, parce qu’ils appartiennent à notre monde, que leur présence en ce lieu devient incongrue et pose problème. Suffit-il qu’un artiste s’empare d’un objet quelconque, le plie à son intention, pour qu’il acquiert le statut d’œuvre d’art. Est-ce la signature de l’artiste qui fait l’œuvre d’art ? Sans doute pas puisque les antiquités égyptiennes qui nous entourent viennent de l’atelier d’artisans dont nous ne savons rien.image 2 Elles n’en sont pas moins reconnues comme des œuvres d’art.

La même question est posée comme une provocation sous la forme d’un pot de la période néolithique sur lequel l’artiste dissident chinois Ai Weiwei a inscrit le logo Coca-cola. La question est aussi celle du sens du geste artistique. S’agit-il d’ailleurs d’un geste artistique ou d’une provocation gratuite, d’une contestation d’autant plus facile qu’elle n’atteint pas ce qu’elle prétend viser. Je ne saurais pas répondre à ces questions ? Valent-elles d’ailleurs qu’on s’y attarde. Le principal intérêt de l’exposition est ailleurs : dans le dialogue entre des peintres ou des sculpteurs modernes avec l’art de l’Egypte ancienne. Se croisent les regards d’artistes venus de France ou de Belgique comme Van Dongen ou Giacometti avec ceux d’artistes égyptiens. Le regard du colonisé et le regard de celui, qui n’est pas le colonisateur, mais qui est en position de colonisateur. Il y a les œuvres avec lesquelles l’art européen dialogue mais il y a aussi celles dont l’Europe s’est emparée pour en faire des objets de sa culture. On ne peut pas éluder la question du pillage des richesses des pays conquis, de la vision de l’oriental qui autorisait ce pillage. Mais même le respect des œuvres appropriées et de  ceux qui les ont produites ne permet pas d’éluder la question de leur statut. Sont-elles les mêmes, ont-elles encore leur sens quand elles sont emportées loin de leur origine, qu’elles sont devenues étrangères à leur fonction ? Ne sont-elles pas comme des poissons hors de l’eau.

image 3Ce pose ici la question de la muséographie, c’est-à-dire de l’organisation, de la composition, des musées. Comment le musée présente-t-il les œuvres ? Pourrait-il y avoir une façon plus respectueuse et plus fidèle de les montrer ? Il ne s’agit pas de répondre à ces questions mais d’inviter le visiteur à les avoir à l’esprit. L’art d’un commissaire d’exposition c’est de faire dialoguer les œuvres entre elles, de les confronter, de les opposer. De ce point de vue, il peut y avoir des expositions qui montrent des œuvres exceptionnelles, des œuvres somptueuses, et qui sont pourtant des expositions ratées. Il y a des expositions que le visiteur traverse comme s’il consultait un catalogue, comme s’il était invité à « aimer » ou ne « pas aimer » ce qu’il voit, comme si on le lui proposait à l’achat. Il y a  d’autres où, dans une illumination soudaine, le spectateur voit l’œuvre d’un œil neuf et avec une intelligence en alerte. Il y a de bonnes et de moins bonnes expositions et on est un visiteur en alerte ou apathique. C’est bon de le rappeler.

L’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen

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Arnold Gehlen résume sa théorie dans « essais d’anthropologie philosophique » paru aux Editions de la Maison des sciences de l’homme en 1983. Il pense la néoténie, (caractéristique unanimement reconnue de l’espèce humaine ), dans le cadre d’une construction conceptuelle complexe. « L’action » est le concept  à partir duquel il construit son anthropologie avec l’intention déclarée d’éluder la distinction métaphysique du corps et de l’esprit. Il pose l’hypothèse que « l’être humain est compréhensible à partir de l’action » et veut le démontrer. Il appelle action  « la transformation prévoyante, planificatrice, de la réalité ». L’action s’accompagne de « moyens de représentation » dont l’ensemble forme la « culture » laquelle est propre à une « communauté ». Les trois concepts d’action, de culture et de communauté forment ainsi le cadre théorique de son l’anthropologie. 

