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Epilogue

Cet article sera le dernier de notre série consacrée à la question des droits humains. Cette série a connu quatre saisons.

La première saison, qui regroupe tous les articles classés dans la catégorie « droits de l’homme » a fait le constat que les droits fondamentaux se développent, qu’ils sont invoqués de plus en plus largement et qu’ils entrent dans le droit positif. Mais ces droits n’ont cessés d’être combattus, le plus souvent de façon oblique : soit que leur extension soit ignorée et leurs limites par là même dénoncées (ce qui permet à toutes sortes de pensées « mieux disantes » de se faire valoir), soit que leur fondement soit considéré comme ne pouvant être que celui que leur assignait le droit naturel et la métaphysique classique (ce dont triomphe facilement une philosophie exclusivement critique). Mais toutes ces critiques échouent sur le constat que les droits fondamentaux sont plus que jamais l’expression d’une aspiration à l’émancipation venue de la multitude de ceux qui souffrent.

     La deuxième saison a pris acte de l’échec de la critique. Elle va de l’article du 6 février à celui du 15 mars 2014. Elle a consisté en un retour au questionnement de base par une lecture de « la question juive » de Karl Marx. Elle a balayé les obstacles à la compréhension du problème en écartant la question de la religion, celle de la propriété et celle de de la politique pour dégager la question de l’homme. Elle a abouti à un renversement : il ne s’agit plus de rechercher ce qui dans les droits de l’homme justifie leur universalisme mais ce qui dans l’homme fait qu’il se proclame des droits. L’entreprise est alors de refonder, plutôt de fonder véritablement les droits de l’homme. Fonder reçoit ici un sens nouveau : « démontrer que la proclamation des droits de l’homme, et le développement des droits fondamentaux, ne sont pas un fait contingent de l’histoire, que les droits de l’homme ne sont pas le produit d’une initiative historique heureuse mais qu’ils sont une donnée nécessaire du développement humain, qu’ils répondent à une nécessité qui ne pouvait pas manquer de se concrétiser d’une façon ou d’une autre quand le stade de développement des sociétés les rendaient nécessaires, ceci pour la raison qu’ils sont inscrits dans l’essence même de l’homme, c’est-à-dire qu’ils sont relatifs à ce qui fait que l’homme est homme ».

    La troisième saison a entrepris ce travail de refondation en posant la question de l’homme. Elle va de l’article du 18 mars à celui du 31 mars 2014. Elle a consisté en un commentaire de la VIème thèse sur Feuerbach de Karl Marx. A l’issue de ce commentaire, la question de la logique des rapports sociaux a été dégagée. Rapports sociaux/essence humaine et droits fondamentaux sont apparus comme ontologiquement liés en une trialectique, en un tout organique dont le développement appelait l’émergence de la notion de droit et l’expression des aspirations humaines et le l’essence humaine sous la forme de la proclamation d’une dignité consacrée par des droits : les droits fondamentaux.

    La quatrième et dernière saison va de l’article du 23 avril à celui du 4 mai. Elle a montré que le fait d’avoir une histoire appartient à l’essence humaine, que celle-ci est la forme de développement conquise par l’humanité grâce à l’effet réversif de la sélection naturelle propre à l’homme (sélection des instincts sociaux). Les hommes ont conquis une liberté qui se manifeste dans l’histoire. Cette liberté s’exerce pour autant que l’homme ait conscience de ses droits. D’où la conclusion sous la forme d’un appel aux intellectuels pour qu’ils fassent leur devoir pour favoriser ce développement humain.

Nous pouvons à partir de cela reprendre tout ce que nous avons établi. Nos analyses montrent que la conscience sociale est un phénomène complexe. Le niveau de conscience sociale de la classe travailleuse, et partant sa capacité à faire valeur les droits qu’elle estime devoir être les siens, dépend du moment historique et de l’état des rapports sociaux. Il n’y a pas de fatalité historique et il y a un espace ouvert pour l’émancipation humaine. Mais la liberté humaine n’est pourtant effective que lorsque la conscience sociale est élevée. Celle-ci dépend d’un grand nombre de facteurs. Les premiers et les plus fondamentaux sont ceux qui décident de la réalité des rapports sociaux et par là de la vie des hommes et de comment ils la comprennent. Car ce sont les rapports sociaux dans lesquels ils vivent qui font des hommes ce qu’ils sont. Au niveau de l’histoire, c’est leur vie qui façonne leur conscience. Dans le cadre de l’histoire, l’homme est un être en devenir et les droits fondamentaux sont l’expression de l’essence humaine se réalisant dans le processus sans fin de l’histoire. L’essence humaine est l’ensemble des rapports sociaux ; elle n’est pas une abstraction ou une chose donnée mais elle se développe et s’enrichit. Ceci est à comprendre dans le cadre d’une pensée dialectique, donc comme processus et comme évolution. (Penser dialectiquement, c’est penser en termes de rapports, de devenir et de système). La forme des rapports sociaux dépend du degré de développement de la société et du mode de production qui y domine. Les rapports sociaux de production sont les plus fondamentaux et sont le cadre global des autres rapports sociaux (de classe, de sexe, d’ethnies ou de racisation etc.). Ils sont directement déterminés par le mode de production ; et celui-ci, dans les sociétés de classes, a pour fondement la forme de la propriété. Par conséquent, dans une société de classes, la question de la propriété est toujours une question fondamentale.

