L’exposition Pierre Bonnard au Musée d’Orsay est à visiter, pourvu qu’on supporte la foule des béats. Pour attirer ce public innombrable, Bonnard est parfait. Il est si on peut dire de la bonne période (né en 1867 – mort en 1947), il est en rupture avec l’impressionnisme ou le symbolisme mais juste ce qu’il faut. Loin des révolutions picturales comme le cubisme, le fauvisme ou le futurisme, loin des grands mouvements de pensée comme le surréalisme.
Sa première manière s’inspire à la fois de Gauguin et de l’estampe japonaise. Il tient de Gauguin le goût et l’art de faire se rencontrer les taches ou les aplats de couleurs vives et de l’estampe japonaise à la fois les thèmes, les supports (comme les paravents) et la composition qui élimine la profondeur mais tisse un réseau de lignes et de courbes. Sa peinture est décorative. Elle ne semble se recommander d’une école (le nabi) que parce qu’un peintre qui se respecte (et qui veut être respecté) se devait à cette époque d’appartenir à une école – c’était le gage sans doute d’une réflexion esthétique.
Mais au fond Bonnard n’a jamais été un théoricien et immédiatement après sa période Nabi, cela se voit. Selon la présentation faite par l’exposition, il se serait rapproché d’Alfred Jarry et de la pataphysique mais cela sans en faire trop. L’humour chez lui est mesuré. Il passe inaperçu pour des yeux non avertis. Il se traduit selon le commentaire par la présence d’éléments incongrus et la présence d’objets ou de formes non identifiées. Ce genre d’humour n’est vraiment pas dérangeant. Il ne vise rien et ne trouble personne.
Cet humour est d’ailleurs vite abandonné et le peintre se replie sur des sujets intimes – loin, dit le commentaire des théories et des sujets pompeux. Ses tableaux présentent des intérieurs tout à fait dans le style de l’époque (nous sommes à ce qu’on a appelé la Belle Époque). Les tables sont couvertes de nappes aux couleurs chaudes, éclairées soit par un soleil généreux mais indirect, soit par la lampe à pétrole. On y voit des tartes, une vaisselle décorée comme devaient en avoir toutes les familles un peu aisées. Les personnages sont en retrait, dans l’ombre, leurs traits (leur visage surtout), leur silhouette sont flous. Le commentaire parle d’impression d’enfermement, d’univers oppressant. Cela parait bien excessif pour des scènes d’une vie de famille à la fois simple et aisée. J’y ai vu surtout, mais je suis connu pour être mauvaise langue, une difficulté à peintre les visages, les mains et les chevelures.
Il est remarquable que la quasi-totalité des tableaux sont construits de telle façon que les sujets sont soit de biais, soit partiellement dans la pénombre, ou bien la tête penchée de telle manière que leur visage reste flou : leurs traits sont inexpressifs. Les autoportraits de Bonnard ne font pas exception. D’un de ceux-ci un commentaire dit qu’il fait voir un visage soucieux, angoissé ou tourmenté. Mais cela a-t-il été voulu ? Cela parait bien incertain ; il semble bien plutôt que ce soit accidentel, que ce soit l’effet d’une saisie trop approximative des traits. Un autre est appelé « le boxeur »; il allie des bruns tirant sur le jaune doré avec le brun foncé tirant sur le rouge d’un visage laissé dans l’ombre. Si le jeu de couleur est intéressant, le portrait lui-même n’exprime rien d’identifiable.
Il est remarquable aussi, qu’aucun des modèles de Bonnard ne semble vieillir, alors qu’il a peint sa compagne Marthe sur plus de trente ans. C’est toujours, dans toutes les situations, la même femme jeune, menue, à la poitrine bombée, à la peau claire et pleine de vie. Elle est toujours à sa toilette. Si j’en crois la biographie du peintre, il semble que cela ait été réellement une de ses occupations favorites.
Une série de tableaux représente Marthe à sa baignoire. Là aussi le commentaire me semble en faire beaucoup pour donner à ce sujet une certaine profondeur. On apprend que lorsque le peintre a épousé sa compagne, en août 1926, sa maitresse s’est suicidée –elle se serait noyée. Les scènes de bain, pourtant bien bourgeoises, illuminées par la lumière d’été, auraient quelques rapports avec cette tragédie.
Ce qui frappe chez Bonnard, bien au contraire, c’est combien il semble avoir été étranger à toute préoccupation qu’elle soit personnelle ou sociale. Sa vie ne semble avoir été qu’une suite de villégiatures – à la campagne, dans le midi – au Cannet, à Grasse, à Saint-Tropez. Voilà un homme qui a vécu une des périodes les plus sombres : une enfance dans la région parisienne juste après la commune, dans une France vaincue et amputée. Il a connu la guerre 14, la montée et la victoire du fascisme et du nazisme, la révolution d’octobre, le front populaire, la guerre du Rif, la guerre d’Espagne. Mais rien de cela ne semble l’avoir concerné. Il n’y a dans sa peinture aucune trace du temps, ni du temps dans son passage (avec le vieillissement), ni du temps avec ses événements (ses tragédies). Rien n’a dérangé son hédonisme petit bourgeois. C’est à tel point qu’en sortant de là je me disais : quel petit homme ! Quelle pauvre imagination. En voilà un qui cherche l’Arcadie au fond de son jardin, un aux lendemains qui chantent domestiques !Il manie admirablement les couleurs (les bleus et les roses), il sait à la perfection composer ses tableaux, mais il n’a rien à communiquer, rien à partager sinon son goût du farniente.
J’avais entendu à la radio, de la bouche du commissaire de l’exposition, que Bonnard était sans doute un des peintres les plus importants du 20ème siècle, peut-être l’égal pour l’inventivité de Picasso. Après la visite, je peux dire : non, vraiment ! C’est un peintre agréable, facile et qui ne dérange pas. Il a fait de jolis tableaux, des tableaux qui décorent bien, qui ne peuvent que plaire. Mais ne lui prêtons pas plus que cela.