Le printemps de la Renaissance

image 3L’exposition du musée du Louvre  essaie de saisir à sa source, à son tout début,  ce grand mouvement d’essor artistique et de civilisation qu’a été la Renaissance : à Florence dans la première moitié du XVème siècle. Nous sommes avant la chute de Constantinople (1453) et avant la prise de Grenade, c’est-à-dire avant cette reconfiguration des zones d’influence des grandes religions et des cultures. Nous sommes aussi avant l’invention de l’imprimerie. Les modes de pensées changent mais avec une extrême lenteur. D’abord  du XIIIème au  XIVème siècle, chez les artistes, les sculpteurs en particulier, de façon confuse puisqu’ils innovent en tournant leurs regards loin dans le passé, vers l’antiquité grecque et romaine et en se détournant des productions récentes qui ont marqué la floraison du gothique. Ce mouvement de retour à un passé mythifié et de détournement de l’art récent se retrouve dans sa forme dans la période moderne quand les artistes se sont tournés vers les arts primitifs, les masques océaniens ou africains en particulier, pour s’opposer à l’art académique et fonder ce qui est devenu l’art moderne.

Ce premier ébranlement dans les références artistiques est rappelé dans la première salle de l’exposition. Autour du « cratère des talents », une œuvre romaine très connue et appréciée des artistes florentins, se trouvent réunies des œuvres florentines encore d’expression gothique mais dont les thèmes reprennent les figures sculptées sur le cratère.image 2

Si le mouvement amorcé du XIIIème au XIVème siècle s’épanouit vivement à Florence dans les premières décennies du XVème siècle, c’est sans doute parce que Florence est une république depuis trois siècles. La ville est gouvernée par un Conseil où siègent les membres des familles praticiennes. Elle connait un fort développement économique et voit l’apparition des premières compagnies de change.  Au début du XVème siècle, Florence est peut-être la cité la plus peuplée d’Europe. Elle est tournée vers le monde et veut s’embellir pour marquer son prestige. Ce mouvement est illustré par l’exposition de deux bas-reliefs du Sacrifice d’Isaac exécutés pour le concours lancé par la ville. Si leur composition s’inspire de la sculpture antique, les figures restent de style gothique.

L’ambition de la cité est illustré par un second symbole : la coupole de la cathédrale, qui permet de constater que l’essor artistique s’accompagne de celui des techniques de l’ingénieur. La maquette originale, parfaitement conservée, est en bois. Elle illustre la révolution architecturale et technique qui a permis la disparition des contreforts des monuments gothiques et l’édification d’un dôme de 45 mètres de diamètre et de 53 mètres de haut, le plus grand du monde, dont la forme s’inspire du Panthéon antique construit à Rome en 27 avant JC. Cette coupole est constituée d’anneaux de pierres de taille décroissante qui absorbent la poussée exercée sur les murs. Une coque interne le deux mètres d’épaisseur stabilise toute la structure. A chaque étape de l’exécution du projet, le comportement de l’édifice a été observé et corrigé au niveau suivant. La pensée mise en œuvre par l’architecte mêle une réflexion théorique sur la poussée et la contrepoussée à un empirisme qui s’appuie sur la précision des mesures. On assiste aux premiers moments d’élaboration d’une science de l’architecture.

La salle suivante permet de constater l’évolution du langage plastique : statues de saints et de prophètes aux vêtements au drapé romain et à la physionomie toujours plus expressive mais considérée par la critique comme encore gothique. Chaque saint, chaque prophète se reconnait à ses attributs finement sculptés. L’individu commence seulement à poindre et à s’extraire de sa gangue mythique. Ainsi, le saint Matthieu et le saint Louis de Toulouse se font face et l’hymne à la jeunesse perce dernière l’hymne à la foi.

