Alain Badiou et le droit

image 2Poursuite de la lecture de l’opuscule « d’un désastre obscur » commencée par mon article du 29 octobre :

Pour terrasser l’idéal communisme, l’Occident capitalo-parlementariste dispose de deux armes : son immense accumulation de marchandises et ses discours sur l’État de droit et les droits de l’homme. Mais l’un et l’autre peuvent-ils valoir pour l’humanité toute entière ? Celui qui accapare les richesses n’est-il pas riche de la pauvreté du dominé et son discours sur le droit ne mêle-t-il pas politique et philosophie mieux masquer sous un discours idéaliste la réalité brutale de la puissance ?

Les faits répondent à cette question : les puissances occidentales sont parvenues à faire tomber le mur de Berlin mais c’est pour en ériger de plus hauts et de plus longs aussi bien à l’Est qu’au Sud. Et qu’en est-il du droit : « il fonctionne comme thème de spéculation…. Mais aussi comme couverture du gros bâton (voyez Panama ou le Golfe )» dit Alain Badiou. Mais il va plus loin et entreprend de défaire la confusion qu’entretient l’usage idéologique de cette catégorie du droit  – catégorie à la fois politique et philosophique – car, selon lui, quand politique et philosophie se confondent comme ce serait le cas dans le matérialisme dialectique (qui serait le marxisme interprété par Staline), elles se ruinent l’une l’autre. Surmonter de cette confusion idéologique, restaurer la philosophie, implique de faire un choix : celui de sortir du politique pour penser en philosophe.

Ici commence donc une réflexion purement philosophique. Le droit étant « une catégorie tout à fait importante de l’État », la question devient « qu’est-ce qu’un État de droit ? ». La réponse, hautement abstraite[i], se ramène (si j’ai bien compris) à ceci : un État de droit est un État qui traire ses sujets tous également comme sujets de droit – avoir des droits ne signifiant pas jouir d’un privilège (comme dans l’usage Nietzschéen de la catégorie de droit) mais obéir à un ensemble de règles formelles qu’on s’est données ou du moins auxquelles on a consenti , qui valent par conséquent pour tous et également pour chacun selon sa façon d’être sujet de droit. Attention : sujet de droit ne doit pas être compris comme individu (comme le fait le discours qui oppose démocratie et totalitarisme) car la catégorie de « sujet de droit » est une catégorie abstraite au moyen de laquelle peuvent se décliner et se déclinent des sous-catégories comme majeurs ou mineurs, célibataires ou mariés, électeurs ou non électeurs etc. – catégories dans lesquelles les individus ne cessent de se distribuer et de se redistribuer. En clair et pour faire simple : un État de droit est un État où s’appliquent ce que les juristes appellent «les principes généraux du droit »dont Alain Badiou ne parait retenir principalement que celui d’égalité devant la loi et d’équité dans son application (qui se décline en égalité devant la justice, devant l’impôt, face aux services publics etc.).

image 1Les développements d’Alain Badiou autour de la question du droit aboutissent à cette affirmation : « Une règle quelle qu’elle soit, ne peut par elle-même garantir un effet de vérité, car aucune vérité n’est réductible à une analyse formelle ». Il y a là, à première lecture, l’idée toute simple que la construction logique d’un discours n’en garantit pas la validité. Il ne suffit pas, mais il faut cependant, qu’un raisonnement ou qu’une démonstration soient rationnellement et logiquement construits pour que ce qu’on veut établir soit vrai. Il y a bien sûr des philosophes qui ont discuté cela. Badiou cite les sophistes grecs (lesquels ?) et pour la période moderne Wittgenstein.

