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L’anthropologie philosophique d’Arnold Gehlen

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Arnold Gehlen résume sa théorie dans « essais d’anthropologie philosophique » paru aux Editions de la Maison des sciences de l’homme en 1983. Il pense la néoténie, (caractéristique unanimement reconnue de l’espèce humaine ), dans le cadre d’une construction conceptuelle complexe. « L’action » est le concept  à partir duquel il construit son anthropologie avec l’intention déclarée d’éluder la distinction métaphysique du corps et de l’esprit. Il pose l’hypothèse que « l’être humain est compréhensible à partir de l’action » et veut le démontrer. Il appelle action  « la transformation prévoyante, planificatrice, de la réalité ». L’action s’accompagne de « moyens de représentation » dont l’ensemble forme la « culture » laquelle est propre à une « communauté ». Les trois concepts d’action, de culture et de communauté forment ainsi le cadre théorique de son l’anthropologie. 

Gehlen admet qu’on « peut utiliser, avec une marge d’approximation suffisante, le concept de travail à la place de l’action » mais sans concéder que ce glissement conceptuel impliquerait en parallèle le passage du concept de « communauté » à celui de « société ». Il laisse dans l’indétermination aussi bien les rapports des hommes au monde que leurs rapports entre eux ; d’où le caractère très général de cette phrase : « Les actes des hommes se réfèrent tantôt à leur réalité commune tantôt alternativement les uns aux autres » par laquelle il introduit le thème de l’indétermination humaine (appuyé par les cautions de Herder et de Schiller). Ce thème conduit  à celui de la « validité précaire » des normes humaines, qui « font partie des conditions d’existence des communautés humaines » et à l’idée d’une dualité de la réalité humaine pour laquelle « il existe autant une contrainte de la discipline qu’une possibilité de rater quelque chose ». La nécessité d’une discipline s’explique par la conscience humaine d’être soumise à « l’excédent d’impulsion de l’homme » c’est-à-dire à une absence de maitrise de soi. Elle fait d’une morale coercitive une nécessité anthropologique et par là de la société un appareil de coercition.

Le tableau général fait de l’homme « la créature agissante et par là même la créature de la discipline » ; il le définit par rapport à l’animal comme l’être dont, selon le mot de Nietzsche, « le caractère propre n’est pas fixé » et fait de son étude une éthologie humaine. La question de la société est éludée au profit d’une réduction au psychophysiologique. Cela conduit à une étude de l’humain qui reste purement spéculative, où l’observation n’intervient que comme illustration des thèses.

C’est dans ce cadre que s’intègre la notion de néoténie. L’homme est  décrit comme une créature non spécialisée, non intégrée à un environnement, « dont le cerveau est certes développé, mais nullement spécialisé ». « Tous les organes et constitutions d’organes caractéristiques de l’être humain ont un caractère en partie phylogénétiquement originel ou archaïque, en partie ontogénétiquement primitif, c’est-à-dire des formes embryonnaires fixées ». Une spécificité humaine est considérée comme expliquée dès lors qu’il est montré qu’elle n’est pas empêchée, que la néoténie la rend possible et que la situation humaine la rend nécessaire. Elle consiste en un ajustement de l’action, elle-même guidée par  ses projets. Le but général des projets humains est le « soulagement » de l’homme des contraintes que son « monde » fait peser sur lui. Le caractère sélectif et anticipateur des perceptions, les habiletés acquises intégrées aux mouvements mais aussi les techniques et les outils sont des facteurs de « soulagement ».

« Le langage prolonge de manière linéaire ce processus de soulagement ». Il est un « système senso-moteur » quimage 2i libère dans la mesure où il rend indépendant de la « situation ». La pensée comme langage intérieur est une « instance de soulagement à l’égard du langage ». Elle est « représentation de la représentation ». 

Gehlen réussit donc le tour de force de construire une théorie dans laquelle la néoténie joue un rôle central en faisant totalement l’impasse sur la sociabilité, (y compris en ce qui concerne l’acquisition du langage). Il fait de la pensée une forme du langage alors que l’étude des singes supérieurs prouve plutôt que pensée et langage ont des racines évolutives entièrement différentes (W. Köhler : l’intelligence des singes supérieurs) et que des psychologues comme J. Piaget et Lev Vygotski montrent comment pensée et langage se rejoignent au cours du développement de l’enfant. Son interprétation de la néoténie est discutée : Dany-Robert Dufour, enseignant à Paris 8, fait lui aussi le constat de la néoténie mais il considère que le fait de son inachèvement, qui fait de l’homme un être intrinsèquement prématuré, dépendant de la relation à l’autre, voue l’homme à la sociabilité. Il fait de l’homme un être qui doit certes à sa néoténie son état premier mais qui n’existe que comme être social.

image 3Tout le contenu de la théorie d’A. Gehlen se joue ici dans cet aspect de l’homme laissé dans l’ombre. Si on se focalise sur le rôle stabilisateur du langage, on peut faire de la théorie de Gehlen un préalable et un fondement pour théoriser une société fondée sur la communication (comme le fait Habermas). Mais si on part de l’action, comme le fait Gehlen lui-même, on substitue à l’idée de société celle de communauté et on met au centre de la réflexion l’individu biologique en proie à des pulsions qu’il doit maîtriser par le langage. On règle le fonctionnement de la communauté sur la nécessité d’une coercition, c’est-à-dire qu’on théorise  tout autre chose qu’une société de la communication. Ainsi comprise, la théorie de Gehlen dément celle d’Habermas, comme les choix politiques de Gehlen se sont toujours opposés à ceux d’Habermas (pour le nazisme puis toujours pour les idées les plus réactionnaires). Elle se réfère en philosophie à Nietzsche tandis qu’Habermas se voudrait proche de Marx.

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