Qu’est-ce que la monnaie ? (4)

image 3La monnaie apparaît comme une chose « vivante », c’est-à-dire comme quelque chose qui ne se maintient que par une activité incessante et de constantes interactions entre divers opérateurs. On peut dire qu’elle partage avec le travail cette particularité d’être la seule chose vivante dans l’économie. Les marchandises, les moyens de productions matériels, les richesses accumulées, ne sont que du travail mort. Ils s’échangent en empruntant la forme de la vie sous la forme de la monnaie. Par la monnaie le travail vivant imprègne les choses qui s’échangent pour leur insuffler une nouvelle vie et une nouvelle valeur. C’est de cette façon qu’un objet produit dans un passé lointain peut avoir une valeur au présent. La monnaie supplée à l’impossibilité de réanimer un travail passé en lui substituant l’idée d’un travail présent. Par la monnaie, l’ensemble des choses échangées est imprégné d’une valeur dont la source se trouve dans le travail présent. Des choses, dont la valeur travail ne peut plus être mesurée, ont ainsi un prix. Ce sont les échanges des productions nouvelles, fruit d’un travail actuel, qui permettent que des choses dont les conditions de production sont oubliées ou ne sont pas reproductibles peuvent avoir une valeur et un prix au présent. Cela ne fonctionne que pour autant que l’échange de ces choses (comme des œuvres d’art par exemple) ne constitue qu’une très faible part des échanges globaux. Cette logique se perturbe quand la finance domine l’économie et que les échanges financiers l’emportent sur les autres. Ainsi dans le cadre du capitalisme contemporain, le volume des échanges financiers est complètement déconnecté du volume des échanges de marchandises et prend une ampleur démesurée. Une spéculation financière effrénée perturbe le fonctionnement de l’économie et provoque l’apparition de « bulles spéculatives » qui frappent les domaines les plus divers.

Rappelons ce que nous ont appris les articles précédents : la monnaie apparaît comme un phénomène économique qui ne peut se saisir qu’au présent, où dans un moment déterminé du développement de l’économie. On ne peut en parler abstraitement que de façon très générale et superficielle. Cependant, le caractère lui aussi incomplet, de la présentation qui nous avons faite, pose des questions. La première est celle des limites de sa validité. La conception qui a été proposée ne constitue pas une critique et encore moins une réfutation des conceptions qui ont pu être développées au sujet d’autres formes de la monnaie, fonctionnant selon d’autres modalités. Celles de Ricardo et de Marx restent, en fait, parfaitement valables pourvu qu’on accepte qu’elles s’appliquent à des monnaies fondées sur l’étalon or et s’appuyant sur des réserves en or ou en métaux précieux. Elles sont liées à la période du développement industriel du capitalisme et à la généralisation des rapports sociaux du capitalisme. Nous avons vu qu’on trouve chez Ricardo l’une des premières utilisations d’une approche de la monnaie. Mais pour Ricardo, la monnaie avait la forme de l’or et de l’argent. Or l’or et l’argent ont une valeur intrinsèque, qu’il pouvait dire : « non arbitraire, dépendant de leur rareté, de la quantité de travail nécessaire pour les produire, et de la valeur du capital employé dans les mines qui les produisent ». Cette valeur est celle d’une marchandise. Pourtant, la monnaie n’est pas une marchandise comme les autres. D’emblée la valeur de la monnaie et celle des autres marchandises se distinguent. Selon Ricardo, la valeur de la monnaie tient, dans le cours terme, à sa rareté et ne dépend de ses coûts de production que sur le long terme. La valeur de la monnaie qui est émise est soumise à des déterminations complexes où jouent la rareté et le court terme, le travail et le long terme, et où le mécanisme d’attribution du crédit (que nous avons considéré comme le déterminant essentiel) n’intervient pas. Ricardo explique la différence de valeur entre l’or et l’argent par la différence de la quantité de travail nécessaire pour les produire, mais il corrige ou redouble cette différence en invoquant la rareté de la monnaie en général. Il introduit le paramètre de l’évolution de la masse monétaire pour expliquer l’évolution des prix. La masse monétaire en circulation détermine selon lui le niveau des prix, mais elle est elle-même modulée par la valeur intrinsèque de l’or et de l’argent qui dépend de la quantité de travail nécessaire à leur production. La valeur travail de l’or et de l’argent joue pour Ricardo le rôle que nous avons attribué au marché monétaire. Il assure un ajustement de la masse monétaire à la valeur des marchandises échangées. Si l’or est abondant et que sa valeur libératoire baisse, la production d’or va diminuer. Pour nous, une banque qui prête inconsidérément a une trésorerie déficitaire et va être sanctionnée par le marché. Elle devra réajuster son offre de crédit. Chez Ricardo, la quantité de monnaie en circulation peut aussi devenir excédentaire si la valeur des marchandises diminue (sous l’effet de l’innovation ou d’une meilleure organisation du travail). Alors, l’abondance relative de monnaie fait qu’elle se dévalorise. Les valeurs des marchandises et de la monnaie croissent et décroissent jusqu’à ce qu’ils s’ajustent. Les prix s’ajustent selon un mécanisme complexe où le travail joue le rôle du déterminant en dernier ressort en agissant à la fois sur la valeur des marchandises proposées sur le marché et sur la valeur propre de l’or et de l’argent qui en assurent l’échange.

