Postmodernisme et droits de l’homme

image 1                Je qualifie de postmodernes ces philosophies du soupçon qui nourrissent un procès en légitimité contre les droits fondamentaux et les accusent d’eurocentrisme. Ces philosophies ont leur source dans le perspectivisme nietzschéen dont j’ai fait la critique dans mon article du mois de juin 2013 « Nietzsche et les droits de l’homme ». Ce perspectivisme est relayé par les heideggériens, notamment les déconstructionnistes : L’une de leurs armes est un relativisme culturel qui commence par la critique des idées de progrès et de civilisation et s’étend à la remise en cause de l’idée même de vérité (dont les bases seraient incertaines). Les droits de l’homme sont réputés ethnocentriques. On omet que leur Déclaration universelle a été adoptée par tous les États fondateurs d’une citoyenneté mondiale supérieure à tous les nationalismes. Ce thème culturaliste passe ainsi de l’extrême droit ethniciste à la gauche et à l’extrême gauche et fait l’ordinaire des études culturelles (cultural studies) et postcoloniales.

La critique postmoderne est dangereuse. Elle n’est que théorique mais n’en a pas moins des effets pratiques. Elle postule que l’idée de droits fondamentaux est constitutivement liée à la philosophie des Lumières et du sujet dont la pensée postmoderne fait le procès. Elle peut aboutir ainsi à une affirmation comme celle, attribuée à Horkheimer et Adorno, que les Lumières (la raison) ont certes rendu possible le progrès intellectuel, social et matériel affiché par la société occidentale moderne, mais que par un retournement contre elles-mêmes, elles sont à l’origine de cette régression vers la barbarie primitive qu’a connu l’Europe du vingtième siècle. Cette implication des Lumières dans le développement du fascisme et du nazisme est choquante. Elle est un paradoxe insoutenable.

Que la politique la plus folle et la plus criminelle ait sa part de rationalité, cela semble inévitable dès lors qu’elle réussit. Mais cette part de rationalité n’est pas « à l’origine » de cette politique, elle l’accompagne comme elle peut accompagner un délire paranoïaque. Il ne peut pas être contesté sérieusement que le nazisme et le fascisme ont voulu détruire les Lumières et ne leur doivent rien.  Rappelons que le théoricien nazi Rosenberg est venu à Paris en novembre 1940 prononcer une conférence publiée sous le titre « sang et or » et sous-titrée « règlement de comptes avec la révolution de 1789 », où il attaquait « la France raisonneuse » au nom « du mythe immémorial qui attaque de sa flamme à nouveau jaillissante le sens caché des millénaires », c’est-à-dire au nom du racisme (« Rassenseele »). Il ne se réclamait pas des Lumières, il voulait les détruire ! Contre le renversement insupportable, tenté par Adorno et Horkheimer,  Lukacs  voulut démontrer dans « la destruction de la raison [1]» que le « terrain de la philosophie » où le nazisme a trouvé ses précurseurs, et où il les a d’ailleurs revendiqués,  se trouve dans la pensée hostile au rationalisme (sous la forme de la pensée dialectique), particulièrement chez Schelling, Schopenhauer, Kierkegaard et surtout Nietzsche. En se fondant sur une analyse idéologique Lukacs a montré comment à partir de Schelling jusqu’à Heidegger[2], « la pensé allemande aurait subi un processus d’irrationalisation de plus en plus aigu et forcené, dont l’échéance nécessaire a été le triomphe de la démagogie nationale-socialiste ».

