Le mode de pensée de Protagoras (1)

image 1 Selon ce qui est rapporté de ses écrits, Protagoras aurait dit : « touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont quant à leur aspect ». Il pose ainsi une limite à la possibilité humaine de connaître. Cette limite est d’abord matérielle. C’est une limite dans « les choses » ainsi que le dit Protagoras : « trop de choses nous empêchent de le savoir : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine ». A ce niveau l’idée parait claire. Pour connaître, il faut d’abord constater pour ensuite bien interpréter. Or, si on admet que les dieux sont à la fois éternels et invisibles, l’homme ne peut ni les voir ni faire le constat de leur immortalité, pour la simple raison qu’il ne voit pas l’invisible et qu’on ne peut être témoin de l’immortalité que pour autant qu’on soit immortel soi-même.

Il y a pourtant ici un membre de phrase qui crée une difficulté. Pourquoi avoir précisé « ni s’ils n’existent pas » ? Cela pose la question d’un savoir de la « non existence ». Ce savoir ne peut pas reposer sur la rencontre avec une chose et sur le constat de sa réalité. Il ne peut être que celui de l’impossibilité d’une chose et ne peut avoir d’autre fondement que le raisonnement inductif. Protagoras affirmerait alors qu’il ne peut pas y avoir de raisonnement dont on pourrait déduire la non-existence des dieux. Cette non-existence, qui ne peut pas se constater, ne peut pas non plus se déduire. Sans doute pense-t-il qu’il ne peut pas y avoir de raisonnement qui puisse établir la non-existence d’une chose quelle qu’elle soit. La non-existence serait indémontrable ou, pour le dire autrement, on ne pourrait jamais prouver une impossibilité. Il aurait ainsi une limite, non seulement à la possibilité de connaître, mais plus fondamentalement à la faculté de connaître. Il y aurait une limite mise à la connaissance par « les choses » mais aussi par la pensée.

Si l’on distingue une possibilité de connaître et une faculté de connaître, on peut dire que la possibilité de connaître serait la capacité de saisir correctement le réel pour être en mesure de dire fidèlement la réalité et donc de dire le vrai ; la faculté de connaître serait la capacité à induire correctement de prémisses sûres. Cette faculté s’arrêterait aux limites du réel, c’est-à-dire du déjà là ou du encore là, et n’atteindrait donc ni le possible ni l’impossible. Le raisonnement n’aurait de validité que tant qu’il porte sur le réel et se déploie dans l’enceinte du réel ; il n’aurait pas le pouvoir d’aller au-delà. Il ne saurait donc y avoir de science du non-étant et il ne pourrait pas y avoir de discours vrai sur le non-étant. Une science comme la géométrie qui ne porte que sur des constructions intellectuelles cohérentes ne dirait rien du réel et ne serait donc pas vraie. C’est ce qu’aurait soutenu Protagoras.

Mais avant de pouvoir dire si Protagoras a effectivement pensé cette distinction entre possibilité de connaître et faculté de connaître, il faut rechercher comment il concevait la connaissance et ce qu’il appelait le vrai. Peut-être son « relativisme » n’était-il pas le nôtre car il ne faisait peut-être pas du mot « vrai » le même emploi que nous. Michel Foucault a montré, dans ses « leçons sur la volonté de savoir » au Collège de France en 1970 et 1971, que l’idée de vrai, en Grèce ancienne, s’est détachée dans un long cheminement historique, d’un savoir mantique (savoir par divination) pour aller vers un savoir discursif (qui repose sur le raisonnement). Protagoras arrive à l’aboutissement de ce cheminement, mais à un point qu’il faut tenter de retrouver. Il semble bien que pour lui le savoir mantique restait un savoir et n’était pas un faux savoir. Nous allons donc essayer d’analyser les fragments qui nous restent de ses écrits en allant des mieux attestés aux plus douteux pour nous efforcer de situer comment il comprenait les idées de savoir et de vérité.

