Au cours des décennies qui ont suivi la fin de la seconde guerre mondiale, tous les éléments de ce qui allaient permettre la « mondialisation » se sont mis en place. Dans le même temps les premiers obstacles à cette mondialisation sont apparus et ont été surmontés par le capitalisme.
Obstacles à la mondialisation : la remise en cause de la domination impérialiste s’est déployée sous deux formes : la première, en Russie, puis en Chine, et autour d’eux, avec l’installation de régimes qui ont aboli la propriété privée des grands moyens de production. La seconde, s’appuyant sur le « camp socialiste » a été celle de la longue vague des guerres de libération nationale. Durant cette période, le capitalisme s’est adapté en adoptant dans les pays du centre la forme, le mode de gestion, du Keynésianisme.
Riposte du capitalisme : la période de résistance et d’adaptation du capitalisme s’est achevée dans les années 1970/80. Ces deux décennies 70/80 qui ont été marquées par une suite d’événements dramatiques :
– Une crise économique mondiale qui touchant à la fois les monnaies et le commerce international, connue sous le nom des « chocs pétroliers » (fin des accords de Brettons-Wood en 1971 précédé et surtout suivi de vagues de dérèglementation des marchés monétaires et financiers qui ont globalisé la sphère de la finance et déplacé son centre vers les États-Unis)
– le renversement en 1973 du gouvernement démocratiquement élu au Chili par un coup d’État militaire d’une sauvagerie inouïe (étendu à tout le sous-continent sous la forme de l’opération Condor). Le but étant clairement d’épouvanter et de sidérer les mouvements de libération partout dans le monde. Ce coup d’État faisait du pays le premier laboratoire des politiques préconisées par Milton Friedman et l’école de Chicago : le mode de gestion ultra-libéral
– La même année : guerre du Kippour qui voit la défaite du nationalisme arabe avec pour conséquence l’installation de dictatures soutenues par « l’occident ».
– L’arrivée au pouvoir en Grande Bretagne et aux États-Unis des artisans du type de politiques mises en œuvre au Chili ; écrasement du mouvement syndical en Angleterre. Nouvel avertissement donné aux pays du Sud par le raid sur les Malouines en 1982 ; relance de la course aux armements et de l’agressivité internationale par le soutien aux « contras » au Nicaragua.
– Chute de l’URSS en 1989 à la fois du fait de son incapacité à faire face à la nouvelle forme de guerre froide usant du thème des droits de l’homme, et du fait de ses difficultés économiques et politiques, qui furent utilisées par une élite qui s’était consolidée (une bureaucratie), pour s’affranchir de ses liens avec la population jusqu’à s’emparer à la fois du pouvoir et des ressources économiques
– Application en Russie, en Pologne, en Asie et en Amérique du Sud des politiques « libérales ».
– Guerre d’Irak, etc. (à la fois conséquence et moteur des dépenses militaires – 1/5 du budget fédéral aux USA[1])
La liste pourrait être poursuivie mais elle suffit à montrer que la seconde vague de mondialisation (l’adoption de la gestion néo-libérale) ne se fait pas sous le signe de la démocratie, qu’elle soit politique ou économique, mais qu’elle s’accompagne partout de la destruction de la démocratie ou de son dévoiement. Le nouveau déploiement mondial des monopoles s’accélère à l’occasion de chaque crise ou de chaque catastrophe. Les suites du tsunami au Sri Lanka en 2004 ou du cyclone Katrina aux États-Unis en sont des exemples frappants[2]. La nouvelle mondialisation se nourrit des crises, vit des crises et exporte et amplifie les crises. Elle est une prise de contrôle de la planète par les monopoles capitalistes et les tenants de leur système de domination : l’ultralibéralisme économique. Elle sape partout les valeurs démocratiques auxquelles les sociétés aspirent pour leur substituer la seule loi de la spéculation et du profit. Ceci reste pourtant inaperçu d’une grande partie des citoyens des pays du centre. Tout est fait pour leur faire croire qu’au contraire c’est leur pays qui voit sa démocratie menacée par des forces terroristes. C’est ainsi que le 11 septembre 2011 veut faire oublier le 11 septembre 1973.