Le culturalisme qu’exploite la pensée postmoderne trouve l’une de ses sources dans l’opuscule signé par Claude Levi Strauss « race et histoire ». Il oublie que cet écrit est une brochure publiée par l’Unesco pour combattre le racisme et que c’est, de ce fait, un ouvrage polémique. Même si Claude Lévi-Strauss dépasse largement son sujet, il en respecte l’esprit. Il accumule les arguments contre toute espèce de hiérarchisation quitte à tomber dans l’excès inverse et à soutenir un relativisme qui ne résiste pas à l’examen. Il oppose  « faits biologiques » et « faits de culture » et prend acte de l’évolution des premiers démontrée par Darwin. Puis il passe aux seconds mais raisonne comme si l’idée d’évolution ne pouvait s’y penser que selon les mêmes schémas. Il peut donc écrire « pourtant une hache ne donne pas physiquement naissance à une hache, à la façon d’un animal ». Dire qu’une hache a évolué serait donc «une formule métaphorique, dépourvue de  rigueur scientifique ». Il fait ainsi totalement l’impasse sur l’innovation, sur sa transmission et sur l’éducation. Il élude le fait que ce qui évolue c’est la savoir humain que la hache incorpore et que rapporter l’évolution à la hache et non au savoir est juste une façon plus maladroite que métaphorique d’exprimer cela. Le choix de cette expression et l’oubli du sens qui l’accompagne permettent à Claude Lévi-Strauss de jeter le doute sur l’idée même d’évolution. Il peut donc écrire : « la notion d’évolution sociale ou culturelle n’apporte, tout au plus, qu’un procédé séduisant, mais dangereusement commode, de présentation des faits ». Le reste de l’ouvrage renforce cette idée d’un chapitre à l’autre et fonctionne selon le même procédé. Ainsi le passage du travail de l’os ou de la pierre à la poterie puis à la métallurgie est bien une évolution. Ce qui devrait autoriser l’affirmation que : « Ces formes successives s’ordonnent donc dans le sens d’une évolution et d’un progrès : les unes sont supérieures aux autres ». L’idée de progrès ne pourrait donc pas être récusée. La discuter « se réduirait à une exercice rhétorique ». Mais Claude Lévi-Strauss la récuse néanmoins de cette façon : « Et pourtant, il n’est pas si facile qu’on croit de les ordonner [les progrès] en une série régulière et continue ». On voit bien ici que de la même façon qu’il associait un schéma Darwinien à l’idée d’évolution, il associe cette fois à l’idée de progrès celle d’une évolution continue et régulière. Il lui suffit ensuite de montrer que les outils modernes peuvent être bien plus élémentaires que certains outils anciens pour réfuter cela et récuser l’idée de progrès. Il met ensuite en doute de la même façon l’idée du caractère cumulatif de l’histoire.

 image 2Le risque inhérent à une telle position apparait immédiatement : elle fait le lit du conservatisme et s’oppose à tout développement humain et partant au développement des droits humains et à leur extension à toutes les sociétés. L’idée de développement est vidée de tout contenu si on récuse celles d’évolution des cultures et de progrès des sociétés.  Le danger est de les jeter par-dessus bord par crainte des usages abusifs qui en sont faits alors qu’on dispose avec le « développement humain » d’un critère objectif d’évaluation. Le « développement humain » est une notion reconnue et consacrée internationalement : par le PNUD et par l’ONU (article 1 de la déclaration sur le droit au développement de l’Assemblée générale du 4 décembre 1986). Il est défini ainsi : « Le droit au développement est un droit inaliénable de l’Homme en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer à un développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés et de bénéficier de ce développement. » ou « Le principal objectif du développement humain est d’élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le développement plus démocratique et plus participatif. Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder aux revenus et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux décisions de la communauté et de jouir des libertés humaines, économiques et politiques ». Ainsi il suffit de donner à l’idée de développement un contenu clair pour qu’elle devienne irréfutable et exempte de relativisme.

La remise en cause des droits humains fondamentaux par le culturalisme postmoderne est insidieuse. Elle en sape les bases sans s’y affronter expressément. Cela à quelques exceptions près comme celle de Richard Rorty.

Rorty est l’un des philosophes classés comme postmodernes qui s’est prononcé sur la question des droits de l’homme. Il les considère comme une manifestation de la culture eurocentrique que caractérisent deux penchants « rationalité et sentimentalité ». Selon lui, les droits de l’homme seraient la rationalisation de l’aversion que ressent l’homme occidental pour certaines formes de violences jugées par sa culture contraires à l’idée qu’il se fait de ce qu’est un être humain. Les sentiments qui justifieraient l’attachement aux droits de l’homme ne seraient pas différents des sentiments de ceux qui les violent ouvertement. Ceux-ci considèrent que ceux sur qui ils exercent leur violence n’appartiennent pas véritablement à l’humanité, tout comme les tenants des droits de l’homme jugent que les comportements contraires aux droits de l’homme sont indignes d’êtres humains. Or, nous ne saurions pas définir ce qui est véritablement humain. Darwin aurait mis à mal tout ce que nous pensions savoir de nous-mêmes.  Il est par conséquent, selon Richard Rorty, inutile de vouloir le chercher car ce qui importe ce n’est pas qu’elle est notre nature mais « que voulons faire de nous-mêmes ».

