La pensée en Chine ancienne

image 2Que les arts picturaux, comme la peinture et la calligraphie, puissent avoir un fond commun avec un art martial comme le t’ai chi chuan, voilà qui devrait surprendre un occidental et lui faire entrevoir combien le mode de pensée de la Chine ancienne et ses paradigmes sont éloignés des nôtres. On peut saisir ainsi la singularité de nos propres modes de pensée en les confrontant à ce qui en est le plus éloigné. Il apparait alors que penser n’est pas une opération simple, mais que c’est une disposition acquise et modelée selon les époques et les civilisations.

Effectivement, il suffit d’ouvrir un classique des arts picturaux comme « propos sur la peinture du moine citrouille amère » et un livre présentant le t’ai chi chuan comme « les treize traités de Maitre Cheng » écrit par Cheng Man Ch’ing (qui a popularisé cette discipline aux États Unis), pour mettre en évidence un fond commun de représentations, des références communes et un vocabulaire commun qui nous sont largement étrangers.

Les deux auteurs que nous avons choisis pourraient se situer aux antipodes. Le diffuseur du t’ai chi chuan aux États-Unis, nommé Cheng Man Ch’ing, est certes un chinois traditionaliste. Mais il s’est réfugié à Taïwan en 1949 puis a immigré aux USA. Il a été député dans son pays et a poursuivi, semble-t-il, un but politique en imaginant le T’ai chi chuan comme un élément essentiel de la mobilisation de l’armée taïwanaise contre la Chine communiste. Émigré aux États-Unis, il s’adresse à un public complètement étranger à sa civilisation et écrit dans une langue empruntée et pour une autre culture.

Il est séparé de l’auteur des « propos sur la peinture du moine citrouille amère » par des siècles et il vit dans une société très différente. Ce dernier, connu sous le nom de Shitao (1642 1707), est un chinois du 17ème siècle, né après l’effondrement de la dynastie Ming. Il est le seul survivant d’une famille aristocratique éliminée lors de la guerre civile. Il a passé son enfance, et une partie de sa vie, caché dans différents monastères bouddhiques et s’est initié aux arts traditionnels. Il est à la fois poète et peintre. Il a écrit sous un pseudonyme un traité de peinture à l’usage des lettrés où il développe une haute conception du geste de peindre. Il est d’abord un artiste à la fois peintre et poète mais aussi c’est un esprit ouvert, un théoricien de l’art. François Cheng en parle ainsi : « il saura su, au long d’une vie placée sous le signe de la création, prendre en charge le meilleur légué par la tradition et, dans le même temps, ouvrir la voie à la ‘modernité’ dont il tient à fixer lui-même par écrit les objectifs ».

Mais si l’auteur des treize traités vit dans le monde moderne, son art est ancien et propre à la civilisation chinoise traditionnelle. Il serait vain de vouloir en préciser l’origine. Au mieux, on peut fixer quelques jalons passant par l’école de Shao-Lin puis par le moine taoïste Chang San-fong à la fin de la dynastie Song au 13ème siècle. Pour le situer on dire que c’est un art martial chinois traditionnel d’inspiration taoïste, mais qu’il se veut aussi un art de vivre, un tao. C’est donc un art mais dans le sens large du mot. Les pratiquants disent qu’il appartient au « groupe des styles internes » c’est-à-dire aux arts martiaux où le geste manifeste la concentration mentale et le calme intérieur. Ils attribuent les qualités esthétiques, la grâce et le naturel, des postures et des mouvements de combat du t’ai chi chuan à cette détente interne qui trouve sa source dans une philosophie d’origine taoïste.

Ainsi, nous avons deux textes très éloignés l’un de l’autre par leur objet, mais qui appartiennent à la culture traditionnelle chinoise et qui manifestent un mode de pensée dont un occidental ressent tout de suite la singularité.