Le passage à un âge nouveau est attesté par la présence d’un nouveau thème : les angelots ou « Spiritelli ». Ils témoignent d’une vision du supranaturel ou du divin qui se libère des craintes et des tourments de l’âme de l’homme du moyen-âge. La grâce de l’enfance apparait mais il faudra encore quelques décennies avant qu’elle soit délivrée du poids du péché originel. La religion est encore tournée vers le morbide comme en témoigne les nombreux coffres à reliques finement ouvragés.

image 1Peu à peu le culte de la vierge à l’enfant efface celui des reliques. La salle suivante est consacrée aux peintures sculptées sur ce thème. La féminité de la vierge apparait toujours plus éclatante et l’enfant Jésus est toujours plus charmant et joueur. L’intimité du sentiment est évoquée pour la première fois. C’est la vision que l’homme a de lui-même qui se modifie. Nous sommes, rappelons-le, dans la cité de Pétrarque et de Dante.

La pensée évolue aussi dans sa capacité à saisir l’espace. La peinture imite d’abord le volume de la sculpture. On voit le premier tableau qui met en œuvre la perspective mathématique. Les spécialistes trouveront sans doute cela absurde mais il m’a fait penser à Chirico. On voit ainsi que la perspective calculée pour les monuments est doublée d’une série de nuages dans le ciel au volume décroissant. Cet artifice donne un air moderne au tableau. Pour saisir l’évolution de la perspective, il faut voir les œuvres. On ne peut d’ailleurs que conseiller d’aller voir cette exposition mais surtout en faisant bien attention au fait que ce n’est pas une collection d’œuvres qui est montrée mais l’évolution des conceptions artistiques et des modes de pensées telles que l’art les met en œuvre.

Le théorème de Néfertiti

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Le théorème de Néfertiti est une exposition actuellement visible à l’Institut du Monde Arabe. C’est une exposition ambitieuse qui n’attend pas seulement que le spectateur contemple les œuvres. Il s’agit de déranger son habituelle confiance. On lui présente dès l’entrée le buste de Néfertiti sur un mur vide, hors de tout contexte. Si loin qu’il soit du temps et de la civilisation qui l’a produit, il nous est familier. Est-ce parce que nous l’avons vu de multiple fois illustrant un livre, sur une gravure, ou sous la forme d’une petite statuette décorative à mettre sur une cheminée ou un bureau. N’est-ce pas aussi parce que c’est le buste d’une femme belle, jeune, séduisante et souveraine et qu’il n’y a pas de lieu, d’époque qui puisse y être insensible ?

L’ambition des commissaires de l’exposition va plus loin. Ce qui est exposé, ce n’est pas le buste de Néfertiti mais une photo de ce buste qui cadre le visage. Quelqu’un qui passerait trop vite pourrait omettre cette anomalie. Dans une exposition dont le nom même se réfère à Néfertiti, ce n’est pas son buste qui nous est montré mais la photo de ce buste. Cette substitution est en même temps une appropriation. Elle invite de spectateur à être en alerte à la fois sur ce qui lui est montré, sur la façon de le montrer, de le transporter de son origine ou de sa forme originale à celle qui est proposée. Dans la même salle se trouvent deux bras d’excavatrices, l’un jaune, l’autre rouge. Ils sont disposés pour former un signe hiéroglyphique. C’est une autre sortie de contexte, une autre forme d’appropriation. Mais peut-elle suffire à conférer une valeur artistique à ces deux objets. Cette fois c’est justement parce qu’ils nous sont contemporains, parce qu’ils appartiennent à notre monde, que leur présence en ce lieu devient incongrue et pose problème. Suffit-il qu’un artiste s’empare d’un objet quelconque, le plie à son intention, pour qu’il acquiert le statut d’œuvre d’art. Est-ce la signature de l’artiste qui fait l’œuvre d’art ? Sans doute pas puisque les antiquités égyptiennes qui nous entourent viennent de l’atelier d’artisans dont nous ne savons rien.image 2 Elles n’en sont pas moins reconnues comme des œuvres d’art.