    Plus les rapports sociaux sont antagoniques et inégalitaires plus ils induisent une tension dans la vie des hommes qui se traduit par une aspiration à une autre vie. Dans les sociétés traditionnelles cette aspiration prend la forme de la religion. C’est la religion qui, en premier lieu, à la fois organise les rapports sociaux et règle les mœurs, structure le temps et l’espace, et dans le même mouvement exprime l’aspiration humaine à une autre forme de vie. Avec le développement du capitalisme et la domination de la bourgeoisie, le rôle social de la religion diminue et celui du droit s’affirme. Les rapports sociaux se règlent alors par le droit. Il s’en suit que les hommes expriment leurs aspirations en s’affirmant des droits, d’abord politiques, puis de plus en plus sociaux. Dans une première étape de leur développement, les droits sont proclamés et posés comme idéal puis, dans le cadre des luttes sociales, ils se développent. A la sortie de la deuxième guerre mondiale, après la défaite du nazisme et du fascisme, ils ont été proclamés universellement. Ils sont plus concrets, plus directement liés à la vie. Ils concernent plus de domaines et continuent à se développer, se diversifier, se préciser, et à entrer dans le droit positif.

Mais la poursuite du processus de développement des droits fondamentaux n’est possible que dans la mesure où leur exigence est maintenue. Elle n’est réelle que s’ils sont pris en charge dans le cadre des luttes sociales et politiques. Ce processus dépend principalement du niveau de conscience de la classe travailleuse. Cette conscience est toujours fragile et vacillante car elle est liée à un ensemble complexe de contraintes qui pèsent sur les individus. Elle dépend de leur accès à l’éducation et à l’ensemble des richesses disponibles. Dans l’immédiat du moment historique elle est fortement liée à l’action de minorités créatrices et agissantes, à la fois dans le sein de la classe travailleuse et dans la partie de la population la plus éduquée. C’est pourquoi les intellectuels ont sur elle une influence importante et qu’ils ont pour devoir de ne pas s’en tenir à une critique paralysante qui désarme les classes populaires. Ils doivent comprendre la nature des droits fondamentaux et travailler à les promouvoir. S’ils ne sont pas les gardiens de la conscience sociale des classes populaires, ils sont la couche sociale vouée à l’enrichissement de toutes les formes de médiation de l’Humain à l’Humain.

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Mais ne fermons pas trop vite cette série. Les histoires qu’on raconte ont un dénouement, l’histoire qu’on fait, l’histoire humaine, n’en a pas et ne peut pas en avoir. Comment l’humanité pourrait-elle achever sa recherche d’accomplissement et de vie meilleure ? Le dépassement de la conflictualité des rapports sociaux ne peut être conçu que comme un idéal vers lequel tendre. Ce dépassement ne pourra jamais être une tâche achevée car il ne parait pas possible d’envisager concrètement une société qui s’organiserait sans introduire de division en son sein. Comment concevoir une société d’individus sur lesquels elle ne ferait peser aucune contrainte ? Comment concevoir une humanité qui aurait achevé le travail d’accumulation des savoirs sur le monde et sur elle-même et les aurait mis totalement à la portée de chacun de ses membres ? La libération des potentialités de chaque individu humain ne peut se faire que dans les limites indépassables d’une vie humaine vécue dans un monde nécessairement limité. Il ne faut pas parler de fin de l’histoire mais, comme Marx, de fin de la préhistoire de l’existence humaine. Cette fin de la préhistoire humaine sera le moment où l’individu ne sera plus écrasé par les contraintes sociales : l’individu sera libre car un renversement se sera opéré et la société sera devenue « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Ne pèseront alors sur les hommes que des contraintes qu’ils pourront comprendre et seront obligés d’accepter : des contraintes biologiques, naturelles et écologiques.

Cependant, on ne peut pas concevoir le passage à une autre société sans un moment complexe d’inversion de la domination et par conséquent de renforcement de certains rapports sociaux. Enfin, il n’est pas concevable qu’une humanité comptant six milliards d’individus, ou plus, se transforme en une communauté fondée exclusivement sur des relations personnelles entre individus. La lutte pour l’abolition du capitalisme ne peut pas aboutir à une société mondiale sans élite ni clivages. Les choix concernant l’humanité toute entière, ou même des ensembles plus étroits, ne peuvent être faits que sous la forme d’une démocratie représentative et certainement pas d’une démocratie directe mondiale (quelques soient les potentialités des nouvelles technologies). Ajoutons à ces raisons qu’il n’est pas souhaitable que disparaisse la diversité des cultures, des formes artistiques, des langues et des talents. La libération individuelle ne peut pas aboutir à l’uniformisation.

La suppression des rapports sociaux de classe fondés sur la propriété n’est pas la suppression de toute forme de rapports sociaux. Elle est un véritable saut historique consistant en un dépassement des conflictualités les plus aigües et les plus clivantes qui restituera à l’homme la maitrise de son essence. L’apaisement des conflictualités de classes est la condition pour que soient possible des rapports d’émulation, apaisés et égalitaires qui réaliseront pratiquement les droits fondamentaux mais elle laissera subsister au moins une division de l’humanité qui était déjà présente avant son apparition : la différence des sexes.

Une nouvelle série peut donc déjà s’annoncer : elle aura pour objet le rapport social de sexe, son histoire, ses spécificités, son devenir.

 

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