Dans la culture chinoise, le geste du peintre et celui du combattant ont en commun, par de-là leurs techniques propres, d’être des manifestations de l’esprit. Le fond culturel, le mode de pensée, qui les unit est bien plus profond et primordial que ce qui les oppose. Il s’agit ici de faire apparaitre leur unité profonde car il y plus de similitudes qu’il n’y a de différences dans la description du geste de peindre et celui de combattre. Le fond philosophique est commun, quoique plus abstrait pour la peinture et teinté d’images venant de l’alchimie pour le T’ai Chi Chuan. Le vocabulaire théorique est commun mais la peinture use volontiers de termes marquant la vivacité et l’agressivité alors que l’art de combattre se présente comme l’expression de la non-violence et du renoncement. Ainsi, un fond commun à toute la culture chinoise se manifeste dans les disciplines les plus éloignées, comme nous apparaitrait le fond commun d’aristotélisme de la culture européenne si nous n’en étions pas imprégnés jusqu’à ne plus le voir.

Il faut cependant s’assurer que les similitudes qui nous apparaissent sont réelles et qu’elles ne sont pas l’effet d’un procédé utilisé par l’auteur moderne sur le t’ai chi chuan pour se donner un vernis d’ancienneté et de traditionalisme dont le seul but serait de flatter le goût pour l’exotisme de son public occidental. Nous lirons donc les deux traités en parallèle sans nous abstenir d’esprit critique. Le traité de Shitao nous donnera une mesure de l’authenticité. La légitimité des similitudes et des écarts relevés dans traité moderne de t’ai chi chuan devront être appréciés.

Les deux traités commencent en évoquant l’idée d’unité et d’indétermination. On lit dans le traité d’esthétique « l’unique trait de pinceau est l’origine de toutes choses, la racine de tous les phénomènes » tandis que le maître d’art martial commence en écrivant que « la philosophie chinoise définit le T’ai Chi comme l’unité à l’origine du Yin et du Yang ». Il ancre cette idée dans la tradition en commençant son deuxième traité par : « le nom de ‘T’ai chi’ provient du livre de mutations. Il apparaît également dans les écrits taoïstes et les premiers Traités Classiques de médecine traditionnelle chinoise. On peut découvrir en tout lieu et en toute circonstance les principes théoriques du T’ai Chi et leurs applications ».

Les deux auteurs insistent sur l’idée d’une unité originelle, d’un enracinement des choses dans une indistinction primordiale. Cette idée d’indistinction primordiale peut se naturaliser si on la rapporte aux paysages que la peinture chinoise aime à représenter ou aux montagnes dans lesquelles Shitao a vécu le début de sa vie ; montagnes que François Cheng décrit ainsi : « une végétation tenace de pins s’accroche aux rochers, tandis que les brumes en perpétuel mouvement transforment les éléments de la création en autant d’apparitions, rappelant au marcheur solitaire l’omniprésence du vide primordial ». Cette idée d’indistinction n’est pas tout à fait étrangère à la tradition occidentale. On peut la rapprocher des conceptions des présocratiques. Ainsi, d’après le philosophe que nous connaissons comme le pseudo-Plutarque, Anaximandre aurait dit que « l’Illimité est la cause universelle de toute génération et de toute corruption, dont sont discriminés les cieux et généralement tous les mondes ». La différence est qu’en occident, cette idée n’a jamais quitté le champ de la métaphysique et qu’elle est restée inféconde dans les arts.

La conception chinoise du primordial appartient au fond commun du bouddhisme et du taoïsme. Elle renvoie à la fois aux notions de Yin et de Yang et à celle de vide.

Le yin et le yang peuvent se comprendre comme les principes à la fois opposés et complémentaires du masculin et du féminin. Le vide, comme principe positif, est plus difficile à appréhender pour la pensée occidentale. François Cheng lui consacre un traité mais ne le définit pas. Il en indique l’importance dans toutes les pratiques traditionnelles. Il écrit : « le Vide se présente comme un pivot dans le fonctionnement du système de la pensée chinoise. Il est en quelque sorte ‘incontournable’, pour peu que l’on veuille observer la manière dont les chinois ont conçu l’univers. Outre le contenu philosophico religieux qu’il implique, il régit par ailleurs le mécanisme de tout un ensemble de pratiques signifiantes : peinture, poésie, musique, théâtre ; et de pratiques relevant du domaine physiologique : la représentation du corps humain, la gymnastique dite t’ai-ch-chi’uan, l’acupunture, etc. Il n’est pas jusqu’à l’art militaire et l’art culinaire où il ne joue un rôle fondamental ». Le philosophe François Jullien reprend la même idée dans La propension des choses – page 129 : « une même représentation est au cœur de toutes ces pratiques [calligraphie, peinture, poésie, boxe], celle d’une énergie originelle en même temps qu’universelle, dont le principe est binaire (les fameux yin et yang) et l’interaction sans césure (comme dans le grand Procès cosmique) »

