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Le théorème de Néfertiti

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Le théorème de Néfertiti est une exposition actuellement visible à l’Institut du Monde Arabe. C’est une exposition ambitieuse qui n’attend pas seulement que le spectateur contemple les œuvres. Il s’agit de déranger son habituelle confiance. On lui présente dès l’entrée le buste de Néfertiti sur un mur vide, hors de tout contexte. Si loin qu’il soit du temps et de la civilisation qui l’a produit, il nous est familier. Est-ce parce que nous l’avons vu de multiple fois illustrant un livre, sur une gravure, ou sous la forme d’une petite statuette décorative à mettre sur une cheminée ou un bureau. N’est-ce pas aussi parce que c’est le buste d’une femme belle, jeune, séduisante et souveraine et qu’il n’y a pas de lieu, d’époque qui puisse y être insensible ?

L’ambition des commissaires de l’exposition va plus loin. Ce qui est exposé, ce n’est pas le buste de Néfertiti mais une photo de ce buste qui cadre le visage. Quelqu’un qui passerait trop vite pourrait omettre cette anomalie. Dans une exposition dont le nom même se réfère à Néfertiti, ce n’est pas son buste qui nous est montré mais la photo de ce buste. Cette substitution est en même temps une appropriation. Elle invite de spectateur à être en alerte à la fois sur ce qui lui est montré, sur la façon de le montrer, de le transporter de son origine ou de sa forme originale à celle qui est proposée. Dans la même salle se trouvent deux bras d’excavatrices, l’un jaune, l’autre rouge. Ils sont disposés pour former un signe hiéroglyphique. C’est une autre sortie de contexte, une autre forme d’appropriation. Mais peut-elle suffire à conférer une valeur artistique à ces deux objets. Cette fois c’est justement parce qu’ils nous sont contemporains, parce qu’ils appartiennent à notre monde, que leur présence en ce lieu devient incongrue et pose problème. Suffit-il qu’un artiste s’empare d’un objet quelconque, le plie à son intention, pour qu’il acquiert le statut d’œuvre d’art. Est-ce la signature de l’artiste qui fait l’œuvre d’art ? Sans doute pas puisque les antiquités égyptiennes qui nous entourent viennent de l’atelier d’artisans dont nous ne savons rien.image 2 Elles n’en sont pas moins reconnues comme des œuvres d’art.

La même question est posée comme une provocation sous la forme d’un pot de la période néolithique sur lequel l’artiste dissident chinois Ai Weiwei a inscrit le logo Coca-cola. La question est aussi celle du sens du geste artistique. S’agit-il d’ailleurs d’un geste artistique ou d’une provocation gratuite, d’une contestation d’autant plus facile qu’elle n’atteint pas ce qu’elle prétend viser. Je ne saurais pas répondre à ces questions ? Valent-elles d’ailleurs qu’on s’y attarde. Le principal intérêt de l’exposition est ailleurs : dans le dialogue entre des peintres ou des sculpteurs modernes avec l’art de l’Egypte ancienne. Se croisent les regards d’artistes venus de France ou de Belgique comme Van Dongen ou Giacometti avec ceux d’artistes égyptiens. Le regard du colonisé et le regard de celui, qui n’est pas le colonisateur, mais qui est en position de colonisateur. Il y a les œuvres avec lesquelles l’art européen dialogue mais il y a aussi celles dont l’Europe s’est emparée pour en faire des objets de sa culture. On ne peut pas éluder la question du pillage des richesses des pays conquis, de la vision de l’oriental qui autorisait ce pillage. Mais même le respect des œuvres appropriées et de  ceux qui les ont produites ne permet pas d’éluder la question de leur statut. Sont-elles les mêmes, ont-elles encore leur sens quand elles sont emportées loin de leur origine, qu’elles sont devenues étrangères à leur fonction ? Ne sont-elles pas comme des poissons hors de l’eau.

image 3Ce pose ici la question de la muséographie, c’est-à-dire de l’organisation, de la composition, des musées. Comment le musée présente-t-il les œuvres ? Pourrait-il y avoir une façon plus respectueuse et plus fidèle de les montrer ? Il ne s’agit pas de répondre à ces questions mais d’inviter le visiteur à les avoir à l’esprit. L’art d’un commissaire d’exposition c’est de faire dialoguer les œuvres entre elles, de les confronter, de les opposer. De ce point de vue, il peut y avoir des expositions qui montrent des œuvres exceptionnelles, des œuvres somptueuses, et qui sont pourtant des expositions ratées. Il y a des expositions que le visiteur traverse comme s’il consultait un catalogue, comme s’il était invité à « aimer » ou ne « pas aimer » ce qu’il voit, comme si on le lui proposait à l’achat. Il y a  d’autres où, dans une illumination soudaine, le spectateur voit l’œuvre d’un œil neuf et avec une intelligence en alerte. Il y a de bonnes et de moins bonnes expositions et on est un visiteur en alerte ou apathique. C’est bon de le rappeler.

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