image 3Cette position qu’on pourrait juger un peu facile ou même désinvolte dans ses équivalences insoutenables ne prend sens que si on la rapproche des thèmes essentiels de sa philosophie : Rorty est un descendant du pragmatisme américain de James et Dewey pour qui la vérité n’a pas l’importance qu’on lui accorde. Selon lui, il n’existe rien de tel que LA VERITE qui serait à découvrir. La prétention d’un discours à dévoiler la réalité est illusoire et les querelles entre réalistes et constructionnistes autour de cette prétention sont vaines. Le problème n’est pas de rendre vrai un énoncé mais de le justifier. Or, selon Rorty, la justification ne peut être que ce qui met d’accord les membres compétents d’un groupe ou d’une communauté. Faute de point de vue universel, il ne peut y avoir d’accord ultime ou de justification objective. Néanmoins, Rorty n’accepte pas de réduire le vrai à l’utile car ce qui est faux peut être utile.

Rorty prétend donc dissiper les illusions autour du mot « vrai ». Pour lui, dire qu’un énoncé est vrai, ce n’est rien de plus que de dire qu’on s’accorde avec ceux qui l’approuvent : c’est « lui donner une petite tape rhétorique dans le dos ». C’est aussi considérer qu’on peut s’y fier et qu’on pourra le défendre contre ceux qui voudraient le contrer[3].

                Que peut-on opposer à cela ? Prouver qu’une théorie rend parfaitement compte du réel est difficile : mais est-ce insurmontable ?[4] Faudrait-il renoncer à toute prétention au réalisme. Est-ce d’ailleurs seulement possible ? Je ne le pense pas : on ne peut pas se passer de la norme du vrai ; comment croire une chose sans croire qu’elle est vraie c’est-à-dire qu’elle dit quelque chose du monde. La notion de vérité joue un rôle central dans ce qui nous permet de communiquer.

Une justification est-elle toujours relative à un auditoire ? Ce qui est objectif n’est-il pas ce qui vaut pour tout auditoire ? Rorty dirait sans doute qu’il n’existe rien de tel que « tout auditoire ». Mais quand on dit qu’un discours est vrai objectivement, c’est qu’on argumente indépendamment de tout auditoire, pour aucun auditoire en particulier. On ne fait pas que proposer de changer un discours pour un autre (une interprétation pour une autre), on estime pouvoir clore toute discussion. Une saine méfiance contre les prétentions à dire le vrai est nécessaire et utile mais une méfiance généralisée n’est-elle pas pire que le mal ? Ceux qui se voudraient relativistes mais poussent soudain de hauts cris et s’indignent quand un ministre dit que « toutes les civilisations ne se valent pas » ne se dédisent-ils pas ? S’il n’y a pas de vérité, pourquoi y-aurait-il des propos intolérables qu’il faudrait unanimement rejeter ? Si la communauté à qui ces propos étaient adressés les approuvait, ils étaient vrais pour cette communauté tout autant qu’il est vrai que « toutes les civilisations se valent » puisque nous vivons avec des gens qui approuvent cette affirmation et sont prêts à la défendre. N’est-on pas contraint alors à faire un constant grand écart comme Michel Foucault qu’on entendait (selon Pascal Engel) expliquer en chaire au Collège de France dans les années 70 que la vérité n’était rien d’autre que l’instrument du pouvoir mais qu’on pouvait voir ensuite défiler dans la rue derrière une banderole réclamant « vérité et justice ».

Ne sommes-nous pas contraints de constater qu’il est des choses qu’on ne peut pas évacuer et les droits humains et l’idée de vérité sont de celles-là. Richard Rorty dénonce l’ « eurocentrisme » c’est-à-dire le relativisme des droits de l’homme, mais comment pourrait-il en être autrement dans le cadre d’une pensée où la vérité est elle-même relative ? Si la vérité est relative, cette relativité contamine l’ensemble des normes humaines. Cette contamination est inévitable dès lors qu’on ne peut pas s’extraire du processus historique dans lequel les droits sont apparus et où ils font sens pour se placer dans le cadre d’un développement de l’homme et des sociétés, de la connaissance et de la maitrise humaine sur la vie. Or on remarque que la pensée de Richard Rorty ignore l’histoire. Elle oppose relativisme et universalisme, alors que si on pense une chose comme les droits humains dans le cadre des processus historiques, on oppose relativisme et dialectique. C’est alors l’impossibilité de penser dialectiquement qui expliquerait pourquoi la philosophie de Rorty ne peut pas penser positivement quelque chose comme les droits humains.