image 1Pour le moine Citrouille amère l’unité primordiale du yin et du yang, connotée à l’idée de vide est, au chapitre I de son traité, celle de « suprême simplicité ». Elle contient l’idée d’une pure virtualité, contenant tous les possibles. L’image concrète évoquée par le caractère qui la désigne est celle d’un bloc de bois brut, d’une matière première que l’on va tailler. On trouve la même conception chez Guo Ruoxu, un peintre du 11ème siècle, dans ses « notes sur ce que j’ai vu et entendu en peinture ». Il écrit que, selon la tradition chinoise, « l’origine de l’écriture – et donc de la peinture- remonte à l’origine du monde, c’est-à-dire à l’Origine Absolue, au chaos primordial ».

Le maître de T’ai Chi Chuan, quant à lui, rapporte l’indétermination primitive au Yi king (le livre des mutations). Il indique de façon lapidaire que « le T’ai chi engendre le Liang I, les deux forces originelles, c’est-à-dire le Yin et le Yang ». Il se réfère à la philosophie chinoise d’inspiration taoïste telle qu’on peut la trouver chez Chao Yong (11ème siècle) et qui s’exprime ainsi : « l’être premier duquel est issu tout ce qui est, c’est le Tao, c’est le Faîte Suprême (TAI CHI), c’est le Faîte Auguste, noms d’emprunt, car l’être primordial est indéfinissable, innommable, ineffable ».

Certaines présentations du T’ai Chi Chuan surchargent cette idée en la rapportant au corps humain. Ainsi un traité intitulé « tai chi chuan, la danse des ondes » évoque l’unité primordiale sous l’image du fœtus dans le ventre de la mère. La naissance devient alors une dissociation et une dispersion du souffle qu’il s’agit de  ramener à son foyer par la pratique de la « méditation en mouvement » du t’ai chi chan.

Au total donc, la même idée ou la même inspiration se retrouvent à la base de la description du geste de peindre et celui de combattre. Mais chez un peintre et un lettré comme Shitoa, elle est présentée avec sobriété et sous une forme abstraite qui peut la faire convenir aussi bien à une conception taoïste qu’à une philosophie bouddhiste. Dans la tradition du maitre de T’ai Chi Chuan, elle apparaît plus chargée de représentations mythiques et d’ « alchimie intérieure ».

Mais cette idée n’est pas seulement un hommage rendu aux conceptions traditionnelles de la religion et de la philosophie, elle féconde toute la pratique. Elle a des implications dans les représentations des actes du peintre ou du combattant.

Chez Shitao, nous retrouvons les notions d’unité primordiale au chapitre 7 de son traité de peinture dans la description de « l’union du pinceau et de l’encre ». L’union du pinceau et de l’encre reconstitue le chaos initial « la fusion indistincte du yin et du yang » chacune retrouvant dans la peinture sa nature propre. Au chapitre XVII, il est dit : « L’encre peut faire s’épanouir les formes des monts et des fleuves ; le pinceau peut déterminer leurs lignes de force ».

L’encre est l’élément passif et le pinceau l’élément dynamique. Leur union est préalable à l’acte de peindre. Tremper le pinceau dans l’encre, c’est alors comme refaire l’unité primordiale, mêler le yin et le yang pour ensuite, avec le pinceau principe actif, laisser s’exprimer l’encre principe passif. Le geste créateur du peintre est un retour à l’origine ; il ne peut pas être séparé du principe qui préside à la création de l’univers ; il en est le renouvellement. Par cette représentation, le peintre se voit comme l’intercesseur d’un univers qui est en continuelle formation. Shitao exprime cela ainsi : « les monts et les fleuves me chargent de parler pour eux ».

