Moeurs attaque

image 1Je disais dans mon précédent article que la théorie du genre diffusée à Paris 8 dans le cadre du « festival mœurs attaque » me paraissait relativement modérée. Je me vois obligé de revenir sur cette appréciation après avoir pris connaissance de la plaquette diffusée à cette occasion.

Il s’agit d’un petit cahier composé d’une dizaine de feuilles. Il est intitulé « c’est quoi mon genre ». Il se présente comme un écrit personnel, une sorte de confession. Celle qui l’a rédigé déclare vouloir se raconter « sans autre forme de justification ». Le premier article a pour titre « Ma vie est politique ». Il raconte les premiers pas dans la vie et plus particulièrement dans la vie sexuelle d’une jeune femme qui prend conscience que ce qu’elle vit n’est pas seulement personnel mais politique au sens de collectif et induit par ce qu’elle appelle « un système normatif » qu’elle résume ainsi : « domination masculine, patriarcat, rôles genrés ». Cette  prise de conscience n’est pas immédiate mais suit une psychothérapie inutile car, dit l’auteur : « elle n’a fait qu’ancrer, un peu plus en moi l’idée selon laquelle j’étais une « femme » et que je ne pourrais échapper à ce que l’on attendait généralement de ces dernières ». Cet échec est surmonté par la découverte de la pensée de Monique Wittig (dont on peut avoir un aperçu dans mes articles Facebook du 31/01 et 01/02 intitulés « l’offensive de la théorie du genre » 3 et 4) (repris le 01/06/2014). Par-là l’auteur passe donc de la découverte du genre, comme « sexe social » c’est-à-dire /comme construction culturelle et sociale, à la remise en cause globale des rôles sociaux sexués et des institutions qui leur sont liées comme « le couple ». Elle accède ainsi douloureusement à « l’idée de la non-exclusivité ». Elle apprend « à connaitre et à apprécier cette idée, synonyme à présent de liberté, d’autonomie et de non-enfermement ». Autrement dit après avoir diagnostiqué une domination déterminée socialement, elle n’en reste pas moins sur le plan de sa personne, de son vécu. A un problème, qu’elle déclare politique, elle propose une solution purement individuelle. Elle propose tout au plus de partager cette expérience, d’en discuter car ce serait le « seul et unique moyen de réellement mettre en œuvre un changement profond de nos manières d’être et de relationner ensemble« .

image 3

Tout cela donc est bien innocent et ne va pas bien loin. Cela n’exige aucune évolution du droit, aucune mise en œuvre d’une égalité dans le travail ou le partage du pouvoir, bref cela en reste à l’interpersonnel et au sociétal. Suit d’ailleurs un petit article, apparemment de la même main (si je puis dire), qui relate une expérience de masturbation. Je ne sais comment cela a été pensé mais cela fonctionne comme  l’auto-caricature de la solution apportée à la « domination masculine ». On peut même y voir un discret retour de l’idée que le sexe n’est tout de même pas que socialement construit sous la forme de l’évocation de « l’ordre impérieux et urgent de l’envie sexuelle » et de « l’appel urgent » de la chair !

Là où les choses prennent une autre tournure qui n’autorise plus le qualificatif de modéré, c’est dans l’article suivant, rédigé en anglais mais semble-t-il au moins cautionné par l’auteur. Ici ma technique de lecture par la fin est presque inutile tant la chose est énorme !

L’article se termine par trois propositions « to change the future of gender and sexuel definitions » : la première est de se passer de la sexualité reproductive en recourant au clonage ce qui rendrait inutile l’hétérosexualité. La seconde serait d’en finir avec les identités imposées en permettant à chacun de choisir une identité comme on se choisit un avatar dans le cybermonde. La troisième, considérée comme « on a more pragmatic level » consiste à changer notre langage (ce qui était effectivement une proposition et un essai de Monique Wittig).