[1] Georges Luckàs : La destruction de la raison – Editions Delga – 2006 (deux volumes)

[2] Cette dénonciation de Heidegger comme adversaire de la raison et des droits humains est pleinement confirmée par les travaux de JP Faye et Emmanuel Faye sur les ressorts cachés de sa métaphysique

[3] D’après : « A quoi bon la vérité » – Pascal Engel – Richard Rorty – Nouveau collège de philosophie Grasset – septembre 2005

[4] En fait la critique des conceptions qui remettent en cause la validité des sciences est facile à faire. Ces conceptions se focalisent toujours exclusivement sur la manière dont les sciences tirent des conclusions de données résultant de l’observation et non pas sur la manière dont ces données sont elles-mêmes obtenues (elles discutent par exemple de la validité logique de l’induction). Or, les données sur lesquelles travaillent les sciences, sont elles-mêmes le résultat du travail scientifique et non un point de départ pour lui. Les sciences ne sont pas une activité d’interprétation de données mais une entreprise coopérative à grande échelle pour concevoir des techniques de recherche productives de phénomènes interprétables. Ces techniques consistent en une activité coopérative intercalée entre les sens et les phénomènes, elles sont des moyens d’agir sur les objets extérieurs, de produire des effets pour mieux les connaitre et mieux les utiliser. Les informations acquises grâce à la pratique scientifique sont toujours obtenues et vérifiées dans un contexte de coopération – puisque les résultats auxquels parvient un individu doivent résister à la vérification des autres. Dans la plupart des cas, les techniques mises en œuvre pour cette vérification impliquent la coopération d’un grand nombre d’individus. Elles mettent en œuvre un savoir lui-même validé scientifiquement. Dans ces conditions, il semble raisonnable d’affirmer que pour autant qu’une information soit vérifiée, elle l’est par une activité sociale pratique, et uniquement grâce à elle. Dès lors qu’on prend en considération la totalité de l’activité sociale qu’est la science, (son activité de production des phénomènes, de mesure, d’interprétation et de vérification), on comprend que c’est l’ensemble de cette activité qui est le garant de la validité de ses productions et non un type particulier de procédure (ramené à la catégorie de « l’interprétation »).

Arendt et Agamben face aux droits de l’homme

image 1La critique que Hannah Arendt adresse aux Droits de l’homme repose sur une dérobade. Elle reprend la critique de Marx : les droits de l’homme promulgués en 1789 sont en réalités ceux du citoyen. Mais c’est pour la retourner en une attaque. Il ne s’agit pas pour elle de les compléter puisqu’elle ignore délibérément leur développement sous la forme de la déclaration universelle de 1948. Il s’agit de les révoquer en adoptant la posture de celle qui surenchérit, de les invalider en leur opposant deux situations  face auxquelles ils seraient impuissants : la situation de l’apatride et celle du déporté en camp de concentration.

Le cadre historique restreint qu’adopte Hannah Arendt lui permet d’affirmer que l’apatride, parce qu’il n’appartient à aucune communauté, n’a aucun droit. Sans doute, les apatrides n’avaient, avant la signature de la convention de 1951 sur les réfugiés et apatrides, que les droits très limités que leur reconnaissaient les législations nationales. Mais une telle législation existait dans tous les États de droit.  Cette carence relative du droit était un problème politique lié à la montée des extrêmes droites et de la xénophobie qu’elles diffusaient. Elle a certes eu des effets dramatiques dans la période historique que considère Hannah Arendt : période où le nombre de personnes dans la situation d’apatrides a augmenté rapidement en Europe du fait de la recomposition des États-nations (que Hannah Arendt diagnostique comme une disparition des États-nations). Cette situation a été corrigée dès le retour de la paix et l’était au moment où Hannah Arendt écrivait.

De même, la victime du système concentrationnaire se voit refuser tout droit par son bourreau. Elle est exclue de l’humanité, elle est un « sans droits » mais elle ne l’est que du point de vue de son bourreau mais certainement pas du point de vue des États signataires de la Déclaration des droits de l’homme de 1948. Il est vrai que les États-nations se sont trouvés, des années trente à 1945, dans l’incapacité de protéger les victimes du système génocidaire nazi mais elles n’en n’ont affirmé qu’avec plus de force le droit et les droits fondamentaux en condamnant leurs bourreaux. Hannah Arendt ne pouvait pas l’ignorer mais elle a préféré ne pas le voir pour légitimer une posture refondatrice.