La même question est posée comme une provocation sous la forme d’un pot de la période néolithique sur lequel l’artiste dissident chinois Ai Weiwei a inscrit le logo Coca-cola. La question est aussi celle du sens du geste artistique. S’agit-il d’ailleurs d’un geste artistique ou d’une provocation gratuite, d’une contestation d’autant plus facile qu’elle n’atteint pas ce qu’elle prétend viser. Je ne saurais pas répondre à ces questions ? Valent-elles d’ailleurs qu’on s’y attarde. Le principal intérêt de l’exposition est ailleurs : dans le dialogue entre des peintres ou des sculpteurs modernes avec l’art de l’Egypte ancienne. Se croisent les regards d’artistes venus de France ou de Belgique comme Van Dongen ou Giacometti avec ceux d’artistes égyptiens. Le regard du colonisé et le regard de celui, qui n’est pas le colonisateur, mais qui est en position de colonisateur. Il y a les œuvres avec lesquelles l’art européen dialogue mais il y a aussi celles dont l’Europe s’est emparée pour en faire des objets de sa culture. On ne peut pas éluder la question du pillage des richesses des pays conquis, de la vision de l’oriental qui autorisait ce pillage. Mais même le respect des œuvres appropriées et de  ceux qui les ont produites ne permet pas d’éluder la question de leur statut. Sont-elles les mêmes, ont-elles encore leur sens quand elles sont emportées loin de leur origine, qu’elles sont devenues étrangères à leur fonction ? Ne sont-elles pas comme des poissons hors de l’eau.

image 3Ce pose ici la question de la muséographie, c’est-à-dire de l’organisation, de la composition, des musées. Comment le musée présente-t-il les œuvres ? Pourrait-il y avoir une façon plus respectueuse et plus fidèle de les montrer ? Il ne s’agit pas de répondre à ces questions mais d’inviter le visiteur à les avoir à l’esprit. L’art d’un commissaire d’exposition c’est de faire dialoguer les œuvres entre elles, de les confronter, de les opposer. De ce point de vue, il peut y avoir des expositions qui montrent des œuvres exceptionnelles, des œuvres somptueuses, et qui sont pourtant des expositions ratées. Il y a des expositions que le visiteur traverse comme s’il consultait un catalogue, comme s’il était invité à « aimer » ou ne « pas aimer » ce qu’il voit, comme si on le lui proposait à l’achat. Il y a  d’autres où, dans une illumination soudaine, le spectateur voit l’œuvre d’un œil neuf et avec une intelligence en alerte. Il y a de bonnes et de moins bonnes expositions et on est un visiteur en alerte ou apathique. C’est bon de le rappeler.

De l’Allemagne

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Voilà longtemps que je n’avais pas visité une exposition à Paris. Il faut trop d’attente pour ne faire qu’apercevoir quelques œuvres par-dessus les épaules de toutes sortes de bavards et de pédants. C’est frustrant, horripilant et pousse au meurtre. J’espérais qu’une exposition comme  « de l’Allemagne » attirerait moins les foules surtout à l’heure du déjeuner. Dans l’ensemble, cela s’est vérifié.

Mais cette exposition est difficile, en tout cas pour quelqu’un comme moi, qui ne sait quasiment rien de l’histoire culturelle allemande.  Peut-être les commissaires avaient-ils prévu le cas. Ils ont fait en sorte que l’on voit en entrant le célèbre tableau que nous avions tous dans nos manuels scolaires et qui représente Goethe dans la campagne italienne. Mais dès qu’on a franchi le seuil, s’en est fini des références familières. Nous voilà directement confrontés au mouvement artistique des « nazaréens ». Ces peintres du début du 19ème siècle rêvaient d’un retour au moyen-âge pour l’ambiance et à  Dürer pour l’esthétique, c’est-à-dire à un empire germanique d’avant la réforme et à un art minutieux et d’inspiration religieuse. Ils se sont exilés à Rome et convertis au Catholicisme. Leur peinture a bénéficié aussi de l’influence de l’école italienne de la renaissance, leurs thèmes viennent du Nouveau Testament et la mythologie grecque. Leur style se voulait « primitif ». Ne me demandez pas leurs noms, je les ai déjà oubliés mais je sais que grâce à internet et wikipédia je pourrais les retrouver sans peine.