Clairement, on est passé de la libération individuelle plus ou  moins fantasmée au pur délire. Cela rappelle les délires dans un tout autre registre des gauchistes (surtout des maoïstes) des années soixante-dix. Ils faisaient effectivement suivre leurs diatribes contre l’exploitation capitaliste d’appels au lynchage tantôt contre les organisations syndicales ouvrières ou étudiantes ou contre un malheureux notaire de province condamné selon eux par un prétendu tribunal populaire. Il s’agissait d’importer en France les méthodes et les excès de la révolution culturelle chinoise sur laquelle tous les fantasmes paraissaient permis.

image 2Après cela il parait presque inutile de remonter en arrière pour voir quel cheminement a pu aboutir à ces propositions tout autant et tout aussi heureusement destinées à rester sans effets que celles des maoïstes. Disons néanmoins pour être court que la découverte qui permet cet aboutissement consiste principalement à soutenir que le capitalisme, qui repose sur la propriété privée, s’est développé en réprimant les formes de sexualité alternative. Selon l’auteur c’est la nécessité de transmettre la propriété qui serait à l’origine de « l’hétérosexualité obligatoire ». Il importe peu ici que la propriété privée ait précédé de très loin le développement du capitalisme. Il suffit que cela justifie les tentatives de subvertir la dualité du genre (homme/femme ; masculin/féminin) en proposant une autre classification. On apprend qu’une penseuse de cette affaire (Anne Fausto-Sterling) propose une classification en cinq genres. Une autre fait mieux et propose « 343 shades of gender ».

Il ne me semble pas utile de remonter plus loin pour voir tous les glissements qui permettent d’aboutir à tout cela. Notons seulement le passage obligé par la négation pure et simple de la différence des sexes avec la reprise de la théorie de Monique Wittig selon laquelle « there are no « male » and no « female ». Those concepts are part of a whole ideology that she defines as the straight mind« . Ce qui est clair pour moi c’est que, comme dans les années soixante-dix avec le gauchisme, la jeunesse est plus que jamais invitée à aller voir ailleurs, à perdre ses forces et son énergie dans des combats dont la première vertu est de ne rien changer au niveau social (ce qui ne les empêchera pas de pouvoir être destructeurs pour certaines et certains au niveau de leur vie personnelle). La persévérance dans l’effort pour égarer la jeunesse éduquée me parait tout à fait admirable dans sa capacité à innover et à inventer de nouveaux délires, de nouvelles folies et de nouveaux jeux de dupes !

Les enjeux du genre (sur France Culture)

image 1 J’ai entendu samedi matin sur France Culture à 9h07, une émission intitulée « les enjeux du genre ». L’intérêt pour moi de cette émission est autant dans ce qui s’y est dit que dans ce qui, à mon sens, y a été manqué. L’émission, qu’on peut réécouter pendant un an, a duré 52 minutes. Mais je m’en tiendrais aux premières interventions qui fixent le problème.

Je les résume rapidement : Alain Finkielkraut a invité Eric Fassin (professeur à Paris 8) et Sylviane Agacinski (philosophe bien connue). Il présente le thème de l’émission : l’émergence du mot « genre » dont la fonction semble être de vouloir remplacer celui de sexe ;  ce que peut recouvrir cette « offensive linguistique ». En réponse, Eric Fassin situe le mot « genre » comme l’expression d’un deuxième moment dans le féminisme. Le premier moment est marqué par la parution du « deuxième sexe » de Simone de Beauvoir et sa célèbre thèse « on ne nait pas femme, on le devient » ; thèse qui met l’accent sur la féminité comme construction sociale. A partir de là, le deuxième moment opère, par l’introduction de mot genre, ce qu’Eric Fassin appelle « un déplacement de la question ». C’est l’opération effectuée par Judith Butler, opération à laquelle j’ai consacré plusieurs articles sur ma page Facebook  (http://www.facebook.com/michel.lemoine.90). Cette opération est présentée ici comme une critique et en introduisant un mot nouveau : « dénaturaliser ».