Quel rapport entre cela et la question de l’État de droit ? Alain Badiou en voit un dans la mesure où il réduit l’État de droit à « l’empire des règles » et qu’il ne distingue pas ici entre règles de droit et règles de conduite de la pensée ou règles logiques. Ce qui l’amène à poser et à souligner « cette conséquence philosophique capitale qui est que la politique n’a nul rapport intrinsèque avec la vérité ». Ce qui semble ne signifier rien d’autre que cela : c’est à la philosophie et à elle seule de dire « ce qu’il en est du rapport de la politique à la vérité ou plus précisément ce qu’il en est de la politique comme procédure de vérité ». Il semble que pour rendre cela intelligible il faille opérer un glissement dans l’idée de vérité. On était parti de la vérité comme adéquation du discours à ce qu’il voulait signifier (adéquation qui exigeait sa cohérence formelle tout en ne se limitant pas à elle). Nous sommes passés, semble-t-il, à la conception de la vérité développée par Alain Badiou (conception qui reste largement pour moi un mystère). Si j’ai bien compris, il y a pour Badiou des possibilités de vérité aussi bien dans les mathématiques, la poésie, le désir et la politique. La vérité serait ce qu’ouvrent dans leur domaine propre chacun de ces « champs ». Dans le champ du désir, par exemple, tomber amoureux serait ouvrir un champ de vérité ou plus clairement mettre à l’épreuve la « vérité » de son être. Si on retient cette conception de la vérité, en dépit de ce qu’elle peut avoir d’obscur, il faut en conclure que la philosophie ou du moins une certaine philosophie (celle de Badiou lui-même en fait) est en mesure de dire la « vérité » d’une politique et de répondre à une question du type « de quoi S… est-il le nom ? ».

Or dire que « le noyau de sens de la politique est dans le Droit » invalide cette conception. Si ce qui fait la valeur d’une politique, c’est qu’elle est au service et sous la conduite du droit comme droit fondamental (droits de l’homme et droits sociaux etc.) alors c’est aux gardiens de ces droits que revient d’en juger et non plus à la philosophie (ou du moins une certaine philosophie –celle de Badiou). Alors, il y aurait « extériorité radicale de la politique au thème de la vérité ». C’est le philosophe lui-même qui tire cette conclusion. Va-t-il s’invalider et renoncer lui-même au quatrième de ses « champs de vérité » ?

Non, bien évidemment ! Et voici pourquoi : « les États parlementaires de l’Ouest ne prétendent à aucune vérité » mais se réclament du droit. A l’inverse, les États socialistes « bureaucratiques et terroristes » rejetaient la règle du droit mais se réclamaient de la vérité. Dans ces États un sous-ensemble (le Parti –le prolétariat) « entretenait avec la vérité un rapport privilégié ». En conséquence : « ces États étaient compatibles avec une philosophie qui énonce que la politique est un des lieux où la vérité procède ». D’où le statut très différent de la philosophie dans ces États par rapport à ceux de l’Ouest : fondement de l’État à l’Est, supplément d’âme à l’Ouest. Matérialisme dialectique d’un côté, philosophie « relativiste et sceptique » de l’autre ! Il y a symétrie inversée entre droit et vérité de la politique et dans les deux cas une victime : la véritable philosophie. A l’Ouest il est impossible de distinguer le philosophe du sophiste, à l’Est il ne se distingue pas du fonctionnaire.

image 3Comment, dans ces conditions, sauver la véritable philosophie ? Il faut que la philosophie pense la politique « comme libre activité de la pensée du collectif sous l’effet d’événements toujours singuliers ». Ce type de politique ne pose pas la question du pouvoir, son essence est « l’émancipation du collectif, ou encore le problème du règne de la liberté dans des situations infinies ». Si je comprends bien, il s’agit d’une politique du type de l’utopie soixante-huitarde mais qui s’emparerait d’un « collectif » c’est-à-dire de groupes informels mais significatifs par le nombre, l’audience, leurs effets. En clair et pour conclure : Alain Badiou est et demeure Mao spontex !


[i] Je livre ici le texte tel quel à l’interprétation de chacun : « Dans l’ontologie des multiplicités historiques que je propose, l’Etat, pensé comme état d’une situation, est ce qui assure le compte structurel des parties de la situation, situation qui porte généralement le nom propre d’une nation. Dire qu’un tel état, c’est-à-dire une telle opération de compte, est un Etat « de droit » veut dire en fait que la règle de compte ne propose aucune partie particulière comme paradigme de l’être-partie en général. Autrement dit : aucun sous-ensemble, comme la noblesse, ou la classe ouvrière, ou le Parti de la classe, ou les « gens de bien », ou les religieux etc., n’est mentionné dans une fonction spéciale quant à l’opération par quoi les autres sous-ensembles sont énumérés et traités. Ou encore, aucun privilège explicite ne code les opérations par quoi l’Etat se rapporte aux sous-ensembles délimités dans la situation « nationale ». »

D’un désastre obscur

image 2Alain Badiou a publié en 1991 « d’un désastre obscur », ce curieux petit livre par lequel il réagit à la chute du régime soviétique et à la dislocation de l’URSS. Sa réaction est celle d’un philosophe, je dirais même caricaturalement une réaction de philosophe puisqu’elle consiste à renoncer à toute analyse politique pour s’en tenir à faire jouer quelques « catégories » dont le domaine forme le sous-titre du livre : « Droit, Etat, Politique ».