La confrontation directe avec ce mouvement qui tenait à la fois de la secte religieuse et du courant artistique, nous met directement dans l’ambiance allemande : un pays morcelé, divisé, qui venait tout juste d’être bousculé par la fougue napoléonienne et ne savait ni comment s’unifier ni comment retrouver sa paisible vie provinciale d’avant l’occupation napoléonienne. Dans cette ambiance l’art, la littérature et la philosophie tenaient lieu de politique. Tout ce qui ne pouvait pas être accompli dans la réalité, l’était dans l’idéal et dans l’art. Cette atmosphère d’agitation cérébrale romantique et d’impuissance politique m’était déjà connue par la correspondance du jeune Marx. Elle l’irritait au plus haut point et il la fustigeait sous le thème du philistanisme.

Mais cette peinture pouvait bien être « philistine », elle n’en est pas moins d’une grande beauté.  Elle  permet de donner un contenu à l’opposition du dionysiaque et de l’apollinien dont je pensais qu’ils étaient une invention nietzschéenne. Il semble que ce ne soit pas le cas et que la tension entre ces deux régimes esthétiques, entre ces formes de vie, était déjà un thème de la sensibilité allemande dès le début du siècle.

L’exposition se poursuit par le second temps de l’évolution artistique en Allemagne avec l’exaltation du sentiment national à la fois dans le paysage et dans l’architecture. La cathédrale de Cologne est ainsi un thème pour magnifier le génie allemand. C’est la plus haute cathédrale d’Europe et j’ai appris que sa construction, qui avait été interrompue au moyen-âge, a été achevée dans le cadre de ce mouvement artistique. On comprend mieux en voyant les magnifiques représentations de cette cathédrale, l’importance singulière qu’avait pour Nietzsche la redécouverte du caractère « allemand » de la cathédrale de Strasbourg à l’occasion de l’occupation de l’Alsace par les troupes de Bismarck. Celui qui fustigeait les  allemands était lui-même allemand jusqu’à la moelle.image 2

Une autre chose apparait dans la peinture de paysage : c’est la volonté de dépasser l’opposition du beau et du sublime. Cette ambition n’a de sens qu’en référence à l’esthétique Kantienne. Elle est par conséquent, elle aussi, très allemande. Les peintres, dont j’ai également déjà oublié le nom, ont su combiner dans leur peinture une connaissance claire de la géologie et de la formation du paysage et un subjectivisme qui le recompose et le transfigure. Un thème majeur était celui des racines, de l’arbre poussant sur un tumulus, symbole d’une Allemagne régénérée en trouvant sa substance dans son passé lointain. Une autre façon d’exprimer la même aspiration se voit dans des tableaux dont les thèmes viennent du folklore et du conte. Le style en est encore une fois « primitif » c’est-à-dire qu’il affecte de traiter la perspective et les postures des personnages à la manière de la peinture du moyen-âge.

J’ai appris, en voulant voir ce qui s’écrivait autour de cette exposition, qu’elle donnait lieu à une polémique dénonçant son caractère tendancieux et réducteur. Elle reprendrait « tous les clichés du voisin sombre et romantico-dangereux ». Autrement dit, elle aurait cherché à prouver que le nazisme était le destin de l’Allemagne.

Pourtant, cette exposition fait bieimage 3n apparaitre une rupture avec l’art de 19ème siècle, romantique et réactionnaire, nationaliste et irrationaliste mais qui restait étranger à l’idée de violence, et à la haine aussi bien de soi que des autres. La rupture qui est mise en évidence est plutôt celle de la guerre quatorze. Après la guerre, la peinture représente la mort, les blessures, la douleur, la violence, la démence. Elle est volontairement déstructurée. Le contraste est absolu entre un tableau comme celui de la première salle représentant « Apollon parmi les bergers » et un tableau de la fin. Dans le premier, les corps sont sains et puissants, la peau est claire et pleine de vie. Dans le dernier les corps sont flasques et maladifs. Ils ont la peau terne, marquée, presque bleue. Les regards sont vides. La démence n’est pas loin. Le thème de l’enfer se répète et s’amplifie. Ce qui se montre, c’est bien une Allemagne déjà nazie comme celle qu’évoque un film comme « le ruban blanc ». Mais il y a la guerre entre la première Allemagne et celle-ci.