Loin de clarifier l’usage du mot « genre », l’idée de « dénaturalisation » le problématise. Eric Fassin dit cela très abruptement : « Dénaturaliser la différence des sexes à travers le mot genre, c’est ne pas être tout à fait sûr de savoir ce qu’on veut dire ». C’est poser une question et ouvrir un champ d’étude. C’est aussi reprendre la thèse de Jacques Derrida « il n’y a pas de nature, seulement des effets de nature : la dénaturalisation ou la naturalisation ».  
image 2

Sylviane Agacinski, à qui la parole est donnée à ce moment, éclaire un peu un problème qui risquerait de rester autrement très difficile pour l’auditeur. Elle le pose même, à mon sens, dans ses vrais termes : «  le problème qui est posé est de savoir s’il peut y avoir une dénaturalisation intégrale de la différence des sexes ». Elle estime que l’idée de dénaturalisation implique sans la reconnaitre « une dénégation de la réalité naturelle …. une occultation de notre être humain en tant qu’être vivant ». Elle ajoute à cela qu’avec Judith Butler et la queer theory  un nouveau déplacement se produit : « la notion de genre se déplace complétement »  Ce qu’elle recouvre : « n’est plus le sexe social masculin ou féminin, ce n’est plus l’écart entre le sexe et la femme ou l’homme socialisés, mais c’est l’écart entre la catégorie de sexe (homme femme, mâle femelle) et l’identité subjective définie par l’orientation sexuelle et la sexualité ». On passe donc d’une réalité à une autre à l’intérieur ou sous le couvert d’un mot dont le sens dévie.

C’est ici que je voudrais intervenir, car il me semble que Sylviane Agacinski manque quelque chose. Eric Fassin avait parlé de « déplacement de la question ». S Agacinski précise ou  lui oppose qu’il s’agit de « dénégation »  et d’une « occultation ». Dans un article du 4 septembre 2011, j’avais présenté cela comme une opération idéologique et c’est cette idée « d’opération idéologique » qui lui manque à cet instant.  Je disais que « Le propre d’une idéologie est d’être un discours ayant toutes les apparences de la simple vérité du seul fait qu’il se fonde sur un constat de faits en eux-mêmes simples et irrécusables ». J’expliquais que l’idéologie consistait ensuite à faire dévier le discours de telle façon que, soit le constat devenait dogme, soit il était occulté et nié par ses propres implications. C’est de cette deuxième opération dont il s’agit ici. Ses moyens sont précisément « le déplacement de la question » ou plus explicitement « l’occultation ». C’est l’adoption d’un vocabulaire dont la première vertu et d’en éviter ou d’en occulter un autre : ici, par exemple, l’emploi de mot « dénaturaliser » là où aurait pu être utilisé de façon positive un verbe comme « humaniser ». 

Certes, quand il peut reprendre la parole, Eric Fassin répond à la critique en soutenant que chez Judith Butler « il n’y a pas de déni ou de dénégation de la réalité biologique, mais une critique du biologisme » mais cette réponse signe un aveu car elle répond à côté. Par l’accusation de « biologisme », elle assigne à son interlocuteur le déplacement inverse à celui qu’elle défend. Ce déplacement inverse aurait consisté dans un enfermement dans le biologique et aurait été une dénégation de toute construction sociale autour du biologique. Or, c’est sur cette construction sociale que Sylviane Agacinski a insisté mais sans l’opposer à la réalité du sexe comme différence dans la génération.

image 3 L’idéologie se défend toujours ainsi : en assignant à ce qu’elle critique une position idéologique inverse à la sienne, en lui imputant des idées qui conviennent à sa critique et lui permettent de se conforter dans la position opposée. Ce qu’avais dit S. Agacinski était pourtant parfaitement explicite : « les relations sociales de sexes (entre les hommes et les femmes) ont eu des effets qui ont construit une féminité artificielle et une masculinité elle-même artificielle ». Elle maintenait ainsi ce qu’elle a appelé « l’écart » entre deux termes dont le « déplacement de la question » occulte le premier.

