Les problématiques de la différence et de l’égalité, qui sont au cœur des débats publics récents, peuvent-elles se clore ? On peut en douter si on lit l’ouvrage qu’a fait paraitre l’été dernier l’ethnologue et anthropologue Françoise Héritier. Selon elle : « Toute société ne pourrait être construite autrement que sur cet ensemble d’armatures étroitement soudées les unes aux autres que sont la prohibition de l’inceste, la répartition sexuelle des tâches, une forme légale ou reconnue d’union stable, et, […] la valence différentielle des sexes ».
Toute société se fonde sur la reconnaissance de différences complémentaires : la différence des sexes, la succession des générations et leur résultante, la distinction des lignages (la différence des sangs). Ces différences sont au fondement de la prohibition de l’inceste qui prohibe les relations sexuelles entre parents et enfants mais aussi à l’intérieur des fratries, les deux étant pris dans un sens élargi allant selon les sociétés d’une part, au-delà de la parenté directe, aux différentes formes de liens d’oncles et tantes à neveux et nièces et d’autre part, au-delà de la fratrie directe, à des degrés assez divers de cousinages.
La différence première et fondamentale est la différence des sexes. N’en déplaise aux partisans de la théorie du genre, elle apparait, selon Françoise Héritier « au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique ». C’est sur elle que se fonde l’institution commune à toutes les sociétés qu’est « une forme légale et reconnue d’union stable ». Cela ne signifie pas qu’il y ait une forme unique d’organisation familiale. Bien au contraire, car « l’inscription dans le biologique est nécessaire, mais sans qu’il y ait une traduction unique et universelle de ces données universelles ». Dans toutes les formes familiales, on retrouve les quatre composantes de la société. Comme l’écrit Françoise Héritier (page 60) : « Les faits biologiques premiers dont les éléments sont recomposés de diverses manières, sont bien le sexe (le genre), la notion de génération, celle de fratrie par rapport à un ou des géniteurs communs et de façon adventice, le caractère aîné ou celle de cadet au sein de la fratrie ou de la génération ».
De la combinaison de ces données, on peut déduire qu’il ne peut y avoir qu’un nombre fini de combinaisons. Mais de toutes les combinaisons possibles, seul un petit nombre a pu être constaté. Ainsi, le classement selon les types terminologiques de parenté donne six grands systèmes : « eskimo (le nôtre relève de ce type), hawaiien, soudanais, iroquois, crow et omaha ». Les systèmes possibles selon le calcul combinatoire, qui ne sont pas réalisés, sont selon Françoise Héritier, ceux qui contreviennent à la « valence différentielle des sexes » c’est-à-dire ceux qui n’introduiraient aucune distinction de niveau hiérarchique entre hommes et femmes ou qui inverseraient l’ordre des sexes. Cela ne signifie pas qu’une égalité hommes/femmes n’est pas possible mais qu’elle est, selon l’expression utilisée par l’auteur, une visée « asymptotique ». La valence différentielle des sexes ne repose pas sur des considérations de capacités moindre des femmes (fragilité, moindre poids, moindre taille, handicap des grossesses et de l’allaitement). Elle est plutôt « l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir si particulier ». C’est d’ailleurs ce contrôle masculin sur la procréation qui est poussé à son paroxysme par l’idée de permettre à des couples masculins d’accéder à une forme de filiation excluant la procréatrice ! L’égalité des genres parait ici renforcer la valence différentielle des sexes.
La pensée de Françoise Héritier renverse complètement celle de Pierre Bourdieu. Il était idéaliste sans le dire, elle est matérialiste en le revendiquant. Il excluait toute place du biologique dans la constitution du social, elle estime qu’on doit partir du biologique. Elle écrit : « Je me considère donc comme matérialiste : je pars véritablement du biologique pour expliquer comment se sont mis en place aussi bien les institutions sociales que les systèmes de représentations et de pensée ». Elle ajoute que cela n’exclut pas la complexité et la diversité des constructions sociales.