Guao Ruoxu décrit la préparation mentale à la peinture dans des termes semblables : « le premier stade de l’apprentissage débute par la concentration, la méditation. L’élève commence par se ‘pénétrer de quiétude’ (rujing), il se concentre sur un point précis, quel qu’il soit afin de s’en pénétrer ». Il ajoute, « cette préparation psychologique est indispensable, puisque c’est de l’esprit que va surgir la matière, tant en peinture qu’en calligraphie. L’esprit doit être libre de toute pensée, ‘détaché’ ou ‘détendu’ »

La réalisation d’une peinture exige que le peintre se mette dans un état d’esprit confiant, non avide de résultat, et avec une certaine distance, par rapport à ses soucis habituels. Ce ne sont pas la réflexion et l’analyse qui préparent à l’exécution d’un œuvre, ni l’investigation fiévreuse, encore moins la transe. Cela semble plutôt la capacité à avoir un esprit clair, souple, lucide et disponible qui ne se laisse pas troubler. « Il ne faut pas peindre de manière mécanique ; il faut éviter la raideur et la mollesse, il ne faut pas être pesant ni maladroit, il faut se garder des liaisons indues, ne pas disloquer les éléments de la composition, ni perdre la cohérence fondamentale de l’ensemble ».

Le T’ai Chi Chuan s’inspire de la même pensée mais en la surchargeant de représentations alchimiques. Ainsi, la première posture du T’ai Chi Chuan est décrite comme la répétition de la situation originelle. Selon maître Cheng Man Ch’ing la première posture de la forme du T’ai Chi Chuan « représente le T’ai Chi avant sa séparation en Yin et Yang ». Elle consiste à avoir le corps complètement décontracté et naturel et comme connecté du sacrum au sommet de la tête. Le sommet de la tête étant comme suspendu.

Le premier acte de la pratique du T’ai Chi Chuan comme le premier acte de l’acte de peindre est d’unir les éléments. Pour Cheng Man Ch’ing, le premier degré du T’ai Chi Chuan est la descente du Ch’i dans le tan t’ien. Ce qu’il assimile au « renforcement de l’abdomen » prescrit par le Tao Teh Ching quand il dit au livre III : « C’est pourquoi, lorsque le saint homme gouverne, il vide son cœur, il remplit son ventre (son intérieur), il affaiblit sa volonté, et il fortifie ses os ». Le tan t’ien est, selon la médecine chinoise, le point interne de l’abdomen qui se trouve à « un pouce et trois dixièmes au-dessous du nombril ». Il est comparé à un fourneau où l’esprit et le Ch’i entrent en ébullition pour être guidés ensuite par les mouvements du corps. Cheng Man Ch’ing le décrit ainsi dans son deuxième traité : « descendre le ch’i dans le tan t’ien c’est comme mettre de l’air chaud dans un pot en argile. Cela dissipe l’air froid et humide Si le ch’i reste lié à l’esprit, c’est comme allumer un feu sous le pot en argile et faire bouillir l’eau. Celle-ci se transforme en vapeur » ou encore « quand le ch’i et l’esprit sont réunis dans le tan t’ien, non seulement l’eau, mais aussi la semence est transformée en Ch’i ». On trouve une conception semblable dans la tradition tantrique, en particulier dans le yoga kundalinî qui consiste en la montée d’une force rassemblée dans l’abdomen puis descendue dans le sacrum et remontée par la colonne vertébrale jusqu’au sommet du crâne où elle provoque « l’éveil ».

Cependant, le professeur Cheng Man Ch’ing paraît craindre que ces considérations alchimiques, qui peuvent séduire une partie de ses lecteurs, puissent rebuter les esprits les plus rationalistes. Il essaie de les atténuer en faisant état d’une confirmation scientifique de ses allégations. Selon lui, les scientifiques auraient découvert dans l’abdomen humain « une structure en forme de poche » qui serait plus épaisse chez les athlètes.

