Au chapitre IV & 6 de « la pensée sauvage » de Claude Lévi-Strauss, on peut lire : « Le marxisme – sinon Marx lui-même – a trop souvent raisonné comme si les pratiques découlaient immédiatement de la praxis. Sans mettre en cause l’incontestable primat des infrastructures, nous croyons qu’entre praxis et pratiques s’intercale toujours un médiateur, qui est le schème conceptuel par l’opération duquel une matière et une forme dépourvues l’une et l’autre d’existence indépendante, s’accomplissent comme structures, c’est-à-dire comme êtres à la fois empiriques et intelligibles ».
J’avoue que cela me parait bien hermétique, sinon confus. Chez Marx la praxis c’est l’ensemble des pratiques par lequel l’homme transforme la nature et le monde et par lesquelles il s’engage dans des rapports sociaux au travers desquels il se transforme lui-même. Il n’est pas de praxis qui ne soit aussi interprétation du monde et ne s’accompagne de théorie, de représentation, de valeurs et d’idéologie. Seulement la philosophie classique s’efforce d’ignorer son lien à la praxis. Elle se veut pensée pure, détachée de toute base sociale. Marx lui en fait le reproche et la démasque. D’où l’injonction qu’il lui adresse et s’adresse à lui-même à l’aboutissement de ses « thèses sur Feuerbach » : « les philosophes jusqu’ici n’ont fait qu’interpréter le monde, il s’agit maintenant de le transformer ». Autrement dit : la philosophie nouvelle, celle que Marx construit, doit renoncer à toute fausse neutralité et doit assumer consciemment le lien entre action transformatrice, essentiellement des rapports sociaux, et théorie philosophique. Elle doit consciemment révolutionner la praxis.
Ce petit rappel étant fait, si je reviens à Claude Lévi-Strauss, il me semble qu’il ne faut pas s’attarder à sa conception très floue du marxisme. Peut-être faut-il comprendre qu’entre les pratiques humaines (telles que l’organisation de la parenté, les relations aux animaux qu’on chasse ou dont on prohibe la consommation etc.) s’intercale, selon lui, quelque chose qui donne forme à la fois à l’action et à la représentation qui l’accompagne et lui donne sens ; ce quelque chose serait comme une espèce de grammaire implicite qui organise l’action et la représentation, les règles de la vie sociale et les mythes par lesquels les hommes les comprennent : c’est le schème conceptuel ou le schème classificatoire. Les schèmes s’organisent en un système qui agence « les rapports d’opposition, de corrélation, ou d’analogie ». Ce système dicte la forme dans laquelle les choses sont perçues avant même d’être pensées. Le schème conceptuel fait le lien réciproque ou dialectique entre « l’idée et le fait ». Il organise le divers. Il le structure. « L’esprit va ainsi de la diversité empirique à la simplicité conceptuelle, puis de la simplicité conceptuelle à la synthèse signifiante ». L’action du système des schèmes conceptuels va aussi bien dans un sens descendant que montant, vers l’unité et vers l’espèce. Sa « puissance logique » est ce qui permet d’intégrer au schème classificatoire des domaines différents les uns des autres, offrant aux classifications un moyen de dépasser leurs limites » soit « par universalisation » soit « par particularisation ».
Le système des schèmes conceptuels n’est pas unique. Il ne s’agit pas d’une forme de la pensée qui serait commune à l’humanité toute entière parce que dépendante de la structure du cerveau humain ou d’autre chose (comme dans la gestalt théorie par exemple). Non, au contraire, chaque société aurait développé son propre schématisme. Ainsi : « les schèmes classificatoires des Sioux offrent un bon exemple, par qu’ils constituent autant de variations autour d’un thème commun ». En l’occurrence, il s’agirait du cercle qu’un diamètre idéal divise en deux moitiés. Dans d’autres sociétés, c’est un « schème fait d’oppositions discontinues » qui serait à l’œuvre. Pour comprendre une société, il faudrait parvenir à percer l’organisation de ses schèmes conceptuels.