Mais, Sylviane Agacinski manque, à mon avis, une deuxième chose. Elle présente la différence des sexes comme «  transhistorique » et la construction sociale des sexes comme l’effet des « relations sociales de sexes ». La nuance peut sans doute paraitre ténue, mais j’aurais parlé ici de « rapport social de sexe ». Car ce qui est transhistorique et peut s’appliquer à la différence universelle des sexes ne peut être que, lui aussi, transhistorique. Une relation sociale se passe entre individus, elle est donc toujours historique. Les hommes et les femmes vivent ensemble ; leur vie est toujours historique. C’est le rapport social qui est transhistorique. Il met en tension deux groupes qui se constituent dans et par cette tension qui traverse la vie commune de ceux (des femmes et des hommes) qui en composent les pôles. Ici le groupe social précède et transcende l’individu. Chaque homme et chaque femme, nait et reçoit une éducation (subit un formatage) qui lui assigne sa place dans le rapport social. Chacun vit ses relations à l’autre à l’intérieur et sous la contrainte du rapport social et de son appartenance ainsi assignée au groupe soit des hommes, soit des femmes.  En introduisant la notion de « rapport social » on fait passer ici la question de l’individuel au collectif, du vécu au social. On évite de se voir opposer « l’identité subjective » qui n’apparait alors elle-même que comme socialement construite et donc toujours seconde, même quand elle se construit contre le groupe auquel elle se trouve assignée. En rappelant que le rapport hommes/femme est toujours d’abord un rapport social et que les rapports des hommes et des femmes sont vécus dans ce cadre qui les compose, on évite de se laisser enfermer dans la confrontation artificielle et idéologique entre le  biologique et le social et dans l’opposition polémique du «  biologisme » ou du « naturalisme » et d’un culturel construit subjectivement. La question centrale n’est plus alors de faire valoir l’inclination individuelle contre une « hétérosexualité obligatoire » encore moins de « lesbianiser » le monde comme on le lit chez Judith Butler, mais de faire évoluer le rapport social de sexe vers moins de tension, pour laisser plus de place à l’épanouissement et l’expression de chacune et de chacun; ce qui passe par une véritable égalité dans toutes les situations sociales.

Je voudrais juste pour finir, indiquer pour ceux qui s’étonneraient de la place que j’accorde à ces questions de genre, qu’elles sont centrales aujourd’hui dans le débat politique et les luttes idéologiques. Elles sont proposées à la jeunesse comme le nouveau domaine où elle est invitée à user ses aspirations militantes. Aux deux formes de la théorie du genre que détaille Sylviane Agacinski correspondent deux types d’actions actuellement en cours dans les universités. A Paris 8, l’affaire est celle de la campagne « Mœurs attaque » qui se positionne dans une forme relativement modérée de la théorie du genre. Cette campagne doit durer tout le mois de mars en ayant culminé avec la journée du 8 mars. Pour ce que j’ai pu en voir, elle semble avoir très peu d’échos.

Sciences po est comme à son habitude à la pointe de la théorie dominante. Elle organise sa « quatrième queer week ». Les queer sont « les personnes ne souhaitant pas se voir définies par leur sexe ou leurs pratiques sexuelles ». Ce qui invite à l’individualisme effréné et à la transgression gratuite. Le thème est celui de l’art défini comme un « Instrument de contestation [qui] offre à la théorie queer le moyen de se re-présenter, de se donner à voir et de questionner esthétiquement les normes dominantes ». C’est une invitation festive au déguisement et au jeu sur les « identités ». On pourrait croire que c’est gratuit si ce n’était pas organisé par l’Etablissement et si Sciences Po n’était pas un des premiers (le premier je crois) à s’être doté d’une chaire dédiée aux « Gender studies »; ce qui en fait un des principaux pôles de diffusion de cette nouvelle idéologie.

Geneviève Fraisse : à côté du genre

 Tout le monde coimage 1nnait la célèbre thèse de Simone de Beauvoir : « on ne nait pas femme, on le devient ». Mais se souvient-on que si elle commence ainsi le tome II de son essai « le Deuxième sexe », elle a commencé le premier par une autre affirmation tout aussi forte : « Si je veux me définir, je suis obligée d’abord de déclarer : je suis une femme ; cette vérité constitue le fond sur lequel s’enlèvera toute autre affirmation ». Bien-sûr, en reprenant ces deux déclarations, Geneviève Fraisse sait bien que Simone de Beauvoir continue par « un homme ne commence jamais par se poser comme un individu d’un certain sexe : qu’il soit homme cela va de soi » et qu’elle veut dire que l’homme considère que sa domination est naturelle. Seulement il y a quelque chose de plus immédiat qui va de soi ici pour l’homme comme pour la femme, c’est la différence des sexes.