Nous avons vu que Protagoras posait le problème de l’existence ou de l’inexistence des dieux et plus généralement sans doute de l’existence et de l’inexistence des choses. Pour lui connaître, c’est d’abord, semble-t-il, pouvoir dire ce qui est. La connaissance porte sur ce qui existe, c’est-à-dire sur le réel, c’est un discours sur le réel et par-là un discours vrai. Il n’y a pas de différence entre témoigner d’une chose et dire qu’elle est vraie. Seulement, Michel Foucault l’a montré, le témoin n’est d’abord dans le procès archaïque qu’un garant. Il est celui qui ose affirmer à la face des dieux qu’il soutient une affirmation et ne craint pas la vengeance divine car il dit le « vrai ». Dans la tragédie de Sophocle, Œdipe se débat encore entre ce « témoignage » qui est celui du devin (celui de Tirésias qui est aveugle et parle sous l’influence des dieux) et le témoignage objectif de ceux qui ont effectivement vu ou entendu. Chez Sophocle la vérité n’est atteinte que parce que les témoins humains confirment le « témoignage » divinatoire. La vérité garde des modalités complexes. Elle est à la fois humaine et divine, démontrée et proclamée. Elle est assurée par la concordance de la vérité prophétique et de la vérité humaine.

image 2Comment savoir si Protagoras s’est libéré de cette ambiguïté ? Il semble s’être situé au moment où ces deux modalités de la vérité se détachent l’une de l’autre et où la vérité mantique continue à être respectée mais commence à perdre sa force persuasive. Sa conception de la connaissance, telle qu’on peut la supposer de sa déclaration sur l’existence des dieux, implique que dire d’une chose qu’elle n’existe pas ne serait pas de l’ordre de la connaissance, car ce n’est pas témoigner. Il distinguerait ce qui est de l’ordre du savoir et ce qui n’est que conjecture. La non-existence appartiendrait au domaine de la conjecture car elle n’est pas de l’ordre du témoignage humain. L’affirmation de la non-existence d’une chose discutée n’a alors pas d’autre sens, ni d’autre légitimité, que de dire qu’on n’a jamais rencontré cette chose, qu’on ne peut pas en témoigner d’un témoignage humain. Ce n’est pas véritablement une affirmation, mais plutôt le refus d’une dénégation, le constat de l’impossibilité définitive de dire que la chose pourrait exister. Pourtant, Protagoras ne semble pas avoir mis en doute la « vérité » sacerdotale sur les dieux, donc le témoignage supra-humain sur les dieux. Il ne dit pas que cette « vérité » sacerdotale n’est que conjecture, qu’elle serait au mieux hypothétique. Il la respecte mais la garde à distance. Il n’a certainement jamais douté de la validité de l’oracle de Delphes. On connaît l’importance des oracles Delphiques dans les choix stratégiques des Athéniens dans les guerres médiques. Périclès, dont Protagoras semble avoir été proche, a fait du Parthénon un centre religieux important. Il parait peu vraisemblable dans ce climat que Protagoras ait douté de l’existence des dieux ; cela aurait retiré beaucoup de valeur à l’action politique de Périclès et tout sens au soutien qu’il a pu lui apporter. Ce n’est donc pas des dieux en eux-mêmes dont Protagoras parait avoir douté mais de la connaissance des dieux. Il parait avoir douté de la capacité et de la faculté humaine de les connaître, c’est-à-dire d’en témoigner humainement, d’en faire un constat qui donne un contenu à la connaissance qu’on pourrait en avoir. La nuance est fondamentale car elle le situe à la frontière entre une vérité qui s’appuie sur un témoignage mantique et une vérité qui repose solidement sur un témoignage purement empirique. Elle le situe au moment où la connaissance devient vraie parce qu’elle est discours sur le réel tel qu’on le constate, tel qu’on l’expérimente et où, donc, se séparent sans encore s’annuler un savoir mantique et un savoir humain.