Ce choix est rappelé et assumé dans la préface de juillet 2012 à une nouvelle édition. Il y est dit que « cet effondrement » « n’a aucune cause antagonique claire », « nulle force politique ne l’a provoqué ». Il est « et demeure une énigme ». La fin de l’URSS serait la manifestation dans l’ordre du politique de la disparition, de la déliquescence de « l’Idée communiste » c’est-à-dire de l’idéal de justice sociale et de progrès qui a mobilisé les peuples tout le long du XXème siècle et leur a permis de vaincre la barbarie nazie et fasciste. Une analyse politique aurait recherché l’origine de cette déliquescence  dans ce qui a permis la conjonction de deux mouvements : la transformation de la bureaucratie soviétique en classe capitaliste, la division et l’impuissance des classes populaires face au démantèlement de l’état social dans les pays occidentaux. Plutôt que de répéter cette analyse, Alain Badiou effectue un pas de côté idéaliste. Il prend acte du basculement idéologique pour dire : « A partir de quoi, je m’intéresse aux catégories abstraites qui sont aussi en jeu dans ce décalage des morts ». Les morts étant ici les grands repères idéologiques de la gauche. Ce qui équivaut à adopter la vision qui est présentée ailleurs comme « la fin des grands récits » pour en décliner les thèmes.

Le premier thème est celui de la fin du « nous » : « il n’y a plus de « nous, il n’y en a plus depuis longtemps ». L’idée du collectif est devenue « inopérante ». La figure du « nous » est « abolie depuis longtemps ». Mais pourquoi ? A cela A. Badiou ne répond pas. Il aurait pu penser à la décolonisation, qui défaisant les empires à l’ouest, ne pouvait manquer de provoquer des tiraillements dans un ensemble composé de la Russie et des pays qui étaient ses vassaux. Tension redoublée par celle entre l’URSS et les pays tombés dans sa zone d’influence du fait de la guerre et passés ainsi du fascisme au communisme sans être en mesure de pacifier démocratiquement les tensions qui les déchiraient. Ceci pour le bloc de l’est. Tandis que l’Europe de l’Ouest connaissait un développement à la fois impulsé et contrôlé par la domination des Etats-Unis. Ce développement  a favorisé une forte mobilité sociale (développement du secteur des services et disparition du secteur primaire agricole comme minier). Il n’a été possible que par un appel massif à une main-d’œuvre immigrée, ce qui a affaibli la classe ouvrière à la fois en nombre et en homogénéité et a conduit, dès que la classe capitaliste a pu reconstituer ses forces à la liquidation des acquis de l’après-guerre (Etat social – en France liquidation du programme du CNR). Bref, il y avait matière à des analyses – surtout si on ajoute à cela la guerre froide, la course aux armements et ses conséquences.

Mais Badiou ne fait aucune de ces analyses, ni ne les conteste. Il s’en tient au constat ou présupposé d’un lien entre fin de « l’idée communiste » et mort du « nous ». Son second thème est la mort du « communisme » déclarée être « une mort aussi seconde ou secondaire ». Mourir c’est manifester qu’on est un être vivant. La mort peut être un événement, au sens que Badiou donne à ce mot : en clair elle peut être une rupture dans les processus en cours et l’ouverture de nouvelles possibilités. Ce serait l’ouverture d’un nouveau cours des choses. Ce qui donne : « tout événement est une proposition infinie, dans la forme radicale d’une singularité, et d’un supplément ». Suit donc le rappel de l’événement et de ses agents Walesa, Eltsine etc.image 1 ou plutôt du non-événement puisqu’il ne ressort du renversement des pouvoirs aucune « promesse de vérité« . Chez Badiou le mot « vérité » a un sens particulier: il est plus près de celui qu’on trouve dans les Évangiles quand elles proclament « en vérité je vous le dis » que de ce qu’on entend couramment à savoir une correspondance entre la pensée et le réel.