La gestion néolibérale et ses effets : le prix Nobel d’économie Joseph E. Stiglitz indique que cette nouvelle période a permis que « dans les dernières décennies du XXe siècle, le nombre réel de pauvres s’est accru de près de cent millions »[3]. L’effet de la gestion néolibérale a été de réduire les prix de produits fournis par les pays parmi les plus pauvres tandis qu’augmentaient ceux des biens qu’ils doivent importer. Ce qui est allé jusqu’à provoquer des émeutes de la faim en 2008 et 2011 dans un nombre de pays particulièrement important : en Égypte, au Maroc, en Indonésie, aux Philippines, à Haïti, au Bangladesh, au Sénégal, en Thaïlande, au Burkina Faso, en Algérie etc. Il y a ainsi dans le monde un milliard d’hommes qui souffrent de la faim et deux milliards qui subissent des carences alimentaires pendant que dans le même temps la production agricole excède d’au moins 50% les besoins alimentaires. Dans les pays qui ont connu ou connaissent un peu de croissance, celle-ci a profité aux riches. Ce phénomène a provoqué une série de crises[4] : crise mexicaine en 1994, Japon 1995, crises asiatiques en 1997 (Indonésie, Corée, Thaïlande), crise Russe et Brésilienne en 1998, retour de la crise aux États-Unis en 2000 avec ce qu’on a appelé l’explosion de la bulle de la nouvelle économie, crise Argentine en 2001 ; avec en parallèle des crises boursières en 1987, 1998, 2002 et 2007 ; chacune de ces crises étant l’occasion de renforcer les politiques libérales, (et, partant, la puissante des monopoles généralisés), par des politiques d’austérité, de « flexibilité » du marché de travail, c’est-à-dire de destruction des protections sociales. Ces crises éloignent donc toujours plus ce qui pourrait s’appeler une démocratie économique car elles ont pour effet de provoquer l’érosion des classes moyennes qui pourraient être les acteurs d’une telle démocratie.
Confusion idéologique autour de la gestion néolibérale : mais si Joseph E. Stiglitz se plait dans son rôle de critique des « erreurs » des gestionnaires du capitalisme, il n’est pas en mesure de proposer de véritable solution aux crises dont il décrit le mécanisme en technicien. Il se contente d’y opposer « les valeurs de l’idéalisme démocratique » c’est-à-dire, selon ce qu’il écrit : « des politiques qui ne reposent pas sur l’idéologie mais sur une vision équilibrée du rôle des marchés et de l’État » dont il pense qu’elle « seront probablement plus efficaces pour promouvoir la croissance et l’efficacité »[5]. A cela on peut répondre que c’est vouloir modifier le mode de gestion sans toucher au mode de production. Le libéralisme n’est d’ailleurs même pas pensé ici comme un mode de gestion mais seulement comme une « idéologie ». Or, il est « probablement » et même certainement vain de vouloir opposer une idéologie qui promeut des « valeurs » à une idéologie qui est l’expression et l’arme de forces économiques puissantes et dominantes. L’idéologie qui se dit « libérale », n’est que le discours qui accompagne le mode de gestion libéral qui n’est lui-même que la forme prise par le capitalisme dans sa phase actuelle. Elle n’est qu’à la marge affaire de débat politique ou philosophique. Elle est pour l’essentiel le produit d’une pensée mercenaire qui s’est énormément développée au cours de dernières décennies sous la forme de « think-tanks » disposant de très importants moyens et dont les productions sont relayées par le médias.
On peut faire le même type d’objection à « la théorie de la justice » de John Rawls. Elle discute les principes de base d’une société bien ordonnée en laissant de côté l’analyse de la structure et de la domination économique. Alors que J.E. Stiglitz a une connaissance des réalités de l’économie et du capitalisme, John Rawls choisit sous le « voile de l’ignorance ». Seulement le problème n’est pas qu’il veuille choisir sous le voile de l’ignorance mais qu’il ignore effectivement la nature du système économique capitaliste qu’il travaille à moraliser. Il suppose qu’un mode de production résulte ou pourrait résulter en quelque façon d’un contrat social. Il postule sans même imaginer que cela puisse se contester que le mode de gestion se choisit. Sa théorie suppose qu’un discours politico/moral démontrant la supériorité d’une démocratie républicaine est en mesure de modifier le fonctionnement de l’économie. Il voudrait faire d’un discours, d’ailleurs assez largement apologétique, une arme contre une réalité que ceux-là mêmes qui en sont les agents ne maîtrisent pas, dont la crise les laisse impuissants. Tel un chamane, il voudrait changer le monde, conjurer la crise, par la magie du verbe, mais laisse tout intact.
La mondialisation capitaliste se protège en se présentant comme la généralisation d’un mode de vie enviable. Mais quel est ce mode de vie ? C’est ce qui sera discuté dans un prochain article.
[1] En fait on a de plus en plus un usage de la force armée comme mode de régulation du système
[2] « La stratégie du choc » – Naomi Klein Babel – Actes Sud 2008
[3] « La grande désillusion » Joseph E. Stiglitz – Fayard 2002
Aux USA, la part des revenus des 1% les plus riches représentait 10% du revenu total il y a trente ans. Elle en représente 25% aujourd’hui. La part des 10% les plus riches est passée de 1/3 des revenus totaux en 1979 à 1/2 en 2008 – ce phénomène a eu pour effet de faire chuter drastiquement le taux d’épargne des ménages les plus pauvres.
[4] On peut même dire que E. Stiglitz sous-estime l’ampleur de la crise puisqu’il passe sur le choc initial (États-Unis 79) puis sur crise au Mexique en 82, la crise de la dette des années 80, à nouveau la crise aux États-Unis en 87, puis la grande crise de change dans l’Union Européenne de 92-93 (avec pour conséquence la dévaluation du CFA en Afrique).
[5] « Quand le capitalisme perd la tête » Joseph E. Stiglitz – Fayard 2003