C. Lévi-Strauss écarte d’emblée toute interprétation idéaliste de sa théorie. Le contenu des représentations n’est pas dicté par le schème mais bien par ce que vivent les hommes. Seule la forme (et non le contenu) des représentations est organisée par le schématisme. Il écrit : « Nous n’entendons nullement insinuer que les transformations idéologiques engendrent des transformations sociales. L’ordre inverse est seul vrai. »
Mais si les schèmes conceptuels ne sont qu’organisateurs et qu’ils n’engendrent pas les représentants et ne sont pas non plus un produit des pratiques sociales et donc ne sont donc pas modifiés par les rapports sociaux, d’où viennent-ils ? Et s’ils évoluent, comment évoluent-ils ?
La première question n’a pas de réponse. Il est vain d’espérer découvrir l’origine des schèmes conceptuels d’une société. Elle se perd dans la nuit des temps, elle plonge dans les profondeurs du psychisme humain.
La seconde question est plus embarrassante. C’est celle de l’évolution des modes de pensée que j’ai soulevée dans mes deux articles précédents. La réponse de C. Lévi-Strauss est aussi plus embarrassée. Elle tente de maintenir le relativisme culturel qui fait le fond de sa pensée. Elle passe par la distinction entre synchronie et diachronie c’est-à-dire entre une conception du monde qui privilégie l’étendue et une autre qui privilégie le temps. Aucune société n’échappe au temps c’est-à-dire à la succession des événements qui perturbent son renouvellement et s’opposent au retour du même. Les sociétés peuvent être bouleversées par la guerre. Et dit Lévi-Strauss : « dans de telles sociétés, synchronie et diachronie sont engagées dans un conflit constamment renouvelé, et dont il semble que chaque fois la diachronie doive sortir victorieuse ». Il y une lutte entre le système des schèmes conceptuels d’une société et l’histoire. Le système tente de se rétablir après chaque crise mais il ne le fait qu’imparfaitement (d’où la victoire finale de la diachronie). De la même façon un arbre répète à chaque embranchement au cours de sa croissance le même schéma de division de ses branches pourtant peu d’arbres ont une silhouette parfaite qui fait voir immédiatement selon quelle règle s’est organisée sa croissance. Il n’y a pas deux arbres semblables. Le principe est celui de la prédominance de la structure sur l’événement, de la synchronie sur la diachronie et de l’inconscient sur le conscient. Mais cette prédominance peut échouer. Elle finit toujours par échouer et l’aboutissement est toujours celui de sociétés déstructurées et lancées dans l’évolution historique.
C. Lévi-Strauss n’admet pas pour autant qu’on puisse parler de sociétés archaïques et de sociétés développées. Il emploie les expressions de sociétés froides et de sociétés chaudes. Les premières ont gardé leurs traditions et un ordre reposant sur un système de schèmes conceptuels intact. Dans les secondes, il n’est plus lisible. Dans les sociétés froides, le temps est vu comme circulaire, dans les sociétés chaudes, en revanche, il est irréversible et continu. Ces deux types de sociétés se valent. Selon Lévi-Strauss elles ne correspondent pas à des stades inégaux de l’évolution humaine mais à deux options différentes dans le choix d’un mode de vie. Lévi-Strauss ne cache pas que sa préférence va aux sociétés froides.
Ce qui me parait juste là-dedans, au-delà des préférences idéologiques et politiques que cela révèle, c’est qu’on peut distinguer à grands traits des sociétés où c’est l’élément naturel qu’il l’emporte et des sociétés où l’économie l’emporte sur la nature. Dans les premières, les hommes sont encore redevables du produit de leur travail davantage à la nature elle-même qu’à leur propre « industrie ». Leur vie dépend de la fécondité de la terre et la forme de leur pensée est dictée par ce qu’ils perçoivent de la nature et de ses cycles vitaux. Dans la société moderne le rapport de l’homme à la nature est inversé. Le travail de la terre devient « travail agricole », la propriété de la terre devient investissement financier et son produit rendement de l’investissement, alors la terre et la nature deviennent un moment subordonné de l’industrie et du travail. La source de richesse est désormais le travail. L’histoire, sous la forme de l’économie, parait l’emporter sur la nature et il peut se former une conscience radicalement historique du monde. Les premières sociétés vivent sur des traditions et organisent la vie des hommes et leur pensée en fonction de représentations fondées sur des schémas archaïques, les secondes innovent aussi bien dans leur organisation, leur rapport à la nature que dans leur mode de pensée. Dans ce type de société, qui est le nôtre, l’esprit des hommes peut s’ouvrir à la science. Ils deviennent capables d’abstractions toujours plus complexes et variées.