image 1Pour Ricardo, l’économie est indifférente à la quantité de monnaie papier émise. Si trop de papier est émis, les prix nominaux vont monter. Il faudra une quantité supérieure de monnaie papier pour exprimer le prix de l’or, la quantité d’or restant inchangée. L’équilibre se rétablit par une égalisation des prix de l’or marchandise, de la valeur de l’or monnaie et de la valeur libératoire des billets de banque en circulation. La régulation se fait par le marché de la monnaie qui imite ou retrouve la détermination par les coûts de production. Ainsi, la production conserve toujours sa primauté, en particulier dans la détermination des taux d’intérêts, qui dépendent du taux de profit pouvant être réalisé. Ces dernières considérations nous autorisent à estimer que globalement les théories économiques initiées par Ricardo valident notre approche de la monnaie à partir du crédit. Elles en font apparaître les prémisses sous la forme de systèmes de validation des valeurs par des mécanismes de rétroaction sur les marchés. Cette approche se retrouve dans les théories monétaristes. Elle est largement admise par l’économie considérée comme scientifique. Rappelons toutefois que chacune de ces théories s’applique à la monnaie à un moment de son évolution et qu’aucune n’est définitive.

Cependant la description de Ricardo aboutit à un équilibre que l’histoire ne valide pas (ce point est corrigé par Marx dans un cadre plus large). Si on regarde l’histoire des émissions de monnaie fiduciaire, on constate une série récurrente de crises en 1848, 1870, 1914, 1926 et 1936 qui aboutissent à la non-convertibilité des billets en or. Les crise monétaires sont dues souvent au fait que la quantité de monnaie émise dépend de l’action d’un organisme émetteur extérieur aux relations économiques. En 1848, par exemple, la crise économique et politique contraint le gouvernement à proclamer le cours forcé des billets de banque et l’obligation de les accepter en paiement à l’égal des pièces métalliques. Le même mécanisme se répète en 1870. Il apparaît que les émissions monétaires pour financer les dépenses publiques ajoutent aux aléas des marchés monétaires. Ils sont un type d’émission qui ne correspond ni au schéma théorisé par Ricardo ni au schéma dont nous sommes partis. La nature de la monnaie est perturbée par des émissions de monnaie qui ne s’appuient pas sur le constat d’une valeur déjà là. Les déficits publics en sont un exemple. Nous avons constaté aussi qu’une émission monétaire peut se faire sans avoir à se valider sur le marché monétaire. C’est le cas des émissions qui ont abouties à la crise de 2007 qui, par le mécanisme de titrisation, trouvaient à se valider sur le marché financier et se présentaient sous la forme de « produits dérivés » qui ne permettaient plus d’évaluer les risques de non remboursement.

image 2Dans le fonctionnement de la monnaie, l’État et les marchés financiers interviennent d’une autre manière que les acteurs économiques. Ils sont des agents économiques qui, par leur action, brouillent la nature de la monnaie et influent fortement sur son pouvoir libératoire. L’État a le monopole d’émission de la monnaie et il est en charge de sa gestion. Il augmente ou diminue l’offre de monnaie en agissant sur les taux d’intérêt. Mais il est aussi demandeur de monnaie. En France un circuit monétaire spécifique gère la trésorerie de l’État et des collectivités locales : c’est le circuit du Trésor. Il fait les avances nécessaires aux dépenses continues de l’État comme le paiement du salaire des fonctionnaires ; ce faisant il crée de la monnaie. Dans cette opération, la monnaie créée n’a pas encore une nature essentiellement différente de celle émise par les banques commerciales. Mais l’État peut aussi recourir volontairement au déficit et choisir de financer ce déficit par la création monétaire. Il fait alors un pari sur l’avenir dont la rationalité est différente de celle de la création monétaire pour le financement de l’économie. Dans la zone euro, ce type de financement est en principe interdit par les statuts de la banque centrale. On a vu que l’ampleur de la crise l’a contrainte à passer outre à ses propres règles.

Mais la monnaie est surtout politique par les choix politiques fondamentaux opérés : dévaluation, accords monétaires, organisation des marchés et même création d’une nouvelle monnaie comme l’Euro. Toutes ces politiques ont une rationalité qui leur est propre mais qui n’est pas celle mise en œuvre dans les crédits à l’économie. Elles sont l’effet des tentatives plus ou moins conscientes d’adapter la monnaie aux nécessités du stade de développement du capitalisme. Elles font de la monnaie un instrument politique par le lequel un groupe politique assure sa domination sur les autres. Ainsi les politiques de dérèglementation des marchés de capitaux ont permis de renforcement la domination du secteur financier sur le reste de l’économie et sur l’ensemble des sociétés. Elles ont modifié profondément les rapports sociaux. Dans ces fonctions, la monnaie prend la forme du capital. Elle est ce en quoi s’exprime la puissance du capital. Elle est l’expression d’un rapport de domination de classe.

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Concluons : la nature de la monnaie est complexe. Elle est à la fois la constatation d’une valeur et le moyen par lequel les marchandises expriment leur valeur relative. Mais elle est aussi le support d’un rapport social entre créancier et débiteur et plus généralement d’un rapport de domination. Elle irrigue l’ensemble du corps social et peut devenir un support pour les relations sociales les plus diverses et les plus éloignées des relations économiques. Enfin, la monnaie est le vecteur et le moyen d’expression du capital et donc d’un rapport de domination de classe qui est au centre de toute l’organisation sociale. La monnaie est plus ou moins à la fois tout cela dans toutes ses formes. Mais ses formes (ses avatars) sont suffisamment diverses pour qu’on ne puisse pas la caractériser autrement que dans un moment de son histoire, dans une configuration économique spécifique. Elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était il y a un siècle et ne sera sans doute pas dans un siècle ce qu’elle est aujourd’hui.