Quand Protagoras dit qu’il ne sait pas si les dieux n’existent pas, il ne serait pas, pour autant, agnostique mais seulement prudent sur l’usage du verbe « savoir ». Il introduit une prudence épistémologique dans l’usage des mots. Cette prudence repose sur une épistémologie dont le contenu ne nous est pas parvenu. Peut-être en avons-nous une trace dans l’ « Euthydème » avec la discussion sur l’impossibilité pour « celui qui ne parle pas d’une chose [de] contredire celui qui en parle ». Il s’agit pour Dionysodore de soutenir que dans un débat celui contredit sans parler de la chose, c’est-à-dire de l’expérience qu’il a de la chose en débat, tient un discours vide. Il croit contredire mais en fait ne dit rien qui entre dans le débat puisqu’il parle d’autre chose ou plutôt même de rien. Celui-là tient un discours sur un non-existant et donc un discours vide et ne dit pas le vrai. En revanche, celui qui répond sur la chose tient un discours différent et non un discours contradictoire. La prudence de Protagoras est du même ordre que celle de Popper, par exemple, face à l’existence des cygnes noir mais, à la différence de Popper, il ne cherche pas à sortir de l’indécision. Il ne tranche ni dans un sens ni dans l’autre et ne se pose pas la question de la validité d’un savoir inductif. Pour lui, dire qu’il n’est pas en mesure de dire si les dieux n’existent pas, c’est seulement comme dire que personne n’a jamais vu de cygne noir et que personne ne peut dire qu’il en existe. C’est autre chose que de dire qu’il est impossible qu’il puisse y avoir des cygnes noirs. L’affirmation qu’il n’existe pas de cygnes noirs, est alors de l’ordre du constat banal, et ne met rien en cause au niveau de la faculté de penser. Cela n’a pas à être démontré car c’est hors du savoir sur une chose qui est la condition même d’une connaissance. Cela ne contredit pas un savoir qui reposerait sur un constat. C’est seulement le constat que rien de tel que l’existence de cygnes noirs n’a jamais été observé. L’épistémologie de Protagoras est alors réaliste. Sur la base d’une telle épistémologie on se situe dans le domaine du savoir comme constat brut de toute interprétation. On reste dans ce type de savoir par lequel chacun peut dire (et pense effectivement) : je sais que je suis, qui je suis et que je suis aujourd’hui le même qu’hier, que ce monde où j’étais hier est bien le même que celui où je suis maintenant. On est en cela dans le constat brut. Il faut accepter cela, comme toute autre espèce de constat brut, pour être en mesure vivre et de penser et donc de connaître. La proposition : « l’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence ; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence », serait l’affirmation de ce savoir immédiat, de ce savoir qui reste à échelle humaine, c’est-à-dire au niveau du constat brut. Cette proposition ferait le constat que tout ne peut pas être soumis au doute, et par-là à la discussion, car pour débattre il faut un accord préalable : il faut une échelle commune qui ne peut être que l’échelle humaine. Le doute présuppose la certitude et le débat n’est possible qu’à partir d’un accord. Cet accord ne peut se trouver que dans une mesure commune. Il n’y a aucun discours, quel qu’il soit, qui n’ait pas pour fondement ultime ce savoir immédiat qui rend possible la faculté de connaître. Il n’y aurait donc rien de surprenant à trouver cette proposition en tête d’un traité sur le savoir.

image 3Il faudrait alors attribuer à Protagoras une espèce de préscience, peu réfléchie mais qui s’impose à lui, de ce que Wittgenstein retrouve tout à la fin de sa vie sous la forme d’une réflexion presque obsessionnelle autour de l’idée de « certitude ». Dans son manuscrit édité sous le titre « de la certitude », Wittgenstein réagit à un traité voulant démontrer la réalité du monde extérieur. Contre cette prétention qu’il juge à la fois impossible et inutile de démontrer l’existence du monde et de sortir par le raisonnement du solipsisme, Wittgenstein explique (ou veut démontrer pratiquement) que le scepticisme vis-à-vis du monde extérieur est insoutenable. Nous ne pouvons penser, et par conséquent nous poser des problèmes philosophiques, que parce que nous sommes dotés de croyances de base qui n’ont pas la nature de propositions. Ce sont, selon Wittgenstein, des certitudes « animales ». En employant ce terme, Wittgenstein veut dire que ces certitudes ne sont pas de nature intellectuelle mais ressemblent plutôt à des « attitudes » ou des façons d’agir qui sont de l’ordre du réflexe naturel.

Protagoras ne développe aucune idée de ce type. Mais par son refus de dire, il parait vouloir rester autant qu’il lui est possible au niveau des certitudes premières et aux constats bruts qu’elles rendent possibles et indiscutables. Il en reste à ce qu’il voit et ne voit pas, à ce que l’expérience qu’il a grâce à l’exercice naturel de sa faculté de voir. Il s’appuie fermement sur ce que ses sens l’autorisent à pouvoir voir ; Par la conscience qu’il a de leurs limites, il parvient ainsi à avoir conscience qu’il y a des choses qu’il lui est interdit par sa nature de voir. Il voit et constate des choses finies, dotées de propriétés simples telles que forme et de couleur. Il ne voit ni l’invisible ni l’infini ; ceux-ci n’entrent pas dans son pouvoir de connaître.

Cependant, Protagoras va plus loin que ce savoir premier. Il s’appuie dessus pour affirmer la relativité du vrai. On peut déceler ce passage au savoir relatif dans un extrait rapporté par Sextus Empiricus. Cela sera l’objet du prochain article.