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Qu’est-ce que la littérature ? (3)

image 1Le concept de monde est aussi difficile à définir que celui d’altérité. Comme celui-ci, plus même que celui-ci, c’est un concept premier (ou comme le dit le vocabulaire Lalande au sujet de l’altérité : un des concepts fondamentaux de la pensée). Ceci pour la raison qu’on ne peut situer le monde dans un genre d’objets puisque tout objet se situe en lui. La difficulté se contourne généralement en énumérant les composantes du monde. On distingue alors le monde sensible du monde intelligible ou le monde extérieur du monde intérieur (pensé, ressenti, imaginé). Un philosophe comme Popper croit être original en distinguant trois mondes : celui des choses matérielles, celui de la conscience interne et celui de la noosphère. Ce dernier monde n’est que l’objectivation des produits de la conscience humaine c’est-à-dire le monde signifiant. Récemment un philosophe allemand (Markus Gabriel) a pu soutenir que le monde n’existe pas. Ce qui semble simplement signifier que la totalisation du monde, aussi bien dans la pensée que dans l’expérience, est impossible. La pensée comme l’expérience n’atteignent qu’une image ou une reconstruction du monde qui n’en existe pas moins ou plutôt, selon Markus Gabriel, qui existe au sens étymologique du mot en ce qu’il sort d’un arrière fond, qu’il se manifeste. Chaque science se taille un territoire dans le monde, aucune ne fait la synthèse de ces territoires. Cela a longtemps été la prétention de la philosophie mais toujours mise en échec.

Encore une fois, la littérature ne s’embarrasse pas de ces difficultés. Pour elle, le monde quelle que soit la manière dont on en énumère les composantes n’est rien d’autre que l’ensemble des réalités à différents moments du temps ; c’est donc l’ensemble des choses, relevant des différents ordres de réalité (avérées aussi bien qu’imaginaires), qui existent ou pourraient exister dans le présent, qui ont existé ou auraient pu exister dans le passé ou qui existeront ou pourront exister dans le futur. C’est donc, en fait, la totalité de ce à quoi la pensée, l’expérience, ou un texte peuvent se référer, y compris ce qu’il déclare inexistant ou ce que le lecteur admet implicitement comme inexistant.

La pension Vauquier, décrite par Balzac dans « le père Goriot », est, dans ce sens, une chose du monde. Non pas parce qu’il pourrait se trouver un vestige de cette pension, rue Tournefort (anciennement rue Neuve Ste Geneviève), à Paris, mais parce que c’est Balzac qui en a fait un objet du monde. De même l’aiguille creuse à Etretat, que nous pouvons photographier, est une chose du monde, comme Arsène Lupin qui était censée l’habiter dans le roman de Maurice Leblanc.

Ces deux exemples montrent une chose fondamentale : c’est que la littérature apporte des choses nouvelles dans le monde ; cela en fait un mode de rapport  particulier au monde. Cette capacité n’annule pas les nécessités d’être aussi rapport spécifique au langage et à l’altérité. Elle ne vaut que si elle se combine à ces rapports. Ainsi, il arrive qu’un texte de fiction, mal rédigé et impersonnel, mais habilement conçu, qu’on devrait se refuser pour cela à considérer comme véritablement littéraire, envahisse les rayons livres des commerces et impose ses personnages et son monde à l’imaginaire collectif. La différence entre ce type d’ouvrage et la littérature la plus reconnue ne situe pas dans la capacité à inventer mais dans la force de l’invention, dans le plaisir suscité à enrichir et à exercer notre imaginaire, donc dans ce rapport particulier au monde qu’est l’imagination.

Nous avions cité « le seigneur des anneaux » de Tolkien comme un texte maladroit, mais on voit qu’il se rachète par l’ampleur, la richesse et l’exubérance de son imaginaire. Tolkien n’a inventé ni les nains, ni les hobbits, les elfes ou les orques. Il se nourrit des mythologies les plus diverses pourtant il les combine en un tableau puissant d’une indéniable valeur (comme le prouve la transcription réussie au cinéma grâce à un scénario habile). Dans ce sens, il appartient à la littérature. La même chose a été dite de l’œuvre de Mary Shelley : « Frankestein est notoire pour l’indigence de sa dimension stylistique ; il est pourtant reconnu comme un chef d’œuvre malgré cette relative pauvreté verbale » (1)

image 3La force d’invention, qui caractérise la création littéraire, n’est pas seulement la capacité à concevoir des personnages ou des situations fantastiques. Elle peut être un instrument de connaissance et parfois même d’action sur le réel. Ses créations doivent plus à l’imagination qu’à l’intelligence mais elles permettent néanmoins d’atteindre le réel en le transposant, en le reconstruisant sur des bases nouvelles qui font mieux apparaitre celles qui nous sont trop familières pour que nous les percevions vraiment. La littérature est ainsi un instrument de connaissance très particulier car elle peut agir sur le monde sans en être un reflet véridique. Jean-Jacques Lecercle et Ronald Shusterman le disent dans l’emprise des signes : « la littérature, instrument de connaissance du monde de la réalité, n’a pas besoin de refléter celui-ci directement, ce qui est par principe impossible, mais en le déformant, en le reconstruisant, en se déployant dans ses interstices, en suivant ses lignes de fuite, bref en y faisant surgir des problèmes ».