Moi, qui suis beaucoup moins philosophe que M. Badiou, et pas du tout mystique, avant de proclamer la mort du communisme, je vais voir de plus près ce qu’il en est. Et il me semble alors qu’il en va de la mort du communisme comme de la mort du marxisme. Celui-ci serait rangé au magasin des pensées archaïques, oublié, balayé, il serait remisé dans un coin du passé. Mais ne faut-il pas être aveugle pour dire cela : le marxisme (réduit à un économisme) imprègne les idées les plus répandues, certains de ses concepts nous sont si familiers que nous en faisons un usage spontané et sans même y penser. Nous sommes tous plus ou moins spontanément matérialistes dès que nous recherchons les causes d’un événement. Nous considérons le capitalisme comme tout autre chose qu’un état d’esprit, nous le voyons bel et bien comme un système reposant sur l’appropriation privée des richesses et nous en analysons assez correctement le fonctionnement et les contradictions. Badiou ne conteste rien de tout cela d’ailleurs. Il en fait habilement une espèce d’indéchiffrable paradoxe, puisqu’il proclame « Oui, le marxisme triomphe » comme un écho au « les brigands triomphent » lancé par Robespierre face à Thermidor.

En ce qui concerne le communisme, comment se fait-il que nous puissions ne pas voir qu’il est en germe dans les sociétés développées : non pas disparition du salariat bien-sûr mais développement d’une partie toujours plus grande de la part socialisée des revenus. Non pas gratuité des biens de consommation mais des biens de première nécessité largement subventionnés, indirectement il est vrai : subventions agricoles, politiques industrielles etc. Je n’oublie pas évidemment l’éducation des enfants largement prise en charge par la collectivité et les autres services publics auxquels nous sommes attachés. Les ultras du libéralisme ne s’y trompent pas d’ailleurs et ils dénoncent avec véhémence tout cela comme du communisme. Ils s’acharnent à vouloir le détruire.

image 3C’est l’inconvénient de la méthode qui veut s’en tenir au jeu des « catégories abstraites » que d’occulter tout cela. L’abstraction se concilie mal avec la dilution des choses et avec la présence du contraire au cœur même de ce qu’il nie. Présence du socialisme dans le tissu de la société capitaliste, comme le capitalisme s’est lui-même développé dans les pores de la société féodale. Présence des concepts du marxisme dans l’idéologie dominante dont il fait la critique. Pas de belles et claires abstractions comme les aiment les philosophes et du coup pas de ruptures tranchées dans l’histoire et pas d’événements comme les aime Badiou. Attention, il ne s’agit pas ici de triompher de Badiou et de le réfuter puisqu’on voit qu’il a prévu l’objection. Il réplique que la mort du communisme historique « ne relève pas du philosophe mais du politique« . La philosophie « cherche la consonance intemporelle » c’est-à-dire qu’elle échappe à l’historique, en clair au concret. Ce qu’on peut se demander c’est de quelle utilité de bien être cette philosophie qui glose sur la mort d’un communisme qui est réduit au concept (déclaré par nature atemporel) et qui traite d’affaires politiques tout en leur refusant cette qualité. (on retrouve la notion de « sujet politique » et cette idée qu’il « y a peu de sujet, et peu de politique » que reprend Rancière – voir mon article Facebook https://www.facebook.com/michel.lemoine.90 du 26/12/2012: la méthode de l’égalité – Jacques Rancière). Que sont donc ces concepts qui ne valent plus dès qu’on les confronte au réel ?

Cette infirmité de la philosophie selon M. Badiou a une conséquence : impossibilité pour le lecteur non Badiousien de rendre compte d’un petit opuscule sans en remplir les vides et en dissiper l’apparente limpidité. Je pensais pouvoir dire en un court article tout ce que m’inspirait la cinquantaine de pages que j’ai lu l’été dernier. Je n’en ai pas atteint la vingtième. Il me faut donc remettre à plus tard la suite de l’examen et peut-être chercher une méthode de lecture qui s’en tienne à l’essentiel et permette d’être plus succinct. J’essayerai, si c’est possible, dans le prochain article de m’en tenir à la catégorie de Droit.