Gehlen admet qu’on « peut utiliser, avec une marge d’approximation suffisante, le concept de travail à la place de l’action » mais sans concéder que ce glissement conceptuel impliquerait en parallèle le passage du concept de « communauté » à celui de « société ». Il laisse dans l’indétermination aussi bien les rapports des hommes au monde que leurs rapports entre eux ; d’où le caractère très général de cette phrase : « Les actes des hommes se réfèrent tantôt à leur réalité commune tantôt alternativement les uns aux autres » par laquelle il introduit le thème de l’indétermination humaine (appuyé par les cautions de Herder et de Schiller). Ce thème conduit  à celui de la « validité précaire » des normes humaines, qui « font partie des conditions d’existence des communautés humaines » et à l’idée d’une dualité de la réalité humaine pour laquelle « il existe autant une contrainte de la discipline qu’une possibilité de rater quelque chose ». La nécessité d’une discipline s’explique par la conscience humaine d’être soumise à « l’excédent d’impulsion de l’homme » c’est-à-dire à une absence de maitrise de soi. Elle fait d’une morale coercitive une nécessité anthropologique et par là de la société un appareil de coercition.

Le tableau général fait de l’homme « la créature agissante et par là même la créature de la discipline » ; il le définit par rapport à l’animal comme l’être dont, selon le mot de Nietzsche, « le caractère propre n’est pas fixé » et fait de son étude une éthologie humaine. La question de la société est éludée au profit d’une réduction au psychophysiologique. Cela conduit à une étude de l’humain qui reste purement spéculative, où l’observation n’intervient que comme illustration des thèses.

C’est dans ce cadre que s’intègre la notion de néoténie. L’homme est  décrit comme une créature non spécialisée, non intégrée à un environnement, « dont le cerveau est certes développé, mais nullement spécialisé ». « Tous les organes et constitutions d’organes caractéristiques de l’être humain ont un caractère en partie phylogénétiquement originel ou archaïque, en partie ontogénétiquement primitif, c’est-à-dire des formes embryonnaires fixées ». Une spécificité humaine est considérée comme expliquée dès lors qu’il est montré qu’elle n’est pas empêchée, que la néoténie la rend possible et que la situation humaine la rend nécessaire. Elle consiste en un ajustement de l’action, elle-même guidée par  ses projets. Le but général des projets humains est le « soulagement » de l’homme des contraintes que son « monde » fait peser sur lui. Le caractère sélectif et anticipateur des perceptions, les habiletés acquises intégrées aux mouvements mais aussi les techniques et les outils sont des facteurs de « soulagement ».

« Le langage prolonge de manière linéaire ce processus de soulagement ». Il est un « système senso-moteur » quimage 2i libère dans la mesure où il rend indépendant de la « situation ». La pensée comme langage intérieur est une « instance de soulagement à l’égard du langage ». Elle est « représentation de la représentation ». 

Gehlen réussit donc le tour de force de construire une théorie dans laquelle la néoténie joue un rôle central en faisant totalement l’impasse sur la sociabilité, (y compris en ce qui concerne l’acquisition du langage). Il fait de la pensée une forme du langage alors que l’étude des singes supérieurs prouve plutôt que pensée et langage ont des racines évolutives entièrement différentes (W. Köhler : l’intelligence des singes supérieurs) et que des psychologues comme J. Piaget et Lev Vygotski montrent comment pensée et langage se rejoignent au cours du développement de l’enfant. Son interprétation de la néoténie est discutée : Dany-Robert Dufour, enseignant à Paris 8, fait lui aussi le constat de la néoténie mais il considère que le fait de son inachèvement, qui fait de l’homme un être intrinsèquement prématuré, dépendant de la relation à l’autre, voue l’homme à la sociabilité. Il fait de l’homme un être qui doit certes à sa néoténie son état premier mais qui n’existe que comme être social.

image 3Tout le contenu de la théorie d’A. Gehlen se joue ici dans cet aspect de l’homme laissé dans l’ombre. Si on se focalise sur le rôle stabilisateur du langage, on peut faire de la théorie de Gehlen un préalable et un fondement pour théoriser une société fondée sur la communication (comme le fait Habermas). Mais si on part de l’action, comme le fait Gehlen lui-même, on substitue à l’idée de société celle de communauté et on met au centre de la réflexion l’individu biologique en proie à des pulsions qu’il doit maîtriser par le langage. On règle le fonctionnement de la communauté sur la nécessité d’une coercition, c’est-à-dire qu’on théorise  tout autre chose qu’une société de la communication. Ainsi comprise, la théorie de Gehlen dément celle d’Habermas, comme les choix politiques de Gehlen se sont toujours opposés à ceux d’Habermas (pour le nazisme puis toujours pour les idées les plus réactionnaires). Elle se réfère en philosophie à Nietzsche tandis qu’Habermas se voudrait proche de Marx.