image 2Elle veut aller au-delà des droits proclamés, dont elle estime qu’ils reposent sur une métaphysique qu’elle récuse, elle veut théoriser leur auto-fondation. Ce qui importe pour Hannah Arendt, ce ne sont pas des droits,  dont elle affirme qu’ils se sont avérés impuissants face au scandale de la négation de la personne humaine, mais le « droit d’avoir des droits ». Ce droit est celui de participer à une communauté politique agissante, celui d’avoir la « capacité politique ». Dans cette capacité politique se fondent à la fois les droits et la politique elle-même. Mais, il semble bien que la nécessité d’une refondation n’est que l’effet du postulat selon lequel les droits de l’homme sont en réalité ceux du citoyen, qu’ils ont  leur fondement dans l’État-nation et que cela devrait être dépassé.

Selon Hannah Arendt, les droits ne sont garantis à un homme que par son statut de citoyen et non par son appartenance au genre humain car, selon elle, seule la communauté politique est créatrice de droit. C’est oublier que ce dépassement, déjà présent dans l’esprit des constituants de 1789, est accompli par la déclaration de 1948 qui est d’emblée universelle et qui est aussi explicitement un acte politique. Les droits fondamentaux de 1948 sont garantis par les États signataires mais ils s’imposent à eux comme venant de l’humanité rassemblée dans l’organisation des nations unies. Ils sont mis en œuvre concrètement par des institutions supranationales : par l’instauration de tribunaux internationaux (en premier celui de Nuremberg) ; par la Cour Européenne des droits de l’homme, qui peut être saisie par toute victime de la violation des droits (après épuisement des voies de recours normales), qu’un apatride peut saisir ; par la Cour internationale de justice et le tribunal pénal international de La Haye qui peuvent se saisir eux-mêmes. Il y a donc bien, en matière de Droits Humains, un dépassement déjà effectif de l’État-nation. Il importe de donner à ce dépassement toute sa puissante effective mais c’est affaire d’action politique et non de remise en cause de l’acquis.

L’échec des Droits de l’Homme, dénoncé par Hannah Arendt, parait démenti par l’histoire. Ce n’est d’ailleurs, dans sa pensée, qu’un échec de principe, qui résulterait de leur abstraction. Selon elle, les droits de l’homme devraient être des droits à la singularité, des droits qui reconnaissent à chacun sa différence, car les hommes sont non seulement différents mais inégaux. Elle le dit expressément dans « Impérialisme » : « Les hommes sont inégaux en fonction de leur origine naturelle, de leurs organisations différentes et de leur destin historique ». Or, (c’est sa deuxième critique), les Droits de l’homme sont affirmés avec le plus de force dans les sociétés où l’uniformisation des conditions et des comportements est la plus forte. Dans ces sociétés, plus les hommes ont des droits, plus aussi pèse sur eux un appareil bureaucratique de plus en plus inquisiteur. Cette critique reprend celle que Tocqueville adressait à l’égalité. Mais, c’est une critique inopérante, puisqu’elle vaut aussi bien pour le droit en général. Il est vrai que dans les sociétés développées, l’arsenal juridique est proliférant et couvre l’ensemble des activités sociales ; tous les aspects de la vie humaine sont objet de politique. Cependant, cela atteint moins les droits fondamentaux, qui sont supranationaux, que le droit positif et surtout les nombreux règlements, statuts, codes, qui enserrent l’individu et lui prescrivent ses conduites. Les droits fondamentaux n’interviennent que là où il y a carence du droit. Ils sont plutôt une arme contre les excès législatifs comme le montre l’importance prise par les recours en inconstitutionnalité contre les lois nouvelles.

On trouve chez Agamben une idée semblable mais sous une forme à la fois plus subtile et plus atténuée. C’est celle de « vie nue ». La vie nue est celle de l’individu réduit à sa vie biologique, celle de l’homme dépourvu de tout droit. Elle évoque un état de nature mais qui serait un état d’abandon, de misère et de dépendance. C’est l’état d’un homme livré au pouvoir sans médiation, sans un statut juridique protecteur. La vie nue est la vie réduite au silence, c’est celle des réfugiés, des déportés ou des bannis. Elle est, selon Agamben, l’objet propre de la biopolitique mais aussi celle qui oppose au pouvoir « une biopolitique mineure », c’est-à-dire une lutte pour survivre menée sur le terrain de la biopolitique. Elle est alors la vie des drogués, des emprisonnés, du sans-papiers, du chômeur secouru mais forcé au travail gratuit, de tous ceux dont la vie privée est soumise à l’action publique et qui y résistent. Les pouvoirs contrôlent ces vies nues, les identifient, les immatriculent, les insèrent dans des statuts et des programmes tandis qu’elles luttent pour affirmer leur propre identité (et qu’Agamben leur propose une autre politique par la thématique de « la déprise de soi »).