Cette différence, qui allait de soi encore pour Simone de Beauvoir, devient problématique avec la théorie du genre. Que ce qui a été une évidence devienne un problème, c’est ce qui intéresse Geneviève Fraisse dans « à côté du genre ». Elle veut comprendre ce qu’implique  l’usage général du mot « genre ». Car : « utiliser « genre » est une façon de faire table rase de toute sortes de mots (sexe, différence sexuelle, différence des sexes, etc.) ». C’est une opération bien étrange que celle qui efface une différence affirmée depuis toujours alors même qu’on veut en discuter. Pour Simone de Beauvoir, les choses restaient claires. La féminité comme sexe social s’élevait sur le fait d’être femme (c’est-à-dire de sexe féminin). Si une greffe prend c’est qu’une « vérité constitue le fond » de l’opération. On ne greffe pas un noyer sur un cerisier ni un sexe sur un autre.  image 2

Geneviève Fraisse voit que l’idée de genre introduit l’historicité dans la compréhension de la réalité sociale de chaque sexe. Elle permet de distinguer le fait biologique naturel  de la construction sociale culturelle, comme le faisait déjà Simone de Beauvoir.  Mais une autre opération a lieu : « Dans un second temps, il fut possible de dissocier complétement les deux réalités et d’affirmer que le genre n’avait plus rien à voir avec  le sexe, que l’un et l’autre étaient produits et non pas donnés et que maintenir le lien, même contradictoire, entre le biologique et social impliquait encore un essentialisme préjudiciable. L’objectif était de libérer les identités individuelles et collectives de toute norme ». On trouve ici parfaitement résumées les thèses et l’opération initiée par Judith Butler et son mouvement.

Il y a bien derrière le choix du vocabulaire un problème que Geneviève Fraisse pose en ces termes : « cette décision officiellement méthodologique s’accompagne en fait de choix philosophiques : la négation de la différence sexuelle (voire de la sexualité ?) et le choix d’une animage 3alyse purement sociale ». On remet en question, l’opposition nature/culture par l’annulation d’un des termes. Ce qui se voudrait un acquis est une perte : « la perte de la représentation de la relation sexuelle, et du conflit inhérent au profit d’une abstraction volontariste ». Le conflit millénaire, inhérent au rapport social inégalitaire entre les sexes, appelle une lutte contre toutes les formes d’inégalités à commencer par celles dans le travail, dans le partage du pouvoir et l’organisation familiale. Il pose la question de la parité.  A cela se substitue une lutte en fait abstraite contre une production culturelle universelle, celle du patriarcat. Cette lutte refuse en fait la contradiction. Or, Geneviève Fraisse veut « habiter la contradiction » c’est-à-dire à la fois l’assumer et la dépasser. Elle pose à la fois la question de l’égalité et celle de la liberté. Elle reproche à la théorie du genre d’oublier le premier terme. Lors d’une interview, elle le dit clairement : « Dans le féminisme transatlantique « tendance », l’égalité est aux oubliettes. Surtout, les dominants choisissent toujours de faire qu’une question partielle devienne le tout. C’est pour masquer le dessin d’ensemble qu’ils prennent la partie pour le tout ». Il faut tenir ensemble les termes qu’on voudrait nous faire opposer : nature/culture – égalité/liberté. Le problème de la différence des sexes doit être posé dans sa globalité.

 

Françoise Héritier et la valence différentielle des sexes.

françoise_héritierLes problématiques de la différence et de l’égalité, qui sont au cœur des débats publics récents, peuvent-elles se clore ? On peut en douter si on lit l’ouvrage qu’a fait paraitre l’été dernier l’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier. Selon elle : « Toute société ne pourrait être construite autrement que sur cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable, et, […] la valence différentielle des sexes ».

Toute société se fonde sur la reconnaissance de différences complémentaires : la différence des sexes,  la succession des générations et  leur résultante, la distinction des lignages (la différence des sangs). Ces différences sont au fondement de la prohibition de l’inceste qui prohibe les relations sexuelles entre parents et enfants mais aussi à l’intérieur des fratries, les deux étant pris dans un sens élargi allant selon les sociétés d’une part, au-delà de la parenté directe, aux différentes formes de liens d’oncles et tantes à neveux et nièces  et d’autre part, au-delà de la fratrie directe, à des degrés assez divers de cousinages.