La même image, parente des représentations alchimiques, est ainsi évoquée pour décrire la concentration du pratiquant de T’ai chi chuan et comment l’encre est absorbée par le pinceau comme dans un petit réservoir d’où elle va se répandre, guidée par l’esprit, au cours de l’exécution de la peinture. La tenue du pinceau et son immersion dans l’encre sont complètement chargés d’imagination susceptible de mettre le peintre dans la disposition nécessaire à l’exécution de l’œuvre.

image 3Toutefois, cette idée est beaucoup plus développée en T’ai Chi Chuan car elle se double de la pensée d’une deuxième zone chargée d’énergie. Cheng Man Ch’ing en parle en termes poétiques dans son livre d’entretiens. Il écrit : « le second Trésor est le ‘Puits Bouillonnant’ ou ‘Source Jaillissante’, un point situé au milieu de la plante du pied, légèrement au-dessous de la partie antérieure…..la compréhension du Puits Bouillonnant mène à ‘notre unité avec le sol’. La puissance, au T’ai Chi, est l’expression de l’énergie du corps entier unifiée avec celle de la terre. Bien que cette énergie soit douce – seule la douceur peut développer l’unité – elle a la puissance de la masse qui l’intègre, comme les gouttelettes d’eau individuelles d’un raz-de-marée». Le traité « tai chi chuan, la danse des ondes » va encore plus loin et évoque un troisième centre qu’il appelle le tan tien supérieur de la tête ou « précieux chaudron ». Ainsi, selon les auteurs et les sources la même idée se charge de représentations toujours plus appuyées mais qui n’atteignent pas, précisément à cause de leur surcharge, l’efficacité des représentations du poète Shitao.

Shitao concentre toute la puissance évocatrice et toute la force poétique de ces images en une seule formule elliptique « l’unique trait de pinceau » dont son traité déploie toute la richesse. Pour comprendre cette formule, il faut d’abord la ramener à son sens initial : le trait de pinceau constitue le premier exercice de l’enfant qui apprend à écrire ou du novice qui apprend à peindre mais, selon le commentaire de Pierre Ryckmans « il constitue aussi l’ultime pierre de touche de la maîtrise d’un peintre et d’un calligraphe accompli ; point de départ de la peinture et de la calligraphie, il finit par rassembler en lui toutes les difficultés et tous les secrets des deux disciplines ». Le balbutiement de la technique en est en même temps le mot de la fin. Le maître se reconnaît à son trait ou plutôt à la qualité spirituelle de son trait. S’exprime aussi de cette façon, à la fois l’extrême exigence de l’art, mais aussi sa volonté de se séparer du travail artisan. Ce que le peintre lettré manifeste par son trait de pinceau, c’est sa qualité spirituelle, qualité qu’il dénie au travail de l’artisan.

La même revendication à atteindre une qualité spirituelle s’exprime chez le maître de T’ai Chi Chuan. Ainsi Cheng Man Ch’ing dit que la détente corporelle et mentale de la première posture du T’ai Chi est la plus difficile et qu’aucune progression n’est possible si elle est négligée. Cette première posture devient alors une « posture de vie ». Il pense en retrouver la prescription dans le Tao Teh Ching dont il donne la traduction suivante : « c’est pourquoi le Sage se gouverne en détendant son esprit, en renforçant l’abdomen, en adoucissant sa volonté, en fortifiant les os ». La difficulté ultime des deux disciplines se trouve toute entière concentrée dans leur premier geste.

C’est dans l’évocation de la charge spirituelle du geste que l’analogie est la plus féconde et pour nous la plus paradoxale. Le geste qui découle des préparations du peintre et du combattant est toujours un geste inspiré. Il porte en lui une charge de représentations, d’imagination, qui le conditionne. Mais cette représentation commune aboutit à un renversement : le combattant est artiste et l’artiste est combattant.