Ce thème de la vie nue prend une autre dimension quand Agamben invite à lire à sa lumière la déclaration des droits de l’homme et du citoyen (celle de 1789 puisque lui aussi préfère ignorer les droits proclamés en 1948). Selon Hannah Arendt les droits proclamés en 1789 ne valaient que pour les citoyens ; ceux qui n’avaient pas la citoyenneté ne pouvaient pas les faire valoir. Selon Agamben, ces non citoyens, plus citoyens ou pas encore citoyens  peuvent être considérés comme « vie nue ». Les Droits de l’homme en font la matière qui leur permet d’avoir pour fonction la formation de l’État-nation. Ils font  que « la vie naturelle qui était dans l’Ancien Régime politiquement insignifiante et appartenait à Dieu comme vie de la créature […] émerge désormais au premier plan dans la structure de l’Etat, et devient le fondement terrestre de sa légitimité et de sa souveraineté ».

image 3L’article 1 de la déclaration est cité comme démonstration : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ».  Ce qu’Agamben interprète en disant « La vie naturelle….  s’efface immédiatement au profit de la figure du citoyen ». Ce qui se confirme aussi par le fait que l’étymologie de nation viendrait de naître. Avec la Déclaration des droits la vie naturelle « devient le porteur immédiat de la souveraineté ». « Le principe de naissance et le principe de souveraineté… s’unissent désormais irrévocablement dans le corps du « sujet souverain » ». Cela aurait inauguré la vocation biopolitique de l’État moderne dont le fondement est «la vie nue ».

La critique faite ici aux droits de l’homme est très singulière et oblique. Elle oublie que si l’article 1 mentionne la naissance ce n’est pas comme fait biologique mais pour renverser les droits attachés à la naissance privilégiée, c’est pour supprimer le droit de naissance noble au profit d’un droit pour tous. Les droits ne transforment pas la « vie nue » en citoyenneté mais une société où l’on appartient à un ordre en une société où chacun est également citoyen. En outre, la critique d’Agamben considère implicitement, dans la lignée de Foucault, que la biopolitique est une politique de contrôle et de dressage des corps. Ainsi le fascisme et le nazisme sont désignés comme « deux mouvements biopolitique dans le sens propre du terme » et la citoyenneté est considérée comme liée au droit du sol et du sang (rapproché du Blud und Boden de l’idéologue nazi Rosenberg). Tout ceci omet tout l’aspect protecteur et progressiste donc démocratique des politiques de santé et d’éducation et le fait que le droit du sol ouvre la citoyenneté plutôt qu’elle exclue (et n’a rien à voir avec le racisme nazi).

Agamben ne fait dans tout cela aucun procès explicite des droits de l’homme. Il affirme seulement que la limitation de leur application (par exemple par le cens) est inscrite dans leur origine et lié à « leur signification biopolitique ». Ils se trouvent ainsi renversé en un principe d’exclusion. La citoyenneté se définit alors par exclusion, d’où les flots de réfugiés entre les deux guerres. Ce qui signe l’échec des Droits comme celui de la SDN « et plus tard de l’ONU ». La discrimination est présentée comme un processus qui rend  à la vie naturelle (à une vie nue) ceux qui sont victimes. Le renversement qui est ici opéré se fait entièrement au détriment de l’idée de Droits. La conclusion rejoint directement celle d’Hannah Arendt : « Il convient de séparer définitivement le concept de réfugié (et la figure de la vie qu’il représente) du concept des droits de l’homme, et de prendre au sérieux la thèse d’Arendt qui lie le sort des droits de l’homme à celui de l’État-nation moderne, de sorte que le déclin et la crise de celui-ci impliquent nécessairement l’obsolescence de ceux-là ».

Les droits fondamentaux sont déclarés obsolescents alors même qu’ils se développent. Ils sont déclarés liés aux États-nations, alors qu’ils s’universalisent. Ils sont ainsi laissés aux puissances qui en font l’objet de leur rhétorique. La position d’Agamben appelle sur ce plan les mêmes critiques que celle d’Hannah Arendt. Sous l’aspect d’une exigence supérieure se cache le renoncement.