La différence première et fondamentale est la différence des sexes. N’en déplaise aux partisans de la théorie du genre, elle apparait, selon Françoise Héritier « au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique ». C’est sur elle que se fonde l’institution commune à toutes les sociétés qu’est « une forme légale et reconnue d’union stable ». Cela ne signifie pas qu’il y ait une forme unique d’organisation familiale. Bien au contraire, car « l’inscription dans le biologique est nécessaire, mais sans qu’il y ait une traduction unique et universelle de ces données universelles ». Dans toutes les formes familiales, on retrouve les quatre composantes de la société. Comme l’écrit Françoise Héritier (page 60) : « Les faits biologiques premiers dont les éléments sont recomposés de diverses manières, sont bien le sexe (le genre), la notion de génération, celle de fratrie par rapport à un ou des géniteurs communs et de façon adventice, le caractère aîné ou celle de cadet au sein de la fratrie ou de la génération ».

De la combinaison de ces données, on peut déduire qu’il ne peut y avoir qu’un nombre fini de combinaisons. Mais de toutes les combinaisons possibles, seul un petit nombre a pu être constaté. Ainsi, le classement  selon les types terminologiques de parenté donne six grands systèmes : « eskimo (le nôtre relève de ce type), hawaiien, soudanais, iroquois, crow et omaha ». Les systèmes possibles selon le calcul combinatoire, qui ne sont pas réalisés, sont selon Françoise Héritier, ceux qui contreviennent à la « valence différentielle des sexes » c’est-à-dire ceux qui n’introduiraient aucune distinction de niveau hiérarchique entre hommes et femmes ou qui inverseraient l’ordre des sexes. Cela ne signifie pas qu’une égalité hommes/femmes n’est pas possible mais qu’elle est, selon l’expression utilisée par l’auteur, une visée « asymptotique ». La valence différentielle des sexes ne repose pas sur des considérations de capacités moindre des femmes (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l’allaitement). Elle est plutôt « l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier ». C’est d’ailleurs ce contrôle masculin sur la procréation qui est poussé à son paroxysme par l’idée de permettre à des couples masculins d’accéder à une forme de filiation excluant la procréatrice ! L’égalité des genres parait ici renforcer la valence différentielle des sexes.

La pensée de Françoise Héritier renverse complètement celle de Pierre Bourdieu. Il était idéaliste sans le dire, elle est matérialiste en le revendiquant. Il excluait toute place du biologique dans la constitution du social, elle estime qu’on doit partir du biologique. Elle écrit : « Je me considère donc comme matérialiste : je pars véritablement du biologique pour expliquer comment se sont mis en place aussi bien les institutions sociales que les systèmes de représentations et de pensée ». Elle ajoute que cela n’exclut pas la complexité et la diversité des constructions sociales.françoise_héritier

Bourdieu et la théorie du genre (2)

L’enfermement dans le système de la sociodicée ne permet pas à Bourdieu d’en expliquer la constitution : d’où l’idée d’anamnèse (une connaissance à la fois possédée et perdue) et d’inconscient spécifique. Il écrit : « [cette anamnèse] porte sur la phylogenèse et l’ontogenèse d’un inconscient à la fois collectif et individuel, trace incorporée d’une histoire collective et d’une histoire individuelle qui impose à tous les agents, hommes et femmes, son système de présupposés impératifs » (page 62). Cet inconscient une fois postulé, il suffit de considérer qu’il s’exprime plus ou moins fortement selon les sociétés et les positions occupées dans l’espace social pour rendre compte de la variété de la situation des femmes dans les sociétés et à différentes périodes de l’histoire. L’explication par des facteurs sociaux et économiques peut alors être réintroduite sans être développée dans la mesure où elle est considérée d’emblée comme secondaire, voire superfétatoire. Le sociologue Bourdieu récuse l’explication sociologique ! Il lui substitue quelques interprétations dignes des docteurs de Molière, comme : « L’illusio originaire, qui est constitutive de la masculanité, est sans doute au fondement de la libido dominandi sous les formes spécifiques qu’elle revêt dans les différents champs » (page 82). Plus sérieusement, il développe l’idée d’une vision « dispositionnaliste » : c’est en fait l’idée assez banale que les stratégies amoureuses et matrimoniales sont le « moyen privilégié d’acquérir une position sociale » et plus généralement que le « calcul de l’intérêt bien compris » n’est jamais absent de la relation entre les sexes mais qu’il est masqué sous l’apparence « d’une forme de rationalité qui ne doit rien au calcul rationnel ». Ce qui est calcul se présente comme l’expression de dispositions de caractère, de la disposition à admirer, à respecter, à aimer : les raisons du cœur qui font qu’on est tout disposé à accepter ou même souhaiter ce que le destin social nous impose.