La création littéraire peut tester des hypothèses de vie ou de monde (2). Elle est alors le laboratoire d’une autre réalité à l’aune de laquelle le monde réel (souvent le monde social) est analysé et pesé. Elle permet d’avoir accès à d’autres cultures et d’autres façons de penser et d’agir. Elle est aussi un outil de compréhension psychologique, d’analyse des sentiments et des comportements. La littérature aiguise notre capacité à comprendre les situations du monde réel, par le biais de l’invention d’un monde fictif, ou en évoquant des sociétés disparues ou lointaines. Le texte littéraire n’offre pas seulement un monde à notre imagination, il nous dit ou plutôt nous suggère comment vivre, comment voir le monde, et parfois comment il faudrait le changer. En cela la littérature est proche de la philosophie. Elle est aussi toujours politique (dans un sens très large). Un texte littéraire n’est jamais, et ne peut pas, être politiquement neutre. Il l’est au moins par ce qu’il élude, par cette part de réalité qu’il efface ou met de côté. Ainsi Marcel Proust croit être réaliste, et l’est partiellement, dans la vérité et la profondeur psychologique de ses personnages. Il décrit, analyse et nous fait découvrir le monde de la bourgeoisie et de l’aristocratie rentières de la fin du 19ème siècle et leur évolution dans le premier quart du 20ème siècle, mais il omet toujours l’origine des fortunes et leur forme effective. Il se marque politiquement par cet angle mort de son réalisme.

La littérature est en effet aussi rapport à un monde de valeurs. Elle illustre, promeut ou propose des valeurs mais le plus souvent sans le déclarer, sans prise de position explicite ; et cela, bien souvent alors même que l’auteur croit se dégager de tout souci moral ou politique. Ces valeurs sont le plus souvent critiques, en rupture avec celles qui sont admises. En effet, la littérature se défie de l’œcuménisme et de l’irénisme. Jean-Jacques Lecercle soutient même qu’elle est, par essence, agonistique. Pourtant la littérature explicitement agonistique, comme la littérature de parti, ou celle inspirée par un souci de messianisme religieux, survit mal au combat idéologique qui l’a suscitée (on le lit plus guère, par exemple, « le génie du christianisme » de Chateaubriand). Le lien de la littérature aux valeurs est donc paradoxalement d’autant plus fort et efficace qu’il s’ignore. C’est un rapport masqué.

image 2Le rapport de la littérature aux valeurs est généralement médiatisé, mis en scène et dilué dans le texte à travers les situations, les personnes et le style même. Paul Bénichou le démontre dans « morales du grand siècle » par l’analyse des écrivains du XVIIème siècle. Il les envisage sous l’angle de la morale qu’ils proposent et de la conception de la nature humaine qui s’y trouve engagée : confiance en l’homme et idéal aristocratique avec Corneille, défiance et pessimisme moral chez Racine (influence du Jansénisme), morale mondaine chez Molière. Paul Bénichou dénonce les contresens faits sur les valeurs à l’œuvre dans le théâtre de Molière (sur son caractère bourgeois). Il démontre que nous abordons les œuvres littéraires avec nos propres valeurs et qu’une œuvre littéraire véritable est toujours vivante quand nous pouvons avoir un rapport actif, pouvant aller jusqu’au contresens, avec les valeurs et le monde qu’elle nous propose. Paradoxalement, une œuvre littéraire est d’autant plus riche qu’elle permet plus de contresens. Ainsi nous ne lisons pas en légitimistes la critique de la bourgeoisie louis-philipparde dans la comédie humaine de Balzac ; notre lecture est plutôt celle de Marx. Nous ne lisons pas Jules Verne en scientistes ou Cervantès pour nous déshabituer des romans de chevalerie.

La capacité de la littérature à enrichir notre rapport au monde, sa capacité à nous ancrer dans le monde, n’appartient pas seulement à la littérature moderne. Nous savons que dans la Grèce archaïque la récitation de la geste Homérique n’était pas un divertissement mais un acte social important. Elle réaffirmait le lien social en disant aux hommes ce qu’ils étaient, d’où ils venaient et comment ils devaient se conduire. La tragédie avait aussi une fonction civique suffisamment importante pour que tous les membres de la Cité y soient conviés quelle que soit leur condition. Ce n’est qu’avec la modernité que s’est développée une littérature se voulant purement récréative.

Ainsi, la littérature est un moyen d’accès au social, au politique, à l’existentiel et également au monde psychologique (celui des sentiments, de l’imagination, des idées différentes) ; ce qui lui permet d’être à la fois rapport au monde, à l’altérité et au langage.

***

La littérature est un rapport très riche au langage, à l’altérité et au monde. S’il fallait caractériser ce rapport d’un mot ce serait : « actif ». Le texte littéraire travaille la langue, il nous permet de rompre notre solipsisme et d’atteindre l’altérité, il enrichit notre monde et met en question nos valeurs. La lecture n’est jamais une activité passive et le lecteur le plus absorbé dans la lecture, le plus solitaire, celui qui se livre tout entier à ce « vice impuni » est le plus actif. Il se soustrait au monde pour mieux aller à sa rencontre et à celle de l’autre.

1 – Jean-Jacques Lecercle Ronald Shusterman : l’emprise des signes – page 70 :
2 – Jean-Paul Sartre : « qu’est-ce que la littérature » : « Ecrire, c’est donc à la fois dévoiler le monde et le proposer comme tâche à la générosité du lecteur ».

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