Dans son cinquième traité de T’ai Chi Chuan, Cheng Man Ch’ing décrit le mouvement du pratiquant comme « nager sur la terre ». Il déploie tout un imaginaire dans lequel l’air est vu comme une eau bénéfique. Il associe l’eau véritable à l’idée de transmission de germes et à la crainte de la noyade tandis qu’il dit que « l’air n’est pas plein ». C’est dans un liquide plus pur et plus subtil que l’eau que le pratiquant peut laisser aller son geste et déployer ses mouvements. Maitre Cheng écrit : « quand on fait les mouvements du T’ai Chi Chuan, on peut les sentir comme ceux d’une nage dans l’eau ». Un des exercices assez commun en T’ai Chi Chuan consiste effectivement à se concentrer pour sentir l’air sur ses membres pendant l’exécution de la « Forme ». Ainsi Maître Cheng écrit : « il faut, en mouvant les bras, laisser les paumes aller contre le vent, en ayant la sensation que l’air est de l’eau. Après de grands progrès, on peut sentir l’air plus lourd non seulement que l’eau, mais que l’acier ». Mais cela reste une vision de l’extérieur, même si elle est chargée de fantasme. Le geste n’est véritablement compris que de l’intérieur. Il exprime alors la coïncidence la plus parfaite entre l’exécution d’un mouvement et l’émission par le cœur de sa représentation imagée. Quand le corps répond à la pensée, que l’esprit guide le ch’i, le geste se fait jaillissant, spontané, vivant. A ce niveau, le pratiquant est dans un état de vacuité. Ce n’est plus lui qui exécute les mouvements, c’est l’unité primordiale qui se déploie en lui.

Shitao, pour la peinture, exprime une idée semblable mais de façon beaucoup plus sobre et en mobilisant des notions issues du bouddhisme. C’est l’objet de son chapitre quatre, intitulé « vénérer la réceptivité ». Il écrit : « en ce qui concerne la réceptivité et la connaissance, c’est la réceptivité qui précède, et la connaissance qui suit ; la réceptivité qui serait postérieure à la connaissance ne serait pas la véritable réceptivité ». Le peintre n’est donc pas celui qui copie la nature, qui en connaît chaque détail et sait le reproduire. Son activité n’est pas d’imiter la Création, mais de reproduire l’acte même par lequel la Nature crée. Le geste de peindre rejoint celui de la création de l’univers. Le peintre est en communication avec la nature et en état de réceptivité. Le concept de réceptivité provient de la philosophie bouddhique. Il désigne « la manière dont l’esprit entre en contact avec l’univers extérieur et le perçoit ». François Jullien reprend la même idée dans « la propension des choses » : il fait du dépassement de l’imitation un acquis historique de l’art chinois : « On sait que l’histoire de l’esthétique chinoise, considérée dans son ensemble, est celle d’une évolution conduisant de l’intérêt premier, et primaire, porté à la ressemblance extérieure, au dépassement de cette représentation simplement ‘formelle’ de la réalité ». Le premier chapitre des « propos sur la peinture » disait cela sous la formule : « la peinture émane de l’intellect ». Cette formule se comprend mieux si on a à l’esprit que le traducteur, Pierre Rychmans, corrige sa traduction en précisant que le mot qu’il a traduit par « intellect » à défaut d’un mot plus adéquat, signifie littéralement « cœur » mais sans la résonance affective qu’il pourrait avoir. Il désigne donc plutôt les forces spirituelles et intellectuelles

Les similitudes dans les représentations et dans la préparation mentale devraient se retrouver dans le discours sur l’exécution de l’œuvre ou sur l’engagement du combat. Nous les retrouvons effectivement dans le vocabulaire employé pour décrire le geste technique. Il y a, en particulier, une analogie dans le relâchement des mains dans le T’ai Chi Chuan et dans la peinture. Pour le T’ai Chi Chuan, lorsque le poing est fermé, il n’est ferme qu’à l’extérieur. A l’intérieur, il est relâché. Quand la main est ouverte, elle reste souple sans résistance. On utilise traditionnellement l’expression « main de la belle femme ». De même en peinture et en calligraphie chinoise, la tenue du pinceau exige une fermeté extérieure alliée à la plus grande souplesse du poignet et des doigts qui dirigent le pinceau. Le parallèle se retrouve dans sa forme inverse dans la description du pinceau sous la forme du bras. Ainsi dans « souffle-esprit » François Cheng cite l’artiste du 11ème siècle Ching Hao : « le pinceau comprend quatre composantes : le chin [muscle], le joue [la chair], et le ch’i [souffle] ».