Reste que postuler un inconscient « à la fois collectif et individuel » nécessite de spécifier le contenu et le mode d’expression de cet inconscient. C’est ici que Bourdieu développe l’idée de « violence symbolique ». Cette violence s’exprime à travers les relations de pouvoir dans lesquelles sont pris aussi bien les hommes que les femmes. Elle s’appuie sur des représentations partagées qui apparaissent comme naturelles mais qui font que les femmes aussi bien que les hommes se font violence à eux-mêmes pour correspondre à des modèles attendus de féminité ou de virilité. Elle s’exerce « à travers des schèmes de perception, d’appréciation et d’action » qui contrôlent la volonté. Cette violence est incorporée quand le dominé (mais surtout la dominée puisque la domination porte d’abord sur les femmes et le corps des femmes) ne dispose pour penser sa situation que « des instruments de connaissance qu’il a en commun » avec le dominant. La dominée est ainsi conduite à se faire une représentation négative d’elle-même et à l’intégrer dans ses façons d’être (de marcher, de porter le regard, de s’exprimer etc.). Elle a le sentiment de sa propre insignifiance, sentiment d’autant plus fort qu’il est confirmé par sa situation effective.

« Il est tout à fait illusoire de croire que la violence symbolique peut être vaincue par les seules armes de la conscience et de la volonté » car elle est l’expression d’un « pouvoir symbolique » qui s’inscrit dans « des structures objectives ». Elle ne peut être renversée que par « une transformation radicale des conditions sociales de production des dispositions ». On pourrait croire que Bourdieu revient par ce détour à un réalisme politique et sociologique qui serait selon son expression en rupture avec « la révolution symbolique qu’appelle le mouvement féministe ». Seulement, il semble avoir principalement en vue ce qu’il appelle « la structure d’un marché des biens symboliques dont la loi fondamentale est que les femmes y sont traités comme des objets qui circulent de bas en haut ». Ce « marché symbolique » est « le terrain des échanges symboliques, des rapports de production et de reproduction du capital symbolique ». Ce marché s’inscrit dans un « mode de production symbolique ». On a visiblement ici un décalque des concepts marxistes. La valeur capitalisée est « l’honneur ». Les femmes sont les « signes fiduciaires », « elles sont réduites au statut d’instruments de production ou de reproduction du capital symbolique et social ». Bourdieu veut ainsi se démarquer de la vision, selon lui purement économiste, du marxisme « confondant la logique du mode de production symbolique avec la logique d’un mode de production proprement économique ». Sa critique est un peu curieuse puisque c’est lui-même qui opère le décalque de l’un à l’autre. Ce qui est clair, c’est que sa reprise de la théorie du genre la maintient dans le cadre de l’idéalisme philosophique.

Bourdieu et la théorie du genre

image 1La théorie du genre prend chez Pierre Bourdieu une allure particulière. On peut la résumer par cette phrase extraite de son livre « la domination masculine » (page 29) : « Loin que les nécessités de la reproduction biologique déterminent l’organisation symbolique de la division sexuelle du travail, et de proche en proche, de tout l’ordre naturel et social, c’est une construction arbitraire du biologique, et en particulier du corps, masculin et féminin, de ses usages et de ses fonctions, notamment dans la reproduction biologique, qui donne un fondement en apparence naturel à la vision androcentrique de la division du travail sexuel et de la division sexuelle du travail et, par-là, de tout le cosmos ».

Cette phrase commence par une négation. Elle veut opérer un renversement. Si je la réduis cela donne : les nécessités biologiques sexuelles ne sont pas déterminantes socialement. A l’inverse, c’est une « construction arbitraire du biologique » qui façonne les usages du corps aussi bien dans les rapports sexuels que dans le partage des tâches sociales entre les sexes, et qui à partir de là influe sur toutes les représentations« .

La première proposition pose déjà un petit problème. Même si cela aurait mérité d’être un peu argumenté, il semble assez raisonnable de penser qu’il y a trop de médiations entre le biologique et le social pour qu’on puisse postuler un déterminisme de l’un sur l’autre. Mais, si je remplace le verbe déterminer par celui d’orienter, il ne parait pas impossible d’envisager que le biologique oriente le social. Par exemple, il parait raisonnable de supposer que l’agressivité et la force physique ont une relation avec les secrétions d’hormones mâles, que ces dispositions physiques et comportementales sont la raison pour laquelle, dans toutes les sociétés, la chasse au gros gibier et la guerre avec leur corolaire (l’usage d’armes létales) sont l’apanage du sexe masculin. Avec le verbe « déterminer » on interdit qu’une femme comme Calamity Jane puisse exister, avec celui d’ « orienter » on en fait une exception, et on est du coup plus près de la réalité. Ainsi, le sens global de la proposition reste acceptable, même si nous sommes tentés de lui apporter une atténuation.

La seconde proposition contenue dans la phrase de Pierre Bourdieu ne peut pas être traitée de la même manière.  Elle pose toute suite un problème : elle abandonne l’idée de terminisme pour passer à celle de « donner un fondement » ce qui est, en fait, à peu près l’équivalent de ce que nous avions à l’esprit avec le verbe « orienter ». On voit tout de suite que si la première proposition avait été que le biologique oriente le social, il aurait été possible d’envisager que le social puisse avoir un effet en retour sur le biologique. On aurait pu dire, par exemple, que l’éducation différente selon les sexes favorise et développe le fond d’agressivité naturelle des petits garçons alors qu’elle apprend la douceur et l’obéissance aux petites filles. Il y aurait eu une dialectique du biologique et du social, un effet d’impulsion et de retour. C’est ce que Pierre Bourdieu semble avoir voulu éviter  car, selon ce qu’il écrit, cela n’aurait été qu’une apparence. Or, c’est cette apparence qu’il veut renverser et qu’il combat.

Puisqu’il ne veut pas expliquer la domination par l’effet de renforcement par le social d’une orientation donnée par le biologique, il lui faut un agent qui se substitue au biologique et qui, non seulement en annule les effets, mais le fait être ce qu’il est. Cet agent c’est une « construction arbitraire du biologique ». Mais, qu’est-ce qu’une « construction arbitraire du biologique » ? Si on a lu ce qui précédait dans le livre, on sait que Bourdieu écartait ce que d’autres penseurs imputaient à « des facteurs ressortissant de la représentation plus ou moins consciente et intentionnelle (« idéologie », « discours », etc.) ». Il avançait l’idée de « schèmes de pensée d’application universelle ». Il s’agit donc de quelque chose qui est commun à toute l’humanité (« universel ») sans être naturel, quelque chose qui n’est  pas forgé par la conscience. Bourdieu l’appelle une « sociodicée » c’est-à-dire une justification théorique générale sur le modèle de la théodicée de Leibniz.  La question se pose alors de comprendre comment se forge cette sociodicée, d’où elle vient? Mais le mot « arbitraire » interdit ce questionnement.  En disant que c’est arbitraire Bourdieu se refuse à en imaginer la genèse, l’élaboration, les déterminations. C’est par conséquent une « construction » sans constructeur, qu’on peut décrire et analyser mais dont on ne peut connaitre le mode de formation et d’action. Bourdieu transporte la dialectique dans la sociodicée sous la forme d’un redoublement d’effet. Il écrit : « Elle légitime une relation de domination en l’inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une construction sociale généralisée ». En clair la domination masculine s’auto-légitime en s’inscrivant dans le biologique qui la justifie.

L’explication tourne court. Elle est enfermée dans le système de la sociodicée. Bourdieu évoque la psychanalyse et son idée de l’enfant comme « pervers polymorphe » mais sans l’exploiter alors que Judith Butler et la théorie du genre dominante s’y engouffrent pour remettre en cause  « l’hétérosexualité obligatoire » et en faire la première production « discursive » (puisque selon elle le genre est le produit d’un discours). Bourdieu évite ainsi les excès de la théorie du genre tout en l’adoptant sur le fond, c’est-à-dire sur sa forme fondamentale d’explication idéaliste (au sens philosophique).