Comme en miroir, dans la description de la bonne exécution des mouvements du pinceau, Shitao emprunte son vocabulaire et ses images à la lutte. « Les finales du pinceau doivent être tranchées, et les attaques incisives. Il faut être également habile aux formes circulaires ou angulaires, droites et courbes, ascendantes et descendantes ; le pinceau va à gauche, à droite, en relief, en creux, brusque et résolu, il s’interrompt abruptement, il s’allonge en oblique, tantôt comme l’eau, il dévale vers les profondeurs, tantôt il jaillit en hauteur comme la flamme, et tout cela avec naturel et sans forcer le moins du monde ». Le vocabulaire, le style sont ceux qui auraient convenus à la description d’un jeu d’escrime. Cela n’est pas exceptionnel et François Cheng le démontre en évoquant « le célèbre rouleau intitulé Dix mille points méchants (musée de Zuzhou » : « une virtuosité inouïe, [qui] mélange avec ivresse cent sortes de traits qui tous fouaillent le paysage avec une ardeur ennemie d’un quelconque frein, en violant amoureusement l’intimité, en épousant au sens premier du mot la moindre forme ». Cette violence du geste a pour but de retrouver et d’exprimer les lignes de forces qui traversent l’objet représenté, d’un paysage. Car « peindre, en Chine, c’est tenter de retrouver, à travers la figuration d’un paysage, le tracé, élémentaire et continu, de la pulsation cosmique ».

image 4La peinture est un combat et le combat est un art ! C’est là sans doute ce qui pourrait paraître le plus paradoxal. Les descriptions du combat au T’ai Chi Chuan vont à l’inverse de ce qu’on aurait attendu. Il n’est question ni d’attaque, ni de trait ou de coup. Le maître mot est à l’inverse : « investir dans la perte ». Le maître Cheng Man Ch’ing l’explique ainsi, (et on peut observer que son vocabulaire est à l’opposé du registre guerrier) : « un des principes fondamentaux du Tai Chi Chuan est de renoncer à soi-même pour suivre les autres. Entendu ordinairement, céder et suivre les autres signifie qu’on va souffrir de la perte». Ou encore : « en écoutant les attaques portées par les autres, non seulement sans résister mais encore sans essayer d’y parer ». Il codifie cette attitude intérieure sous la forme des « trois absences de crainte » : absence de crainte devant la douleur, absence de crainte de la perte, absence de crainte devant la férocité.

Nous n’essaierons de pas clarifier ce paradoxe d’un combattant qui se met en position de perdre. Nous observons seulement que le pinceau de l’artiste est actif et conquérant tandis que le combattant se laisse guider, qu’il est réceptif et même passif. Ce n’est pas le moindre paradoxe que toutes les similitudes que nous avons observées entre le geste du peintre et sa préparation mentale et celles du combattant, aboutissent dans l’accomplissement de l’œuvre ou dans le combat à deux opposés ou même à un échange des dispositions. Le paradoxe est complet quand on voit le combattant revendiquer avec insistance « la sagesse » alors que l’artiste se réclame de la folie. Ainsi François Cheng cite Shitao : « Jadis, le peintre Gu Kaizhi atteignit, dit-on à la triple perfection. J’atteins quant à moi à la triple folie fou moi-même, fou mon langage, folle ma peinture. Je cherche cependant la voie : ah, accéder à la pure folie ! ». Nous voilà au point où la pensée chinoise parait devoir nous rester à jamais étrangère. Un art et une lutte se nourrissent à la même source mais l’art se veut combat et folie tandis que la lutte se veut la sagesse même parce qu’elle « investit dans la perte » ! Tous nos paradigmes et nos modes de pensée sont bousculés !

Bibliographie :
– Les treize traités de Maître Cheng : professeur Cheng Man Chi’ing – le courrier du livre 1998
– Les propos sur la peinture du Moine Citrouille-Amère : Shitao – traduction Pierre Ryckmans Plon – 2008
– Un grand maître de Tai Chi parle : Professeur Cheng Man-Ch’ing – le courrier du livre 1998
– Tai Chi Chuan la danse des ondes – Maloine 1977
– Tai Chi Chuan harmonie du corps de l’esprit : James Kou FFTCC 1979
– Shitao : François Cheng
– Un sage est sans idée : François Jullien – Editions du Seuil – 1998
– La propension des choses : François Jullien – Editions du Seuil – 2003